vendredi 7 octobre 2022

«Après l’école», 2e Biennale artpress des jeunes artistes»

 


Montpellier MO.CO Panacée, Musée Fabre, Espace Dominique Bagouet

Jusqu’au 8 janvier 2023


                                                 Sam Krack


Entre les racines ou les ruines de la mémoire et les incertitudes du lendemain, l’art essaime ses traces sur notre présent comme autant de pas sur une terre inconnue. Comment ceux-ci se déposent-ils et comment ils s’impriment, tel est ce défi auquel doivent répondre les artistes de la jeune génération qui, au sortir de l’école, se confrontent à la nécessité d’innover tout en s’emparant des enjeux et des inquiétudes du monde contemporain.

Ce qui s’impose alors ce n’est plus la monumentalité ou la certitude des matières et des formes mais plutôt la fragilité qui se lit dans le trouble des frontières. Celles-ci s’expriment par le choix des médias, dans l’humilité du propos et toujours dans la symbiose des éléments. mais aussi du passage du réel à l’imaginaire, dans ce que notre monde clame et ce qu’il recèle de silence. C’est dans ce brouillage de la peinture, de l’image internet et du réel le plus trivial de la marchandise que Sam Krack propose une déclinaison de rideaux peints mais laissant apparaître leur réalité sur la tranche du tableau. Trivialité du thème pour une peinture de grande solitude. La peinture revient d’ailleurs avec force dans cette Biennale soit parce qu’elle est hantée par les germes de sa disparition soit comme support ou illustration d’un traumatisme. Matthieu Hemmer l’incorpore à une installation où rien ne s’élucide mais dans le seul constat que le lien qui nous relie à notre quotidien ne cesse de s’effriter et que l’art d’aujourd’hui en porte le douloureux  témoignage. Dans ses aquarelles, Ugo Lange défait la trame de nos identités biologiques quand l’animal et le végétal s’incorporent à l’humain.

L’incidence du numérique et de la culture internet est frappante. L’installation de Jérémy Griffaud, «Enlarge Yourself » parle de cet afflux d’images comme autant d’échappées sur la fiction la plus débridée par ses artifices de formes et de couleurs. Entre rêve psychédélique et récit d’un monde où le réel se cogne à la brutalité de notre consommation quotidienne, voici un univers qui surgit sur les vestiges du chaos dans une danse carnavalesque et dans un bonheur grimaçant.

La photo et la vidéo témoignent de l’inscription de l’image, dans toute son ambiguïté, dans tous les instants de la vie. Le jeune artiste est aujourd’hui d’emblée confronté à ces images par leur multiplicité asphyxiante ou, au contraire, par leur puissance de témoignage. La vidéo «Le baiser» de Vehanush Topchyan quant à elle joue sur les gammes de l’évanescence et de la disparition. Autant dire que cette Biennale s’inscrit dans la fragilité d’un monde au seuil d’un basculement, là où réalité et fiction se toisent dans un même regard inquiet. Mais ce jeune regard propose des œuvres lucides qui ne s’embarrassent d’aucun tabou. L’art jaillit ici en toute liberté et c’est là la grande réussite de cette 2e Biennale d’artpress.


lundi 26 septembre 2022

Joseph Dadoune, «Blancs»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 12 novembre




En 1918, Malevitch inaugure une histoire du monochrome avec son «Carré blanc sur fond blanc». Pour lui un idéal pour la représentation ou l'idée de l’infini quand pour d’autres cet idéal sera remplacé par celui du vide, de la matérialité de la couleur ou, à l'inverse, de sa libération. Autant d’aventures pour nombre de peintres afin de renouveler la peinture ou d’en célébrer la fin, glorifier la matière ou bien l’ailleurs d’un absolu mystique… On comprendra que cette histoire-là est celle des contradictions que l’art n’a cessé de porter en lui-même, contradictions qui sont au cœur du projet de Joseph Dadoune: «Blancs» est ce simple mot qui fait tâche, qui désigne non plus la représentation ou son absence mais plutôt la couleur, son balbutiement ou sa négation qui se substitue à l’image comme pour l’éteindre.

