samedi 5 septembre 2015

Claudine Dupeyron. L'envol.

La conciergerie Gounod


             


                 A l’origine, ce furent des coquillages, des os, du bois. Puis les métaux qui permirent de les assembler, de les façonner. Les colliers apparurent sans doute, au milieu d’autres bijoux, entre tant de  totems des mythologies anciennes quand  les objets propitiatoires renvoyaient aux codes tribaux, esthétiques et sociaux. Tout en s’inscrivant entre l’imaginaire et le réel, leur force symboliques préludait à l’apparition d’une identité, a l’expression du sentiment individuel en même temps que, peu à peu,  se dissociaient sculpture et orfèvrerie.

         Claudine Dupeyron ne renoue pas avec ce fond archaïque mais en explore plutôt les cheminements par son retour à ce moment  où l’objet balbutie encore avec cette nature dominatrice qui le porte et le façonne. Non plus en amont du primitif mais en aval des matières charriées par la mer, érodées par le temps. Ainsi dessine-t-elle autant qu’elle les sculpte, les contours d’une géographie humaine quand les corps seraient en attente de ces parures pour en devenir le socle: des sculptures donc, des battements d’ailes mêlés aux flux telluriques, des sédiments échoués, des déchets de mémoire…

              C’est la nature qui accomplit ici son travail par la force des éléments. Le feu, l’éclatement des minéraux, l’écrasement, la fusion, les agglomérats, la dislocation d’où surgissent des traces incertaines qui préfigurent cette métamorphose à laquelle l’artiste les soumet. Car les matières, désormais fondues, broyées, malaxées, élimées, sont assemblées, liées, tendues pour former ces formes hybrides qui se déploient  dans l’espace, magiquement aérés par les boucles des chaines des colliers et les grilles -les griffes? - d’une  ferraille statuaire. Surgissent alors d’improbables sertissures pour des pendentifs venus de nulle part quand l’écho des origines s’échoue sur ce  travail minutieux, quand chaque pièce parvient à trouver sa propre dynamique.

         Il y a ici le geste chamanique de cet après, de cet instant d‘après l‘écho. Quand l’artiste recompose le temps dans un rêve démiurge. Des broches, des agrafes apparaissent et la couleur s’extrait de la matière, des attaches de fer ou de cuir; elles seraient aussi bien l’adjonction pour un corps que l’extension de celui-ci. Cicatrices ou séduction. Scarification pour un rituel qui, ici, laisse le corps en suspension. Mais on devine que le corps, en creux, en est bien l’espace, la finalité.
         Dans cette œuvre circule un étrange réseau de fibres indistincts, traversé d’une électricité mystérieuse: Se parer d’un bijou c’est aussi s’emparer d’un signe et quand celui-ci devient un objet d’art c’est le geste même de la création qui s'expose. 




lundi 29 juin 2015

Armand Scholtès, "Installation"

             

