lundi 24 octobre 2022

Füssli, «Entre rêve et fantastique»

 


Musée Jacquemart-André, Paris

Jusqu’au 23 janvier 2023



Peintre de l’étrange, Johann Heinrich Füssli fut lui-même un érudit fort contrastée, en prise avec de multiples paradoxes dans sa réalité comme dans son imaginaire. Né à Zurich en 1864 dans une famille d’artistes, il poursuit néanmoins des études de théologie et devient Pasteur. Ayant dénoncé un scandale, il est alors déchu de sa charge et doit s’exiler en parcourant la France, l’Italie et surtout l’Angleterre où il s’établira définitivement en 1778.

A Londres, féru de théâtre et de littérature, Füssli se passionne pour Shakespeare, Dante, Milton ou Homère. La violence du clair-obscur, les mises en scène grandioses et les jeux d’acteurs s’impriment sur de vastes compositions qui lui assureront le succès. Académicien et Professeur à la Royal Academy, Füssli échappe sur bien des plans aux différentes lectures qu’on peut faire sur son œuvre.

Dans une palette parfois dépourvue d’éclat, il parvient pourtant à traduire des espaces saisissants rappelant le rococo italien du XVIIIe siècle. Mais à la scénographie religieuse, il substitue du grotesque ou de l’érotisme dans des compositions oniriques chargées de gnomes, de sorcières et d’extravagance. La femme omniprésente évolue dans des poses théâtrales le plus souvent pour assouvir un fantasme de domination. Dans un monde nocturne, les réseaux de l’imaginaire se croisent dans des thèmes macabres ou des rencontres sulfureuses et Füssli ne rechigne d’ailleurs jamais à choquer son public. Il aime s’imposer tant par sa personnalité que par la profusion et l’exubérance de ses œuvres.

Vraie ou fausse folie, qu’importe! Il n’en reste pas moins que son œuvre amorce le romantisme noir qui prévaudra alors en Angleterre. Il écrira: «Je sens que des pouvoirs m’ont été donnés par le Divin». Dans ce jeu de prémonitions, de fantasme et parfois de grandiloquence, c’est aussi l’inconscient qui laboure la surface de la toile. Entre terreur et délice, des monstres surgissent et rugissent dans la volupté ou la douleur. L’anatomie est parfois approximative mais la fulgurance du rêve l’emporte. Le surréalisme n’est plus loin.




Edvard Munch, «Un poème de vie, d’amour et de mort»


Musée d’Orsay, Paris

Jusqu’au 22 janvier 2023



«Le cri» est un tableau universellement connu tant il résonne en chacun de nous. Ce cri dont Edvard Munch développe les ondes sonores en couleurs de feu qui se déploient dans l’espace, déchire une œuvre traversée par le thème de la mort et de l’amour. Né en 1864 en Norvège, Munch perdra très tôt sa mère puis sa sœur et sa peinture restera marquée par cette hantise de la maladie, de la solitude et de la mort. Aussi ne cessera-t-il de décliner de manière obsessionnelle des scènes dramatiques souvent reprises selon plusieurs versions, telles «Les jeunes filles sur le pont» que l’artiste représentera d’abord par une gravure sur bois en 1918 puis par une huile sur toile en 1927. Ces deux œuvres parmi une centaine d’autres présentées lors de cette exposition, témoignent d’une même angoisse qui se lit dans le corps même de la peinture. Les formes sont molles, presque flottantes. Les visages se dérobent en se ployant vers le sol ou vers la flaque morte d’un fleuve. Les yeux sont éteints ou bien seule de la braise couve au fond de leur cendre.