Et le blanc - au pluriel - devient ici un simple objet, paradigme de formes, de toiles, de cadres ou d’écrans. Lieu à la fois d’apparition et d’extinction. Pour le contempler ou le comprendre, encore faut-il s’en approcher ou s’en extraire, éprouver sa densité tactile ou son nuage éthéré. Mais il y a dans la contradiction ou l’énigme de ce blanc, au-delà de sa dualité symbolique de la vie et de la mort, cette pointe de malignité qui le transforme dans un ailleurs fantasmé: l’or, la stabilité de son feu et le souvenir des icônes. La blancheur épouse alors cette page vide qui s’autorise à toutes les outrances, au détachement de la méditation comme à l’ensevelissement dans la matière, avec ses plages de recouvrement et ses lourdes vagues de nacre que Joseph Dadoune sculpte en bas-reliefs.

Car l’artiste travaille le blanc dans son épaisseur, entre plâtre, silicone, mortier ou résine et le blanc devient un objet paradoxal, friable, marbré ou cristallin. Il est le tableau avec son cadre, ses reliefs, sa matité ou ses reflets. Il est une trouée ou, à l’inverse, une aspérité sur le mur. Mais aussi il apparaît dans la présence d’un ancien mur de fleurs que l’artiste avait présenté ici lors d’une précédente exposition. Ce fut alors une explosion de couleurs avec ses blessures et ses pétales hachés. Ainsi l’artiste poursuit-il une propédeutique du blanc, de celui qui absorbe, comme dans un trou noir, toute l’intensité de la lumière. Et avec elle l’autorité de l’image.

Au-delà de son opacité, il y a pourtant la transparence du blanc que l’artiste essaime dans des assiettes de verre brisé comme seul résidu de cette image. Quant au verre de l’écran, il n’est que suggéré par la gangue plâtreuse qui s’en empare. Ainsi vont les espaces où s’incrustent nos représentations - tablettes, télévisions ou tableaux - que Joseph Dadoune interprète, avec facétie ou douleur, dans le cinéma de nos nuits blanches.




dimanche 25 septembre 2022

Irene Kopelman, «Modèles marins. Dessiner la régénération»

 

Galerie Contemporaine du MAMAC, Nice

Jusqu’au 2 avril 2023



Art et techniques fonctionnent aisément de concert. Il en va différemment pour les sciences quand la rigueur de la logique peut s’affronter aux errances poétiques du discours artistique. Pourtant quand il s’agit d’explorer le vivant, la science peut s’enrichir de cet autre regard que lui apporte l’artiste. En effet, dessiner, peindre ou sculpter revient à penser autrement le modèle et, peut-être, à s’affranchir du protocole scientifique ou du moins à le perturber pour lui proposer d’autres modes de pensée et de représentation. Et pour l’artiste plasticien, le défi est toujours de se confronter à l’idée de mouvement et de l’inscrire dans la fixité. Et puisqu’il s’agit ici de «régénération», un dialogue passionnant peut s’établir par lequel art et sciences peuvent se transformer mutuellement.

Pour sa seconde intervention dans la Galerie Contemporaine du MAMAC, l’artiste argentine Irene Kopelman a ainsi collaboré avec plusieurs laboratoires de recherche de la Côte d’Azur sur deux minuscules invertébrés marins, les Nematostella et le Botrylle étoilé. Des mots qui résonnent déjà comme pour des espaces mystérieux et des formes célestes pour traduire le fond des mers. Pour l’artiste comme pour le biologiste, il faut avant tout observer pour comprendre et ensuite utiliser ce savoir pour le réinsérer dans une autre réalité. Et le travail sur le vivant, c’est à dire sur les processus de transformation et de régénération, demeure pour l’artiste un défi quand il travaille sur la forme et la matière.