Galerie des Ponchettes, Nice



                    Ce ne sont que des restes, des fragments arrachés à la terre et à la mer. Comme préludes pour une histoire lointaine qui se joua dans  l’éclatement des roches , tout là-haut, en amont des siècles jusqu‘aux galets échoués sur notre temps. Préludes aussi à ces arbres amputés emportés par les flots au gré des millénaires jusqu‘à maintenant.
                Dans cette installation d’Armand Scholtès, tout semble cloisonné, scientifiquement, comme des échantillons étalés  sur une table d’autopsie. Ils parlent d’une autre vie, de la sève des arbres et du fracas des torrents. Mais ces galets, ces bois flottés, rehaussés de traits rudes, incertains et de couleurs hésitantes , échappent à la mort quand l’artiste parvient à  leur donner les signes d’une autre existence, inédite, dont nous serions le miroir : une nature humanisée, la réconciliation entre l‘homme et les éléments.
                 Dans les flots tumultueux de tous ces millénaires, il faut lire le polissage des pierres comme si celles-ci étaient destinées à la main, à son creux, à la tactilité rugueuse, âpre, à sa destinée d’arme , d’outil ou de bijou. Ce travail est aussi bien celui de la nature que le résultat du geste de l’artisan. Préhension, poings serrés, paume ouverte.  Là se loge le pire et le meilleur de l’homme comme pour ces bois réduits à des ossements secs et crayeux qui supplient l’hommage d’un ultime rituel car, de  ces débris d’alluvions charriés par la violence originelle et la promesse du chaos, qui saurait dire ce qu’il en est de l’humain ou du paradis des choses?
                Le temps se fige ici. Armand Scholtès ne le ressuscitera pas, il lui rendra hommage à travers un cérémonial de signes . C’est un musée qui se construit, une mémoire pour ces pierres parées, ces bois poreux aux peintures de guerre comme défi au temps. C’est la création  de l’artiste qui confie cela, dans cet interstice improbable de l’humain et d’un temps éternel. Toute la nature réside là, dans cette béance où, justement, l’art doit s’engouffrer.
               Les traits hasardeux restent incisifs, les couleurs hésitent entre effacement et violence pour cette aventure initiatique puisqu’il s’agit bien ici d’un commencement: Ces épaves retrouvent leur dignité. Ces objets migrants sont promis à une vie nouvelle…
              Quand l’art, aujourd’hui comme hier, demeure le langage d’un instant d’humanité! Histoire de temps et d’espace, grand remuement tellurique dans lequel l’humain ne survit que par ses signes tellement lointains dans l’histoire qu’il se les donne aussi pour horizon.
              Echoués au terme de leur Odyssée, les amas desséchés, les vestiges pétrifiés  racontent cette histoire de la Méditerranée. Elle est encore et toujours, celle des hommes d’aujourd’hui. Armand Scholtès les pare de ce langage secret et de ces scarifications magiques  pour l’éternité.
              La Méditerranée pour dernier rivage.




lundi 15 juin 2015

Martin Miguel, "Au fil du fer et du cordeau."

     Galerie Depardieu, Nice

               


                              Dans l’interstice entre peinture et bas-relief, les œuvres de Martin Miguel se déploient dans la puissance du matériau. Aux lisières de la géologie et d’une vie organique  assoupie, le plus souvent  figées contre le mur, tout à la fois concrétions minérales et fossiles d’une vie  organique, elles vibrent comme dans l’attente d’une éruption à venir.

                         L’épaisseur du ciment accentue la force de ce fond tellurique  qui bouillonne en sourdine tandis que, au terme d’une fusion incandescente, matière et couleur explosent. Noces monstrueuses de l’espace et du temps lorsque l’artiste exhibe ces viscères  de maçonnerie lisses ou tavelées de marbrures comme témoignages  d’un feu originel.  Et au bord de ces magmas de ciment, la couleur s’intensifie jusqu'à  son apothéose. Faite de pigments pris  dans un agglomérat de colle et de sciure de bois affronté à une chaleur extrême, elle se libère de sa gangue dans un jaillissement glorieux.

                         Les blocs de ciment ourlés de couleur sont traversés par le fer à béton. Celui-ci  organise l’ensemble, tente une géométrie. C’est une artère prise dans la masse et c’est d’elle que fuse le sang qui couve. Ce fer  est aussi cette tige qui blesse le matériau devenu cicatrice ; il est une ligne qui conduit ce fil où la matière s’électrise, bave ses secrétions, renaît à la vie par la magie de l’art.


                         Que d’humilité cependant pour une œuvre « au fil de fer et du cordeau » ! Les gestes du maçon et de l’artisan s’effacent, comme en retrait  devant la puissance de la matière convoquée. Cette matière qui vient à nous comme une balle tirée sur notre regard.






samedi 13 juin 2015

Céline Martin, Antoine Loubot, Maxime Parodi, Arnaud Rolland

"Manifestement sans fin", Villa Cameline.

Exposition mise en scène par Constantin Buchaudon.




           « C’est le soupçon d’un film, l’ombre d’un film, peut-être aussi un film que je ne sais pas faire. » Voici ce qu’écrivait Fellini sur son  projet inabouti du « Voyage de G. Mastorna ».