Pour tous ces êtres réduits à des formes spectrales il ne reste plus qu’une vie qu’il faut traîner et qui se dessine en traits hachurés ou en violentes taches de couleurs. L’anxiété s’empare alors de l’espace tout en s’imprégnant de l’idée de nature. Les paysages sont peints à l’aune de sentiments parfois inspirés d’une philosophie vitaliste dont la coloration infuse les modèles. Stridente, flasque ou livide, la couleur se dilue dans le ciel ou dans l’eau dans les seules teintes du désespoir. Il y a chez Munch cette lumière impossible qui se révèle seulement par des éclairs de ténèbres qui illuminent les êtres. Images de la solitude, ces tableaux sont parfois des autoportraits par lesquels l’artiste s’interroge dans un face à face tendu et ce n’est que dans ces tableaux que le regard se fait pénétrant.

Homme seul, principalement autodidacte mais trouvant ses racines dans l’impressionnisme et le symbolisme, Edvard Munch sera surtout un précurseur pour l’expressionnisme allemand. Pensée comme un cycle allégorique à partir de la naissance de l’amour, sa floraison, sa disparition puis la mort, la Frise de la Vie serait selon les commissaires de cette exposition, cette série qui donne sens à l’ensemble. Regarder une toile de Munch c’est se perdre dans des courbes houleuses et des lignes flottantes sur lesquelles l’œil n’est jamais en repos tant il pénètre les sombres méandres d’une âme souffrante.





mercredi 12 octobre 2022

Vincent Munier, «Les 3 Pôles»

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 15 janvier 2023



L’éternel émerveillé


Plus qu’à une description de la nature, c’est bien à sa célébration que nous convie Vincent Munier. Retrait méditatif, patience en amont du temps, immersion dans le silence de la roche ou de la glace, c’est dans dans cette fusion subtile avec les éléments extrêmes que le photographe se glisse dans la peau insoupçonnée du monde. Par une démarche minimaliste et dans l’écho des estampes japonaises, il restitue un espace intérieur où la trace, aux lisières du visible, imprime la présence du vivant là où nous échouons à le rencontrer. L’animal sauvage, rétif à l’homme, en osmose avec une nature encore vierge, est au cœur d’un récit que le photographe murmure comme pour en préserver le secret.

Si la faune s’inscrit durablement depuis plus de vingt ans dans son œuvre de photographe, de cinéaste et d’écrivain, Vincent Munier n’est pas précisément un photographe animalier. Qu’il traque la présence diffuse de la panthère des neiges ou d’un ours polaire, c’est toujours pour extraire de l’image ce souffle d’un mystère qui nous relie à notre condition et aux grands espaces. La vie dans toute sa fragilité et l’animal dans son propre territoire disent en creux ce que nous ignorons de l’univers. A pas de loup, par une écriture sensible, dans le retrait et le silence, la photographie absorbe la beauté du monde. Pourtant elle crie notre ambition folle à vouloir le dominer et à le détruire. Et dans ces images se lit un engagement profond pour la réconciliation de l’humain et du règne animal par la grâce d’un langage universel.

Sur les hauts plateaux du Tibet qu’il surnomme le troisième pôle, Vincent Munier, par des tirages particulièrement soignés, excelle à donner forme à ce qui échappe au corps de l’animal. Celui-ci s’écrit dans le flou, la brume, une traînée de vent à moins qu’il ne parle d’un feu ténébreux comme dans «Les sabots du vent», ou d’une violence primitive dans le face à face des «.Bœufs musqués». Ici l’explorateur n’est plus un conquérant mais l’humble témoin d’une révélation qu’il parvient à nous faire partager en l’effleurant, sans jamais réduire l’animal à son étrangeté. Celui-ci tend d’ailleurs à se dissoudre, il n’est souvent qu’une silhouette fichée contre le ciel ou une inscription figée dans la pierre. Lui aussi n’est que murmure. On surnomme parfois Vincent Munier comme «L’éternel émerveillé». Peut-être parce qu’il déchire le rideau du temps pour dire l’éternité et que le primitif de l’animal nous rattache à des rivages que nous aurions perdus. Cela s’appelle l’émerveillement et Vincent Meunier nous en restitue toute la puissance dans une révolte sourde.