Irene Kopelman offre aux micro-organismes une représentation selon le modèle de l’aquarelle, de l’acrylique ou du verre quand il s’agit de sculpture. Elle excelle dans la délicatesse de ses compositions pour traduire la fragilité et le mouvement interne d’une vie aquatique et de ces organismes semblables à des fleurs mais dont 80% de l’ADN est semblable au nôtre. Représenter c’est faire passer le regard au crible d’une réflexion, instruire une enquête, livrer un constat de l’ordre personnel et sensible pour l’artiste et universel pour le scientifique. Mais l’artiste ne peut s’affranchir du social et lui apporte cette note transgressive qui peut le modifier. Irene Kopelman trace les liens intimes qui relient l’humain aux formes les plus humbles de la nature et trouble ainsi nos repères sur ce que pourrait être un art du paysage. L’artiste n’explique pas mais en ajoutant du mystère au mystère, elle ouvre peut-être des chemins inédits à la science.

Jean-Marc Scanreigh, « Une figuration abstraite »


Galerie Laurent & Laurent, Nice

Jusqu’au 3 décembre 2022




Voici un monde diablement tordu saisi au seuil d’un songe dans lequel rêve et réalité se confondent aussi bien par le surgissement des figures que dans le fantôme de leur disparition. Les peintures ou dessins de Scanreigh ne sont jamais en repos, elles s’agitent, inquiètes ou rieuses, dans des lignes hachurées qui se narguent et des couleurs qui se querellent. L’artiste sonde ainsi ce point invisible de l’image, en retrait de toute pensée, encore assoupi dans les méandres d’une caverne ou d’un cerveau à moins qu’il ne résonne dans une danse infernale et primitive dont la déflagration s’inscrit dans le corps même de la peinture. Le corps biologique n’est plus alors qu’un masque, une boursoufflure bouffée par les rats, les monstres ou des oiseaux maléfiques. Et l’art exhibe ici ce qui n’existe pas encore - un monde parallèle à nos nuits rêveuses ou cauchemardesques,  pareilles à celles de notre imaginaire quand il s’accroche aux aspérités du quotidien.

C’est bien un univers mental que décrit Scanreigh mais son récit s’étiole à l’instant même de son énonciation. Abstraction et figuration coïncident dans une œuvre d’où ne filtrent que des linéaments de formes archaïques et grimaçantes. Peut-être un œil, une barque, un arbre. Mais la chose existe-t-elle encore ou ne serait-elle que vestige ou prémonition?

Scanreigh voyage au-delà du jour et de la nuit, il convoque des lumières et des ombres inédites pour des saturnales auxquelles l’humain reste à jamais étranger. Dans un rythme chaotique de flammes et d’ouragans, c’est pourtant bien la trace de notre sang qui irrigue le contour du dessin. Mais c’est par son absence que l’humain se définit ici. Comme si tous nos espoirs et tout ce que nous aurions pu bâtir seraient venus s’échouer sur une toile ou un papier, comme sur la grève d’un continent inconnu. Une histoire construite sur les vestiges d'un oubli fondamental. Et si la beauté ce n’était que cela? Cet instant de convulsion du réel, cette déflagration du sens, cette retombée sidérale des détritus du monde dans leur éclat primitif... L’art de Scanreigh ne ressemble à aucun autre et sa voix porte beaucoup plus loin que dans le souvenir de notre seul regard.








lundi 19 septembre 2022

Beyrouth et les Golden Sixties


MAC Lyon

Jusqu’au 31 décembre 2022


                                                           Huguette Caland



Donner forme pour penser le concept de fragilité telle est l’ambition de cette 16e Biennale de Lyon. Encore fallait-il localiser cette zone par laquelle l’art pourrait révéler un territoire incertain constitué de tensions, de désordres et d’angoisse mais aussi de créativité, comme si fragilité et incertitude apportaient ce ferment par lequel art et humanité pouvaient se fondre dans une même réalisation de l’espoir. Beyrouth saisi dans les chaos de l’histoire, représente ce lieu de vulnérabilité, au carrefour de l’Occident et de l’Orient et aussi au centre de la confrontation des cultures et des idéologies. Pas moins de 230 œuvres et de 34 artistes illustrent cette histoire des années 60 jusqu’à la guerre civile au Liban.