            Voici donc l’artiste en proie au doute, à la peur, à la superstition. Ce film inachevé renaît pourtant, tel le fantôme d’un fantôme, dans le décor de la Villa abandonnée, avec son délabrement élégant , pour une mise en scène sombre convoquant dessins, sculptures, vidéo, peintures, comme autant d’épaves d’une histoire qui est peut-être aussi celle de l’art lui-même…

              Mais de quoi s’agit-il? Fellini imagine un violoncelliste qui va de concert en concert. Un jour, pris dans une mystérieuse tempête, son avion échoue dans une ville non moins mystérieuse où des rencontres énigmatiques se succèdent comme écho à son passé. Et la télévision fait état de l’accident de l’appareil et de la mort des passagers.

        Les œuvres présentées tissent un scénario subtil dans lequel les scènes traumatiques s’enchaînent et mettent à vif cette hésitation entre le réel et l’imaginaire qui irriguera ce récit incertain. Le noir et le blanc dominent. Le deuil et la joie se frôlent. Des morceaux de mémoires surnagent en écho à quelque catastrophe…Et pourtant tout ceci ne manque pas d'ironie quand les grimaces du rêve répondent au cauchemar et aux  souvenirs du quotidien.

       Les œuvres sont puissantes. Elles frappent l’esprit par leur force ténébreuse, leur accomplissement formel. Par elles, le spectateur devient le rescapé de sa propre mémoire. Qu’en est-il aussi de notre récit subjectif quand le vrai et le faux s’entrecroisent, dans un tournoiement d’émotions contraires? Qu’en est-il quand notre vie n’est que cette histoire là, une fabrication d’images déformées, troubles, de souvenirs tronqués?

               Ici se dissipent les notions de temps et d’espace. Le passé se confond au rêve et à un futur prémonitoire. L’espace est une spirale sans fin.
« Manifestement sans fin ». Tout est déjà écrit dans le titre de cette histoire. Et les fantômes de Shakespeare resurgissent ici: « La vie n’est qu’une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et qui ne signifie rien. »
Un seul mot: Superbe!





mercredi 10 juin 2015

Gilbert Pedinielli

Conciergerie Gounod, Nice



Parcourir l’art est devenu une aventure schizophrénique tant les propositions divergent, s’opposent dans l’idée comme dans la forme. La chronologie n’est plus ce qu’elle est et, comme le montre  Nathalie Heinich, l’art contemporain résulte d’un nouveau paradigme…
Car le sens n’est plus linéaire depuis que l’homme a inventé le paradis et, qu’avec Alice, nous sommes passés de l’autre côté du miroir pour transiter de la zoologie préhistorique à la douce animalité humaine de Walt Disney. Ce voyage dans lequel nous évoluons philosophiquement d’un continuum chronologique à une expérience quantique, c‘est l‘art qui le met en forme et en images. Entre le singe et le robot se joue l’histoire de l’art dans  le jardin des délices, le pays des merveilles. Ou ailleurs.

La traversée du miroir demeure ce chemin initiatique pour une rencontre avec l’art d’aujourd’hui. Qu’on l’aime ou non. Mais ne jamais oublier que l’artiste n’est rien si l’expérience qu’il propose n’est pas entendue, reconnue. Mais, surtout, que cet artiste n‘existe que par l‘attente d’un  public pour un  langage étranger, mystérieux, qu’il désire pourtant devenir universel.
Une pensée forte, novatrice, incendiaire construit cette histoire pour le meilleur ou pour le pire. L’important ce n’est pas d’aimer, ni même d’innover,  mais de faire, d’une œuvre, une pensée qui défriche les territoires arides d’une histoire devenue sèche.