dimanche 9 octobre 2022

L’École de Paris (1900-1939)

 

Musée d’Art Moderne de Céret

Jusqu’au 13 novembre 2022



                                                        Moïse Kisling

Rénové et enrichi d’une nouvelle aile, le Musée d’art moderne de Céret renaît après trois ans de travaux. Picasso séjourna à Céret entre 1911 et 1913 et ses compositions cubistes firent connaître la ville. Dans son sillage, Braque, Herbin et Juan Gris la consacrent alors comme une «Mecque du cubisme» Dans un autre registre, au lendemain de la première guerre mondiale, Soutine y réalisera près de 200 tableaux et il sera suivi par Krémègne qui y résidera jusqu’à sa mort. Entre 1928 et 1929 on y retrouvera Chagall puis bien d’autres artistes tels que Masson, et plus tard, Raoul Dufy ou Marquet qui s’y réfugieront en 1940. C’est en 1950, essentiellement à l’initiative du peintre Pierre Brune, que le musée ouvrira ses portes.

Après une exposition inaugurale de Jaume Plensa en mars dernier, le Musée présente en collaboration avec le Centre Pompidou, une sélection d’œuvres majeures de l’École de Paris entre 1900 et 1939. Attirés par la ville qu’on considérait alors comme la «capitale des arts», nombre d’artistes étrangers, d’abord à Montmartre puis après 1910 dans le quartier de Montparnasse, viennent s’y installer. L’exposition relate cette aventure cubiste autour de Picasso, Survage ou Marcoussis mais aussi de tout ce qui s’est déroulé autour du fauvisme et de la couleur avec Kees Van Dongen, Sonia Delaunay ou Kupka. Quant au portrait, il revient ici à Modigliani d’en exprimer tout le trouble émotionnel quand Kisling le hisse au rang d’une icône chargée de magnétisme. Les portraits de Soutine, tels que «Le Groom» et «Le grand enfant de cœur» déversent toute la puissance du rouge et du noir dans les torsions de la chair expressionniste.

Impossible de rendre compte de façon exhaustive de tout ce cosmopolitisme qui apporta à Paris ce sursaut de créativité, non seulement en peinture mais aussi dans la photographie. Sous l’objectif de Brassaï, de Germaine Krull ou de François Kollar, c’est une ville traversée de poésie qui sert de décor à toute cette effervescence artistique. Cette exposition passionnante par sa diversité et la qualité des œuvres présentées nous permet de comprendre comment des styles parfois opposés ont permis à des artistes venant d’horizons différents d’insuffler dans l’art un surplus d’humanité. A l’aube des avant-gardes, L’École de Paris fut aussi ce point de rencontre à l’égal de ce qui se réalisa dans cette ville de Céret qui lui rend aujourd’hui hommage.







samedi 8 octobre 2022

RONI HORN, «Sweet is the swamp with its secrets»

 


Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu’au 17 décembre 2022



«La douceur est un marécage avec ses secrets» est ce vers traduit d’Emily Dickinson, poétesse qui vécut recluse dans sa maison du Massaschusetts. Cette vie intérieure intense est aussi celle que Roni Horn ne cesse de débusquer dans la dualité de l’intériorité et des fragments du monde les plus anodins. Autant dire qu’on ne contemple pas seulement avec les yeux l’œuvre d’une telle artiste mais plutôt avec les paupières closes et leur charge méditative. Sans doute aurait-elle pu écrire: «Regardez dix fois le même tableau mais vous ne verrez jamais le même». En effet Roni Horn met le réel en question de par sa nature changeante de même que l’œuvre d’art elle-même résulte d’un effet de perception aussi bien physique que mental qui varie selon qui la contemple.