Sur deux étages du MAC Lyon, la scène libanaise est représentée en plusieurs tableaux avec Beyrouth, son port, son cosmopolitisme qui lui valait une réputation de «Suisse de l’Orient». Mais aussi l’évolution des mœurs qui conduit à d’autres modes de vie et à un un nouveau rapport au corps. Les peintures d’Huguette Caland sont exceptionnelles de par leur pouvoir expressif tout en déclinant ce corps dans des effets de distance comme pour en détailler et retenir la charge érotique par l’austérité de la couleur et la précision des contours. Une toile de Paul Guiragossian en 1970, «Les funérailles de Nasser» quant à elle frappe l’imaginaire par la force de sa composition lorsque les personnages se réduisent à des stries vibrantes de feu sous le fardeau de l’horizontalité pâle du cercueil du Raïs.

Dans ce récit étoilé en de multiples séquences, les paysages d‘Etel Adnan ou de Simone Fattal apportent des instants d’une douce plénitude dans le fragile équilibre des couleurs et des lignes qui se fondent. La nature est ici approchée jusque dans son âme, aux lisières de l’abstraction.

C’est là l’une des réussites de cette Biennale sous le commissariat de Sam Bardaouil, lui-même d’origine libanaise, et de Till Felrath qui, à la veille de la pandémie du Covid, se lancèrent dans cette aventure quand la fragilité de nos sociétés se révéla avec brutalité. Sur 11 sites de la métropole lyonnaise, le cœur de l’art contemporain bat au rythme du monde, de ses drames mais aussi de cette beauté mystérieuse qui jaillit parfois de la nuit même si un ciel ensoleillé peut aussi être lourd de menaces… La fragilité dans toutes ses formes.


vendredi 16 septembre 2022

«Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet»

 


MAC Lyon

Jusqu’au 31 décembre 2022



                                                        Oeuvre de Julio Anaya Cabanding

Si la fiction ne peut advenir que du réel, elle peut cependant agir sur celui-ci. L’exposition au MAC de Lyon dans le cadre de la 16e Biennale procède de cette idée d’engagement pour une transformation de la réalité, laquelle idée aurait pu être banale si les commissaires s’étaient contentés de tirer les fils d’un récit et de l’illustrer. Or, s’il s’agit bien de fils, ceux-ci trouvent leur réalité dans un contexte historique et social, celui de Louise Brunet, fileuse de soie à Lyon. Et dans un parcours où se mêlent documents et œuvres d’art ancien ou contemporain, les fils s’entremêlent et la trame du réel se défait, non seulement par l’intrusion de l’imaginaire mais aussi par la construction de réalités parallèles à celles de Louise Brunet.

Mais qui était cette femme? Un individu parmi tant d’autres mais, comme beaucoup, une figure héroïque de l’insignifiance. On sait d’elle qu’elle participa à la révolte des Canuts en 1834, qu’elle sortit de prison à 18 ans pour partir au Liban dans l’espoir d’une vie meilleure, là où on cherchait des fileuses de soie expérimentées. Puis, dans des lettres à sa sœur, elle racontera l’enfer de son quotidien. Elle sera de nouveau emprisonnée puis le fil se rompt…

Louise Brunet s’incarne alors par autant de figures qui, dans le monde, sont sujettes à la fragilité et à la volonté d’y résister. En sept sections, l’exposition relate des fictions quant à l’individu aux prises avec la masse, les ségrégations ou la mortalité. Mais la vulnérabilité c’est aussi la porte de l’émancipation et les œuvres, à travers le temps et l’espace, en explorent toutes les modalités. Au tableau d’une tête de Christ couronnée d’épines et des mains dans un geste d’imploration et de résilience peint par Albrecht Bouts répond celui de Julio Anaya Cabanding. Il s’agit là d’une simple copie, non plus sur une toile mais sur un vieux carton abandonné. Toutes les œuvres interprètent un face à face tragique ou s’illuminent mutuellement dans la quête d’une relation au corps, à l’image de soi, à l’espoir. Quête ou enquête, réel et fiction, passé et présent, tout se joue par la présence des œuvres qui se heurtent au réel en même temps que celui-ci se transforme. Peintes en 1983, deux huiles sur toiles de Salman Toor, par leur lumière vertigineuse et l’énigme qu’elles diffusent, résument l’esprit de cette exposition. Des œuvres variées qui parlent par elles-mêmes de l’autorité qu’elles exercent mais aussi, peut-être, de leur propre fragilité par rapport à d’autres œuvres ou à d’autres mondes.