Ceux qui restent de l’autre côté du miroir croient au réel comme la mouche sur la vitre. Ce sont ces Bouvard et Pécuchet qui, ne l’oublions pas, étaient des copistes et qui, au terme de leur Odyssée picaresque et savante, une fois l’échec consommé, retournent à leur condition de copistes. Superbe métaphore pour Flaubert, l’entomologiste,  sur une vie pour rien, sur le savoir médiocre ou l’ ambition ratée. Don Quichotte sans Pancho Sacha  ou Laurel sans Hardy! Couples claudicants quand l’un n’est que la béquille de l’autre pour support de la bêtise…
 Mais, pourtant, sans l’autre, plus de dialogue, plus de Platon, plus d’altérité. Pas de duplicité, pas de double, pas de jeu.: Le narcissisme est la confiture dans laquelle la mouche se noie.

Pas de réversibilité non plus. Pas de dialectique, pas de zéro et d’infini, bref, morne plaine… la dualité est la norme; elle implique du plein et du vide et l’artiste doit s’en saisir, la mettre en question dans son  inquisition  rieuse et sérieuse à la fois , dans ses balbutiements de formes, de chiffres, de lettres pour une nouvelle grille de lecture  qui, cette fois-ci, ne grillage rien mais qui ressemblerait  davantage à un logiciel ouvert pour des expériences de langage et de sens.

C’est ici qu’intervient Gilbert Pedinielli.
 Depuis 50 ans, il reprend l’art à rebrousse poil, substituant les formes, travestissant les fonctions,  non pour pervertir le langage de l’art mais pour en retrouver la trame, en décoder le parcours.
Ce n’est pas sans ironie qu’il propose une grille de lecture à base de lettres et de chiffres qui nous permet de décoder ce message secret. L’artiste est géographe et historien. Mais il s’amuse d’un système ouvert à toutes les combinatoires dans lequel la logique répond à l’aléatoire comme la raison à l’imaginaire.
 Car c’est surtout d’un jeu qu’il s’agit:  Jeu de rôle et jeu de dupes quand l’artiste  démonte et démontre les stratagèmes de l’œuvre. Quand la toile n’est plus tendue mais qu’elle flotte comme on voudra, ou bien qu’elle tombe comme un chiffon, ou pourquoi  pas, qu’elle pende comme un torchon … Car dans l’universalité de ce langage, toute lecture est possible et, dans la grammaire incertaine de l’histoire de l’art, autant reprendre à rebours toute la syntaxe, mettre du crayon là où on attendait de la peinture, tracer des perspectives du Quattrocento sur des espaces flottants,  faire que la couleur teinte traverse la toile, que tout soit réversible, que tout se réduise aux constituants de l’art et à des signes aussi minimes soient-ils. Repartir à zéro…
Une ligne est un trait de couleur. Une matière possède sa propre liberté dans l’espace. Elle peut se donner frontalement ou être froissée, chiffonnée. Elle peut alors dire l’architecture, se muer en écriture à moins que celui qui observe l’œuvre lui donne sa liberté selon la culture dont il dispose ou selon ses désirs. Certains verront ici un drapé religieux, les rayures d’un pyjama d’holocauste… Autant de signes allusifs qui ponctuent l’histoire dans un tourbillon de contraires.
 Car l’œuvre de Pedinielli  repose sur la réversibilité qui, formellement , devient la figure du paradoxe. 

Ce jeu de rébus est aussi une mise au rebut de tous les canons de l’art: le sens, il appartiendra à chacun de le choisir face à la position de l’artiste-démiurge.. Celui qui regarde l’œuvre pourra intervenir sur sa forme. De même cette œuvre s’inscrira  dans l’incertitude de son caractère unique ou sa multiplicité…

Autant dire que Gilbert Pedinielli, au-delà de son dispositif malicieux, nous apprend à voir. A nous montrer ce qu’est une toile, ce qu’est un dessin, une ligne, un signe, un espace, une œuvre. Mais il nous signifie qu’il n’est pas le seul dépositaire de son contenu. Que l’œuvre est aussi comme une parenthèse - cette trouée dans la syntaxe- dans laquelle il nous appartient d’instiller du sens. Une œuvre ouverte.



mercredi 13 mai 2015

Aurélien Mauplot, Subisland.