Parler au monde comme dans un miroir est affaire de poésie. Entendre l’écho des choses exige attention et délicatesse. Et le souffle du minimalisme excelle à restituer le pouvoir de l’insignifiance sur la beauté du monde. Roni Horn se saisit de tous les médias mais toujours avec une telle humilité qu’on pourrait croire en la banalité de ce qu’elle montre. Les objets ou les photographies, installés parfois dans un parfait décalage avec l’espace de la galerie, placent le spectateur dans une relation de perplexité avec des œuvres qui jouent par paires ou par séries – portraits dénués de psychologie, oiseaux flous ou bâtons d’aluminium avec des phrases gravées. Aussi faut-il de nouveau fermer les yeux puis les rouvrir et regarder en soi-même ce temps qui a passé, ce visage qui n’est plus tout à fait le même, ce flou qui préfigure l’oubli. Roni Horn nous parle d’une réalité fugitive, des interstices entre la mémoire et le devenir. Elle est autant l’artiste du temps que de l’espace et elle nous entraîne, par la puissance de l’intime, à penser la différence et le double, le trouble sexuel ou l’interpénétration de la vie et de la mort.

En parallèle à ces œuvres, six extraits de Persona, le film que réalisa Ingmar Bergman en 1966, égrènent des notes semblables comme pour affleurer musicalement la fragilité des choses et le monde intérieur qui émerge dans le réel tel un marécage dans sa brume. Et c’est dans un noir et blanc que deux visages de femmes avec la modulation de leurs voix parlent d’une identité fluctuante, du désir entre attraction et répulsion… La poésie ne dit que cela: Ce que l’on voit, ce n’est que la peau des choses. Et le réel ne s’appréhende que par l’imaginaire. Ce qui anime le monde, c’est à l’artiste de le proclamer, d’en imaginer les secrets. Roni Horn nous en délivre des petits fragments qu’elle recueille depuis une quarantaine d’années, le plus souvent dans la nature et en Islande où elle réside parfois. Elle nous montre sous le masque de l’indifférence que tout est différent et que l’eau qui coule n’est jamais la même.



vendredi 7 octobre 2022

«Après l’école», 2e Biennale artpress des jeunes artistes»

 


Montpellier MO.CO Panacée, Musée Fabre, Espace Dominique Bagouet

Jusqu’au 8 janvier 2023


                                                 Sam Krack


Entre les racines ou les ruines de la mémoire et les incertitudes du lendemain, l’art essaime ses traces sur notre présent comme autant de pas sur une terre inconnue. Comment ceux-ci se déposent-ils et comment ils s’impriment, tel est ce défi auquel doivent répondre les artistes de la jeune génération qui, au sortir de l’école, se confrontent à la nécessité d’innover tout en s’emparant des enjeux et des inquiétudes du monde contemporain.

Ce qui s’impose alors ce n’est plus la monumentalité ou la certitude des matières et des formes mais plutôt la fragilité qui se lit dans le trouble des frontières. Celles-ci s’expriment par le choix des médias, dans l’humilité du propos et toujours dans la symbiose des éléments. mais aussi du passage du réel à l’imaginaire, dans ce que notre monde clame et ce qu’il recèle de silence. C’est dans ce brouillage de la peinture, de l’image internet et du réel le plus trivial de la marchandise que Sam Krack propose une déclinaison de rideaux peints mais laissant apparaître leur réalité sur la tranche du tableau. Trivialité du thème pour une peinture de grande solitude. La peinture revient d’ailleurs avec force dans cette Biennale soit parce qu’elle est hantée par les germes de sa disparition soit comme support ou illustration d’un traumatisme. Matthieu Hemmer l’incorpore à une installation où rien ne s’élucide mais dans le seul constat que le lien qui nous relie à notre quotidien ne cesse de s’effriter et que l’art d’aujourd’hui en porte le douloureux  témoignage. Dans ses aquarelles, Ugo Lange défait la trame de nos identités biologiques quand l’animal et le végétal s’incorporent à l’humain.