jeudi 15 septembre 2022

Hans Op de Beeck, «We were the last to stay»

 


Jusqu’au 31 décembre 2022

Usine Fagor, LYON




Pour ce «Manifeste à la fragilité» comme le proclame le titre en anglais de la 16e Biennale de Lyon - la langue française ayant disparu - il n’est pas certain que le cadre soit approprié. Par bonheur, l’événement se déploie sur d’autres sites dont l’architecture assure aux œuvres toute leur légitimé. Pourtant si les anciennes usines Fagor, par leur immensité oppressive maltraite d’emblée nombre d’œuvres, certaines y trouvent leur épanouissement. Parmi elles, l’installation de l’artiste belge Hans Op de Beeck qu’on traduira par «Nous sommes les derniers à rester», est particulièrement saisissante puisqu’à l’instar d’un décor cinématographique, elle nous convie à imaginer notre propre scénario quand celui-ci s’aliène à un dispositif scénique.

Voici donc un vaste hangar au sein de ces friches industrielles si prisées par l’art contemporain. Une chape de silence s’abat sur un paysage recouvert d’une cendre grise, avec ses arbres maigres, une eau morte et des mobile home avec un assemblage de chaises et de tables vides comme si toute trace de vie avait déserté le lieu. Ainsi déambule-t-on dans un espace clos où le temps est aboli et où, la question de l’histoire et de l’humain reste énigmatique, comme en suspend.

Une ville fantôme mais que plus rien ne vient hanter. C’est parce que nous sommes pris dans cette sculpture de cendre et de neige charbonneuse que nous savons qu’aucun récit ne peut y germer. Plus qu’un «Memento mori», cette installation est aussi une méditation sur les modulations du réel et de la fiction et la possibilité d’éprouver par nos seuls sens les points de fuite de l’imaginaire. Bad trip but good work!

Giuseppe Penone à La Tourette

 



Couvent de La Tourette, Eveux

Jusqu’au 24 décembre 2022


L’empreinte du souffle

«L’arbre se souviendra que je l’ai embrassé». Est-ce de cette certitude face à la fragilité de la mémoire que se déploie l’œuvre de Giuseppe Penone? Et comment associer à un temps qui efface autant qu’il révèle, les traces incertaines de cette rencontre avec la nature sans dépouiller celle-ci du mystère de sa communion avec l’humain? Tout le travail de cet artiste majeur de L’Arte Povera depuis les années 70 s’inscrit dans les méandres de ce geste qui restitue à la pensée la sève des arbres, les nervures des feuilles ou la boue de l’argile.

Mais l’œuvre acquiert une dimension plus spirituelle quand elle s’accorde à un site et à l’architecture d’un couvent construit à la fin des années 50 par Le Corbusier. Créé sur pilotis et surplombant des ondulations de prairies et de forêts, l’édifice de béton telle une roche avec ses cavités, s’y inscrit. Il y dévoile ses trouées vers le ciel, son enracinement dans la terre mais aussi ce que l’homme y ajoute, la rectitude des formes, l’organisation de la pensée, l’autorité des lignes et de la couleur. Mais Le Corbusier comme Penone a voulu s’imprégner du lieu et, par effet de miroir, l’artiste italien convoque l’esprit même de la nature pour un hommage sensible et humble à l’architecte.

Les pilotis sont ici comme des arbres surgissant de terre. Et le bois fut aussi ce qui assura le coffrage des poutres de béton auxquelles Le Corbusier désira laisser l’empreinte de l’écorce. Tout témoigne alors d’un accord tacite entre la volonté de l’artiste et le souffle mystérieux de la nature. Reprenant le nuancier des 63 couleurs qu’utilisa l’architecte, Penone par des frottages sur toiles au pastel ou à la cire sur les parois grumeleuses, les piliers ou les fenêtres, crée toute une gamme d’œuvres - «Le Bois sacré»- qui s’insère en plusieurs lieux, en particulier dans l’église. On y devine là les modulations de la Croix tandis qu’un tronc avec ses aspérités et son lisse se hisse vers l’autel. Dans le réfectoire, sur une vaste table, des boules d’argile sont pétries comme du pain déposé sur un linge. Et sur le mur, en écho à l’idée d’offrande et de partage, Penone dessine des paupières closes avec des épines d’acacias parmi le marbre dont l’artiste exhibe les veines.