Villa abandonnée (Villa Cameline), Nice

Ce lieu abandonné où le temps laisse son empreinte, avec ses fioritures fanées, ses murs lézardés, ses plâtres patinés, ses tours et ses détours, offre un décor parfait pour le voyage.
Comme pour  le Petit Poucet semant ses miettes afin de retrouver son chemin, le voyage est l’expérience  de la disparition et de l’effacement. Les traces recouvrent d’autres traces, labourent l’espace, érodent le temps. Et comme pour Ulysse, la figure tutélaire du voyageur, le voyage n’est pas seulement un horizon mais aussi la nostalgie d’un point d’origine, Une Ithaque en même temps qu’une Utopie.

Parce qu’il n’est pas figurable, le voyage est une perte dans sa quête impossible . Initiatique, il énonce une traversée au-delà de la vie et du visible: C’est Dante et Béatrice. C'est Ulysse lorsqu’il parvient chez les Cimmériens « aux limites du profond Océan » où « les rayons du soleil ne percent jamais ».

Ce n’est pourtant  pas le Royaume d’Hadès que nous présente Aurélien Mauplot mais on peut penser que, loin des mythes,  il nous en livre les contours physiques entre documents de toutes sortes, cartographies, livres -et,bien sûr, Jules Verne dont la fiction explora déjà les profondeurs sous-marines, l’espace et toutes les modalités de l’aventure à travers le voyage.

Ici l’artiste se confronte plutôt  à la réalité des échantillons, des vestiges mais aussi à leur fragilité, à l’incertitude qu’ils recèlent. Explorer c’est se mesurer à l’inconnu, pénétrer dans un univers fictif quand il s’agit de plonger dans les profondeurs abyssales.
Expérience des limites et de l’invisible, l’imaginaire n’est pas un rêve mais davantage l’hypothèse d’un regard à construire à partir de connaissances, de prélèvements, de photographies… Dans cette mise en scène, les récits se télescopent, les perspectives se renversent, les plafonds deviennent aquatiques, les sons se colorent, les teintes se brouillent. Nous devenons explorateurs de ce que nous croyions connaître sans l’avoir jamais perçu.
Un artiste qui nous montre un chemin dans la nuit du monde nous convie à cette autre expérience de l'art.





lundi 4 mai 2015

La Paix des Anges, Xu Yang. Musée Chéret




         Peindre la mer c’est risquer une plongée dans la couleur : Du bleu, n’importe lequel pourvu que ce ne soit pas du bleu Klein. Quoique… Ou du gris, ou toute  autre couleur. Mais, en toute certitude ,une masse qui en exprime l’immensité  et la profondeur en contradiction avec le dessin, l’idée de la géométrie, de la ligne, de la limite.

       Pourtant l’artiste chinois, Xu Yang, figure la densité maritime tel un fleuve qui se déplie sur un rouleau de 16 mètres dans une salle du musée Chéret*. Des vagues uniformes se modulent sans horizon en petites courbes régulières comme un prologue à la découverte de l’empereur Quienlong d’une région du sud de la Chine. Nous sommes au XVIIIe siècle. Mais nous le verrons, nous sommes aujourd’hui. Et à Nice.
        Nous contemplons cette œuvre et le temps s’y délie à la mesure d’un espace qui s’étire dans une série de scènes d’une précision extrême, d’un graphisme pur où la sobriété du geste se dispute à l’élégance. Cependant le récit semble se dilater, le dessin se fondre dans l’abstraction tant il y a abondance de traits, de courbes et de sujets représentés. D’autant plus que tout se développe dans une fausse linéarité, dans une brume de couleurs douces  qui s’achève sur ces vers calligraphiés : « Les vagues déferlent et roulent à l’infini ».

       Nous voici alors plongés dans un espace qui déborde de l’œuvre, dans une installation si « contemporaine » par contraste au lieu où elle s’inscrit et au temps qu’elle énonce. Ce long rouleau de papier marouflé de soie, dans son hésitation entre la ligne et la couleur, son échouement (ou son éclosion) sur le poème, sa fausse linéarité textuelle, est bien  une œuvre contemporaine d’un autre espace, d’un autre temps.