L’incidence du numérique et de la culture internet est frappante. L’installation de Jérémy Griffaud, «Enlarge Yourself » parle de cet afflux d’images comme autant d’échappées sur la fiction la plus débridée par ses artifices de formes et de couleurs. Entre rêve psychédélique et récit d’un monde où le réel se cogne à la brutalité de notre consommation quotidienne, voici un univers qui surgit sur les vestiges du chaos dans une danse carnavalesque et dans un bonheur grimaçant.

La photo et la vidéo témoignent de l’inscription de l’image, dans toute son ambiguïté, dans tous les instants de la vie. Le jeune artiste est aujourd’hui d’emblée confronté à ces images par leur multiplicité asphyxiante ou, au contraire, par leur puissance de témoignage. La vidéo «Le baiser» de Vehanush Topchyan quant à elle joue sur les gammes de l’évanescence et de la disparition. Autant dire que cette Biennale s’inscrit dans la fragilité d’un monde au seuil d’un basculement, là où réalité et fiction se toisent dans un même regard inquiet. Mais ce jeune regard propose des œuvres lucides qui ne s’embarrassent d’aucun tabou. L’art jaillit ici en toute liberté et c’est là la grande réussite de cette 2e Biennale d’artpress.


lundi 26 septembre 2022

Joseph Dadoune, «Blancs»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 12 novembre




En 1918, Malevitch inaugure une histoire du monochrome avec son «Carré blanc sur fond blanc». Pour lui un idéal pour la représentation ou l'idée de l’infini quand pour d’autres cet idéal sera remplacé par celui du vide, de la matérialité de la couleur ou, à l'inverse, de sa libération. Autant d’aventures pour nombre de peintres afin de renouveler la peinture ou d’en célébrer la fin, glorifier la matière ou bien l’ailleurs d’un absolu mystique… On comprendra que cette histoire-là est celle des contradictions que l’art n’a cessé de porter en lui-même, contradictions qui sont au cœur du projet de Joseph Dadoune: «Blancs» est ce simple mot qui fait tâche, qui désigne non plus la représentation ou son absence mais plutôt la couleur, son balbutiement ou sa négation qui se substitue à l’image comme pour l’éteindre.

Et le blanc - au pluriel - devient ici un simple objet, paradigme de formes, de toiles, de cadres ou d’écrans. Lieu à la fois d’apparition et d’extinction. Pour le contempler ou le comprendre, encore faut-il s’en approcher ou s’en extraire, éprouver sa densité tactile ou son nuage éthéré. Mais il y a dans la contradiction ou l’énigme de ce blanc, au-delà de sa dualité symbolique de la vie et de la mort, cette pointe de malignité qui le transforme dans un ailleurs fantasmé: l’or, la stabilité de son feu et le souvenir des icônes. La blancheur épouse alors cette page vide qui s’autorise à toutes les outrances, au détachement de la méditation comme à l’ensevelissement dans la matière, avec ses plages de recouvrement et ses lourdes vagues de nacre que Joseph Dadoune sculpte en bas-reliefs.

Car l’artiste travaille le blanc dans son épaisseur, entre plâtre, silicone, mortier ou résine et le blanc devient un objet paradoxal, friable, marbré ou cristallin. Il est le tableau avec son cadre, ses reliefs, sa matité ou ses reflets. Il est une trouée ou, à l’inverse, une aspérité sur le mur. Mais aussi il apparaît dans la présence d’un ancien mur de fleurs que l’artiste avait présenté ici lors d’une précédente exposition. Ce fut alors une explosion de couleurs avec ses blessures et ses pétales hachés. Ainsi l’artiste poursuit-il une propédeutique du blanc, de celui qui absorbe, comme dans un trou noir, toute l’intensité de la lumière. Et avec elle l’autorité de l’image.