Car si l’esprit résonne ici, c’est pourtant du corps qu’il s’agit. Et l’artiste ne cesse d’en extraire les marques quand il s’imprime comme sur un suaire. Avec l’empreinte de ses doigts, il reprend le cuir tanné de la couverture d’un vieux livre liturgique pour dire la peau dans les teintes d’un sang qui s’efface pour une toile d’une intensité troublante. Au sol, le doigt est représenté par une multitude de cierges fondus dont le bout est revêtu d'une capsule de verre pour signifier un ongle. Temps et espace se réconcilient alors avec nos corps pour un instant d’humilité et de vie. C’est toujours l’invisible du souffle qui traverse ce lieu pour une rencontre avec ce qui nous relie au monde et peut-être au ciel.





samedi 27 août 2022

François Boisrond, "Une rétrospective"


Musée Paul Valéry, Sète

Jusqu’au 6 novembre 2022



«Ce fut comme une apparition». On se souvient de ces quelques mots de Stendhal au début de «L’éducation sentimentale». Et, de même, peut-on parfois éprouver cet instant où, par miracle, le regard se confond à une figure qui exerce un effet sidérant de révélation. Mais il y a désormais peu d’éducation pour les yeux comme pour le cœur. Et dans l’art ne subsiste plus que le règne de la pensée avec les multiples modalités qu’on lui accorde. Parcourir l’exposition de François Boisrond c’est pourtant un éveil au monde, par la seule grâce de la peinture et de l’effet d’éblouissement qu’elle peut provoquer quand elle s’assume et se revendique dans toute son intelligence

La peinture se comprend au magnétisme qu’elle produit et à l’autorité de son histoire. Rien de mieux que cette rétrospective pour remonter le fil d’une œuvre, à partir des années 80 et de la «Figuration libre» avec Combas, Di Rosa ou Blanchard. C’est l’époque où le conceptuel et le minimal imposent leur domination et, qu’en France notamment, on rejette violemment la tradition et l’idée même de peinture. François Boisrond est au contraire l’un de ces quelques artistes qui veulent réconcilier l’art avec la vie en revendiquant sa veine populaire. Les premiers tableaux illustrent cette sauvagerie heureuse dans la mémoire de l'enfance, de la bande dessinée ou du pop art. Le support papier, tissus ou carton répond à des traits rapides et à des couleurs brutales pour faire jaillir l’éclat de la vie et de la liberté à l’intérieur d’une image. Un visage à peine esquissé parmi des plans épars du quotidien, une télévision, un lit et toujours ce simple éloge de la banalité dans un temps suspendu.

De l’art urbain tel qu’il existe alors en Amérique avec Keith Haring ou Kenny Scharf, Boisrond n’en garde que la spontanéité. La peinture, sa composition, sa lumière et sa matière s’intègrent à l’énergie vitale, et confèrent à l’image le pouvoir d’en restituer les contours. La vie dans son essence même, tel est l’enjeu et le thème de cette œuvre. Peu à peu, le tableau pourtant devient plus complexe, les scènes s’élargissent, les images se superposent. Dans les années 2000, l’écran, le Polaroid, assurent la transition entre le réel et la peinture et l’artiste oscille entre l’universalité de l’image extraite d’une encyclopédie et des fragments d’autobiographie.

Puis c’est la découverte de la peinture à l’huile et de la photo numérique. Et François Boisrond, fils de cinéaste, peint d’après l’écran, accentue les effets de flou et de mise en scène. La palette s’assombrit alors pour des effets saisissants de relecture de l’histoire de l’art. Il se confronte à Watteau ou à Manet, il accentue le clair obscur ou défie la perspective. La chair s’imprègne d’une densité telle qu’elle échappe au réel en le magnifiant. De plus en plus les figures s’intègrent aussi au décor; les personnages sont d’évidence des comédiens et on devine que la vie n’est peut-être alors qu’une scène tragique.