       Autant dire alors qu’elle se désigne comme fiction, qu’elle pénètre par effraction dans l’équivoque de notre présent, avec ses codes, sa mémoire, son esthétique ; qu’elle est ici écriture mais qu’ailleurs elle serait …

       On va le voir, elle serait dans un autre récit… qui serait peut-être le même : En chemin vers le musée Chéret, je m’émerveillais sur un petit amoncellement de palmes coupées et desséchées, échouées dans la poussière le long d’un mur. Jauni par le temps, le feuillage acéré découpait la lumière sur un fond pâle. Les tiges durcies avaient pris la brillance fauve du cuir et, là, gisaient des sortes d’ossements végétaux, des ailes déployées sur un monde délaissé. C’étaient tout à la fois les ailes d’un Icare brûlé à la flamme du soleil et celles d’un ange déchu sur un exil de terre sombre.

       Comment un artiste aurait-il pu s’en saisir, le peindre, le dessiner, l’écrire ? Et comment ce récit était-il possible quand, de l’ange, l’imaginaire fluctuait de ce tas de cendre au terme d’un élagage hasardeux vers cette forme oblongue telle une barque qui se dissolvait en se mouvant dans l’espace ?

       Et, maintenant, en présence de l’œuvre de Xu Yang, je revoyais ces barques dans l’équivoque d’un graphisme doux et de sa fugacité de traits secs. Je retrouvais ce rouleau des rues qui m’avaient entraîné là, dans la superposition des espaces et la confusion des temps. Et comme on m’avait averti que certaines salles étaient fermées en prévision d’une exposition Dufy pour l’été artistique niçois consacré à la Baie des Anges, je repensais… à ces ailes, à ces anges, à la béance...

       Un artiste contemporain aurait peut-être développé sur un somptueux white cube un long rouleau de papier de soie. Pour parachever le clin d’œil à l’univers de Xu Yang, sans doute aurait-il, à l’encre de Chine, figuré la mer par une infinité de lunules dont l’immobilité aurait été la négation des vagues représentées. Et si l’artiste se voulait corrosif,  il n’aurait pas hésité à dérouler, à cet effet, un immense rouleau de papier toilette …  Sur le sol, il aurait étalé ces palmes, celles de l’ange, en figurant une barque. J’imagine qu’il aurait ponctué quelque part, une sorte de soleil. Peut-être pour évoquer d’autres barques, ailleurs, celles des rives du Nil qui, d’un côté mènent à la vie, et de l’autre à la mort…
       L’ange, quant à lui, n’est pas représenté. Ou seulement par un souffle. Ne subsistent de lui que les palmes des ailes. L’ange n’est pas représentable. Il est la représentation de l’immatériel. C’est-à-dire la représentation du vide. L'impossible. Le soleil noir. L’histoire de l’art c’est la chute de l’ange. Les catastrophes aériennes aujourd’hui en sont-elles  la métaphore pour tant nous émouvoir? Anges d'acier et de science-fiction.

       Comme dans une multitude de peintures d'autrefois, les palmes sont toujours celles du martyr. C’est peut-être alors et aussi  l’image même du  martyr de la peinture. Car ici la peinture aura déserté les lieux pour mieux les hanter.

       A cet artiste aussi, tout aussi improbable que celui qui l’imagine, on lui aurait demandé de figurer la Baie des Anges. Il est peut-être en train de le faire quand il médite sur la Paix des Anges: Une aile lumineuse apporte son ombre aveuglante sur la cambrure de la baie . Et au bout de son rouleau, il écrit: « Les vagues déferlent et roulent à l’infini. » 

*musée Chéret : Xu Yang, « Le voyage d’inspection de l’Empereur Quienlong dans le sud de la Chine.


vendredi 27 mars 2015

Alain Lestié, "Contretemps"