Au-delà de son opacité, il y a pourtant la transparence du blanc que l’artiste essaime dans des assiettes de verre brisé comme seul résidu de cette image. Quant au verre de l’écran, il n’est que suggéré par la gangue plâtreuse qui s’en empare. Ainsi vont les espaces où s’incrustent nos représentations - tablettes, télévisions ou tableaux - que Joseph Dadoune interprète, avec facétie ou douleur, dans le cinéma de nos nuits blanches.




dimanche 25 septembre 2022

Irene Kopelman, «Modèles marins. Dessiner la régénération»

 

Galerie Contemporaine du MAMAC, Nice

Jusqu’au 2 avril 2023



Art et techniques fonctionnent aisément de concert. Il en va différemment pour les sciences quand la rigueur de la logique peut s’affronter aux errances poétiques du discours artistique. Pourtant quand il s’agit d’explorer le vivant, la science peut s’enrichir de cet autre regard que lui apporte l’artiste. En effet, dessiner, peindre ou sculpter revient à penser autrement le modèle et, peut-être, à s’affranchir du protocole scientifique ou du moins à le perturber pour lui proposer d’autres modes de pensée et de représentation. Et pour l’artiste plasticien, le défi est toujours de se confronter à l’idée de mouvement et de l’inscrire dans la fixité. Et puisqu’il s’agit ici de «régénération», un dialogue passionnant peut s’établir par lequel art et sciences peuvent se transformer mutuellement.

Pour sa seconde intervention dans la Galerie Contemporaine du MAMAC, l’artiste argentine Irene Kopelman a ainsi collaboré avec plusieurs laboratoires de recherche de la Côte d’Azur sur deux minuscules invertébrés marins, les Nematostella et le Botrylle étoilé. Des mots qui résonnent déjà comme pour des espaces mystérieux et des formes célestes pour traduire le fond des mers. Pour l’artiste comme pour le biologiste, il faut avant tout observer pour comprendre et ensuite utiliser ce savoir pour le réinsérer dans une autre réalité. Et le travail sur le vivant, c’est à dire sur les processus de transformation et de régénération, demeure pour l’artiste un défi quand il travaille sur la forme et la matière.

Irene Kopelman offre aux micro-organismes une représentation selon le modèle de l’aquarelle, de l’acrylique ou du verre quand il s’agit de sculpture. Elle excelle dans la délicatesse de ses compositions pour traduire la fragilité et le mouvement interne d’une vie aquatique et de ces organismes semblables à des fleurs mais dont 80% de l’ADN est semblable au nôtre. Représenter c’est faire passer le regard au crible d’une réflexion, instruire une enquête, livrer un constat de l’ordre personnel et sensible pour l’artiste et universel pour le scientifique. Mais l’artiste ne peut s’affranchir du social et lui apporte cette note transgressive qui peut le modifier. Irene Kopelman trace les liens intimes qui relient l’humain aux formes les plus humbles de la nature et trouble ainsi nos repères sur ce que pourrait être un art du paysage. L’artiste n’explique pas mais en ajoutant du mystère au mystère, elle ouvre peut-être des chemins inédits à la science.

Jean-Marc Scanreigh, « Une figuration abstraite »


Galerie Laurent & Laurent, Nice

Jusqu’au 3 décembre 2022




Voici un monde diablement tordu saisi au seuil d’un songe dans lequel rêve et réalité se confondent aussi bien par le surgissement des figures que dans le fantôme de leur disparition. Les peintures ou dessins de Scanreigh ne sont jamais en repos, elles s’agitent, inquiètes ou rieuses, dans des lignes hachurées qui se narguent et des couleurs qui se querellent. L’artiste sonde ainsi ce point invisible de l’image, en retrait de toute pensée, encore assoupi dans les méandres d’une caverne ou d’un cerveau à moins qu’il ne résonne dans une danse infernale et primitive dont la déflagration s’inscrit dans le corps même de la peinture. Le corps biologique n’est plus alors qu’un masque, une boursoufflure bouffée par les rats, les monstres ou des oiseaux maléfiques. Et l’art exhibe ici ce qui n’existe pas encore - un monde parallèle à nos nuits rêveuses ou cauchemardesques,  pareilles à celles de notre imaginaire quand il s’accroche aux aspérités du quotidien.