Il faut suivre cette fascinante progression du peintre vers le numérique et son incroyable talent pour toujours nous surprendre! Construit à partir d’une scénographie chronologique, le parcours se poursuit sur une centaine d’œuvres qui sont autant d’illuminations joyeuses ou inquiètes sur la vie quotidienne et ses mystères. On y lit l’intimité de François Boisrond à l’intérieur de sa peinture et c’est bien celle-ci qui ne cesse d’agir magiquement sur celui qui la contemple. Regarder un tableau de Boisrond c’est comprendre un sourire, s’émouvoir d’une ombre, se confronter à soi-même. Et le Musée Paul Valéry de Sète est aussi un lieu superbe à découvrir.




mercredi 24 août 2022

Nick Knight, «Roses from my garden»

 



Musée de la Photographie, Nice

Jusqu’au 25 septembre 2022




Quand Nick Knight déclare «La meilleure image est l’expression de l’artiste», il adopte un point de vue kantien par opposition à l’idéal d’Aristote d’une imitation au plus près de la nature. Créer devient alors une affaire de distance et d’un travail de décomposition de l’objet pour le traduire dans l’ordre du sensible. Il ne s’agit donc plus de représenter mais de sublimer. Nick Knight est un explorateur de l’image. Mondialement célébré pour ses photographies de mode et ses clips de vidéo d’artistes, il se saisit de l’emblème de la rose pour faire subir à celle-ci toute une série de manipulations pour, selon ses mots, «montrer ce qui n’existe pas». Or la rose, par sa charge symbolique, sa poétique liée à l’amour et à l’éphémère de la vie, sa beauté et ses épines, se hisse vers une autre dimension que celle d’un simple objet. Métaphorique, elle est surtout assujettie à une histoire et, dans l’imaginaire collectif, elle se substitue à l’intime.

Par son travail sur l’image de la rose, Nick Knight, sur de grands formats entrouvre les portes de son jardin secret, là où à Londres, à l’écart de l’agitation des grands studios de mode, il recueille ses fleurs. Il en extrait parfois les pétales, les met en scène comme il le ferait pour une star, lui prodiguant des soins de maquillage en s'aidant ici d’un simple Iphone pour les photographier. A la lumière naturelle, sur une table, il dispose minutieusement bouquets, tiges, vases et corolles et l’équilibre de la composition est en elle-même un défi à la réalité. Puis il manipule l’image à l’aide de filtres, en redessine les contours à l’aide d’un crayon numérique et d’un logiciel pour en accentuer l’aspect artificiel. Et par le biais de l’intelligence artificielle, il oppose la méta-fleur à la métaphore, la beauté magnifiée à la beauté naturelle.

L’effet est spectaculaire. Nous voici aspirés dans des volutes de brumes sirupeuses, des carnations transparentes, irriguées de veinules et de nuages pour des assomptions vertigineuses. Et ces fleurs, si belles, plus elles tentent de s’extraire de la tradition de la nature morte et des vanités, plus elles se voilent pourtant d’une certaine mélancolie. So British! se dit-on. Et avec avec une pointe de kitch, pourrions-nous ajouter. Pourtant Nick Knight reste un intraitable travailleur d’images. A l’instar des pétales qui s’alanguissent, il en connaît la beauté dangereuse. C’est sur les rivages de celle-ci que le photographe nous conduit. Les matières sont floconneuses et dessinent des limbes entre enfer et paradis. Et de ses roses, il pourrait dire comme l’auteur des Fleurs du Mal, «Les nuages, les merveilleux nuages...»

En contrepoint de cette évanescence, la Galerie adjacente au Musée présente des œuvres de Catherine Larré. Voici une beauté vénéneuse quand la fleur est saisie dans les affres de la photographie. Ce que celle-ci capte ce n’est plus un état des choses mais un processus de gestation et de décomposition. La fleur est tour à tour déchirée, intégrée dans le trouble d’une narration ou pareille à un organe et à ses fluides. L’image étouffe dans le cadre ou bien se déchire ou adhère à des installations périlleuses. Elle exhale le souffre de la fascination pour les pétales délabrés qui donnent naissance à d’autres vies, d’autres rêves que l’artiste effleure et déflore.