Galerie Depardieu, Nice



« Contretemps », tel est le titre d' une exposition dans laquelle, en effet, le temps semble s'adosser à l'espace pour des jeux d'oppositions comme autant de ferments pour l'éclosion de sens qui resteront pourtant en gestation.
Car l'univers d'Alain Lestié est celui d'une poésie qui ne se livre jamais entièrement , ni par le regard ni par la raison, quand le spectateur est incité à suivre les parcours d'une pensée qu'il devra tenter de reconstruire au fur et à mesure que les indices se formulent alors qu'au même instant, les traces s'effacent...
Le jeu subtil du crayon et de la gomme est ici redoutable : il illustre ce combat de l'apparition et de l’effacement quand l'un porte le germe de l'autre aussi sûrement que le lien de l'ombre et de la lumière, du jour et de la nuit.
« Contretemps », donc. Combat dans l'espace et dans le temps mis en scène dans le clair-obscur du dessin. Mais faut-il parler ici de dessin quand ce n'est plus la ligne qui s'impose et que les formes hésitent dans le gras du crayon, dans l'antre de masses où couvent d'impérieux mystères ? En effet cet univers semble chargé des signes d'une force primitive, chaotique, chargée de questions, de fragments, de mythes, de mots. Et tout cela s'efface, revient par vagues, crée des hiatus, se dit et se renie... Ne reste que l'essentiel, c'est à dire l'indéfinissable, ce qui surgit dans les marges quand de la masse crayonnée vont sourdre des éclairs de représentation aussitôt éteints par d'autres qui se superposent à eux – éléments géométriques, balbutiements d'objets ou de symboles, d'appels, de mots griffonnés...
Il y a là la puissance de ces retables d'autrefois quand les scènes se chevauchaient pour des récits édifiants que le fidèle était convié à reconstruire. Diptyques, triptyques et autres dispositifs scéniques se retrouvent ici pour ces mystères à jamais ouverts puisque le dévoilement provisoire d'un plan se voit annihiler par d'autres virtualités. Il n'y a plus de clé et le mystère lui-même se dissout quand le plein et le vide sont le flux et le reflux de l'espace. Ne reste que l'émerveillement.

Contretemps. Comme la lumière qui surgit ici par le geste de l'effacement. Comme ce qui s'efface et ne cesse de se recouvrir dans la beauté d'un palimpseste : Ici les mots ne sont pas encore des mots, les choses ne sont que l'écho de celles à venir. Tout ceci est si fragile, si incertain. Et pourtant tout ceci se joue ici à la lueur de la poésie, au bout des mains de l'artiste.




dimanche 15 mars 2015

Anita Gauran

Galerie Eva Vautier, Nice


              Alors que bien souvent l'oeuvre résulte davantage d'un discours préétabli plutôt que de la volonté d'ancrer celui-ci  dans un dispositif visuel, il existe des artistes qui, par l'intensité de ce qui est montré, par l' autotomie de chaque pièce à l'intérieur d'un ensemble cohérent, parviennent à donner force au sens par le seul jeu des formes et de la matière. Par le dépassement de celles-ci, leur recomposition, leur excès. Par l'élaboration d'une mise ne scène qui exhibe les codes de la figuration pour en dévoiler les manques, les trucages ou l'iconographie sociale et médiatique en butte au ressenti de l'artiste.
               Natacha Lesueur appartient à ces artistes-là. Elle le démontre à la Galerie de la Marine mais aussi chez Eva Vautier. Dans la même exposition, Anita Gouran poursuit avec brio un travail exploratoire sur le temps.