C’est bien un univers mental que décrit Scanreigh mais son récit s’étiole à l’instant même de son énonciation. Abstraction et figuration coïncident dans une œuvre d’où ne filtrent que des linéaments de formes archaïques et grimaçantes. Peut-être un œil, une barque, un arbre. Mais la chose existe-t-elle encore ou ne serait-elle que vestige ou prémonition?

Scanreigh voyage au-delà du jour et de la nuit, il convoque des lumières et des ombres inédites pour des saturnales auxquelles l’humain reste à jamais étranger. Dans un rythme chaotique de flammes et d’ouragans, c’est pourtant bien la trace de notre sang qui irrigue le contour du dessin. Mais c’est par son absence que l’humain se définit ici. Comme si tous nos espoirs et tout ce que nous aurions pu bâtir seraient venus s’échouer sur une toile ou un papier, comme sur la grève d’un continent inconnu. Une histoire construite sur les vestiges d'un oubli fondamental. Et si la beauté ce n’était que cela? Cet instant de convulsion du réel, cette déflagration du sens, cette retombée sidérale des détritus du monde dans leur éclat primitif... L’art de Scanreigh ne ressemble à aucun autre et sa voix porte beaucoup plus loin que dans le souvenir de notre seul regard.








lundi 19 septembre 2022

Beyrouth et les Golden Sixties


MAC Lyon

Jusqu’au 31 décembre 2022


                                                           Huguette Caland



Donner forme pour penser le concept de fragilité telle est l’ambition de cette 16e Biennale de Lyon. Encore fallait-il localiser cette zone par laquelle l’art pourrait révéler un territoire incertain constitué de tensions, de désordres et d’angoisse mais aussi de créativité, comme si fragilité et incertitude apportaient ce ferment par lequel art et humanité pouvaient se fondre dans une même réalisation de l’espoir. Beyrouth saisi dans les chaos de l’histoire, représente ce lieu de vulnérabilité, au carrefour de l’Occident et de l’Orient et aussi au centre de la confrontation des cultures et des idéologies. Pas moins de 230 œuvres et de 34 artistes illustrent cette histoire des années 60 jusqu’à la guerre civile au Liban.

Sur deux étages du MAC Lyon, la scène libanaise est représentée en plusieurs tableaux avec Beyrouth, son port, son cosmopolitisme qui lui valait une réputation de «Suisse de l’Orient». Mais aussi l’évolution des mœurs qui conduit à d’autres modes de vie et à un un nouveau rapport au corps. Les peintures d’Huguette Caland sont exceptionnelles de par leur pouvoir expressif tout en déclinant ce corps dans des effets de distance comme pour en détailler et retenir la charge érotique par l’austérité de la couleur et la précision des contours. Une toile de Paul Guiragossian en 1970, «Les funérailles de Nasser» quant à elle frappe l’imaginaire par la force de sa composition lorsque les personnages se réduisent à des stries vibrantes de feu sous le fardeau de l’horizontalité pâle du cercueil du Raïs.

Dans ce récit étoilé en de multiples séquences, les paysages d‘Etel Adnan ou de Simone Fattal apportent des instants d’une douce plénitude dans le fragile équilibre des couleurs et des lignes qui se fondent. La nature est ici approchée jusque dans son âme, aux lisières de l’abstraction.

C’est là l’une des réussites de cette Biennale sous le commissariat de Sam Bardaouil, lui-même d’origine libanaise, et de Till Felrath qui, à la veille de la pandémie du Covid, se lancèrent dans cette aventure quand la fragilité de nos sociétés se révéla avec brutalité. Sur 11 sites de la métropole lyonnaise, le cœur de l’art contemporain bat au rythme du monde, de ses drames mais aussi de cette beauté mystérieuse qui jaillit parfois de la nuit même si un ciel ensoleillé peut aussi être lourd de menaces… La fragilité dans toutes ses formes.