                   Anita Gauran, dans les quelques pièces présentées ici, se réfère à l'antique mais dans une vision qui redéfinit notre présent. Achronisme et anachronisme se jouent lorsque le medium photographique noir et blanc révèle des figures ou des vides qui se heurtent au mythe. Or une mythologie c'est aussi une collection d'images arrachées à leur temps, réécrites par d'autres cultures... L'installation à laquelle les mythes sont soumis par l'artiste permet une confrontation avec le regard contemporain.
                Pour chaque pièce, la photographie prend appui sur un matériau et une structure spécifiques. Ils permettent une variation sur l'espace de manière à figurer la distanciation vis à vis d'une iconographie que le temps aurait rendu factice. Par exemple, Anita Gauran sait parfaitement user d'un film plastique qui, tour à tour, semble dévoiler, occulter ou prolonger la photographie.Comme elle utilise, ailleurs, une plinthe en bois d'ornement grecque, comme soulignement et allusion au bas relief pour placer dans une perspective décalée le socle des divinités anciennes dans un affrontement entre réel et imaginaire. Sur un autre mur, une forme blanche  dans un cercle contrarié évoque Apollon quand il s'agit de l'agrandissement retravaillé du logo d'un taxi... Ailleurs, c'est un vaste "rayogramme" composé d'épreuves argentiques dont le noir et blanc fortement contrasté est parasité par les formes vides et blanches d'objets fantômes et viraux par leur incongruité. Par ce parasitage en creux de l'antique avec notre quotidien, l'artiste réévalue aussi bien notre rapport à la mythologie qu'aux représentations et aux conventions que l'art, traditionnellement, nous a fournies.
                         Ce qui importe ici c'est l'exigence du regard qui "écrit". Anita Gauran le prouve lorsqu'elle construit une sculpture- présentoir, "Eros et Pan" qui devient dans la double page sur ce qui serait un lutrin, le croisement de l'identique et de l'altérité.
                               Chaque pièce apporte ainsi par des moyens différents une nouvelle interprétation pour cette exploration dans les territoires du plein et du vide qui sont aussi les territoires du temps. Le temps noir et blanc de l'apparition, de la disparition .Le temps  de l'émotion qui recompose l'archéologie de l'art et, surtout, nous propose une belle lecture de ce que l'art peut encore nous offrir.







                      

mardi 3 mars 2015

Natacha Lesueur, "Exotic tragédie".

Galerie de la marine, Nice



Si l'accent est souvent mis sur le regard face au corps dans le travail de Natacha Lesueur on en oublie facilement ce qui se donne , frontalement, à voir : De la photographie, essentiellement, mais traitée de façon picturale. Avec une figure qui surgit d'un fond ou, au contraire, qui se confond à lui .Et c'est ainsi que là  le visage féminin se compose, non seulement dans sa réalité, mais par le support de ce fond soigneusement élaboré. Car il y a dans cette série un rappel de tous les artifices de l'art classique et on songe souvent au maniérisme d'Arcimboldo, voire au grotesque de Quentin Metsys.
Bien sûr le propos diffère par sa dimension critique quoique Natacha Lesueur ne répugne pas à jouer de ces glissements de sens entre ce qui est montré et le "monstre". En effet, la perfection du grain photographique, de même que le travail sophistiqué sur le décor, renforcent l'aspect exhibitionniste du modèle quand le trouble surgit d'un visage expressionniste jusqu'à l'extrême et pourtant dénué de toute psychologie. Refus de l'émotion, de l'érotisation, quand ce visage est la cible de notre regard mais qu'il nous renvoie à notre fonction de voyeur et de ce qui nous appâte : fleurs, bijoux ou rubans, tout cet attirail kitch avec lequel la femme est appelée à se confondre.
Un jeu subtil se tisse dans cette esthétique de papier glacé, issue de l'image publicitaire et des mythes hollywoodiens puisque dans cette exposition « Exotic tragédie », l'artiste se réfère à cette icône brésilienne du cinéma hollywoodien que fut Carmen Miranda. Le mythe permet alors à la figure de se désincarner grâce à la mise à distance, par le décalage vis à vis du réel avec le maquillage, la fabrication d'un corps réduit à un décorum, à un fantasme vide. Ne reste plus que la tragédie...
C'est aussi tout le paradoxe de l'image publicitaire qui, par sa perfection et son rapport à nos mythologies, parvient à s'incruster dans notre vision du monde à la manipuler et même à la créer. Elle agit comme un slogan insidieux que Natacha Lesueur parvient à déjouer, froidement, pour en exhiber les tours, les détours et les contours. C'est superbe et terriblement silencieux. Du grand art.