vendredi 8 mars 2019

Pauline Brun - Rémi Groussin, "Shooter"

La Station, Nice, jusqu'au20 avril 2019



Scène d'interaction de deux artistes, « Shooter » est le produit de leur résidence durant quatre mois à La Station. Chacun d'eux se mesure à un même espace pour l'investir de sa propre pratique et le transformer en résonance à la proposition de l'autre. Rémi Groussin déjoue les conventions du spectacle en prélevant dans notre quotidien des signes dépourvus de leur fonction initiale. Les objets sont ainsi réduits aux seuls indicateurs de ce qu'ils furent et traduisent ainsi leur perte de sens. L'artiste, revenant aux geste de l'artisan, dépouille ici les codes marchands de l'enseigne lumineuse pour en restituer la matérialité. Se limitant à la forme minimale d'une paire de lunettes, deux cercles et une barre, il pratique cette autopsie pour mettre en relation le pictogramme publicitaire dans son projet et ce qu'il en advient quand on en exhibe ses éléments constitutifs. Ce sont alors les notions d'atelier et d'espace d'exposition qui prennent sens par la distorsion qu'elles induisent vis à vis de leur contexte d'origine. Le logo s’essouffle alors au rythme des dysfonctionnements. Fils et accroches désignent misérablement leur arrachement à la vie et la lumière des néons ne témoigne plus que des symptômes de leur extinction.
Pourtant cette mise en scène des ruines d'un hors champ est conduite de manière burlesque et c'est aussi sur ce registre de la déconstruction et de l'ironie qu'intervient Pauline Brun. Celle-ci intègre dans un même espace clos l'artifice d'un atelier aux vitres sans tain, avec la simulation d'une porte, et quelques autres éléments - faux bras, têtes outrancièrement transformées - qui deviendront les accessoires de ses performances. L'artiste souligne aussi un effet de découplement en mettant en relation la performance actuelle et celles qui les ont précédées par une projection sur un écran occupant tout le fond de l'atelier. De la même façon, les traces de l'événement resteront ultérieurement sur le lieu et s'intégreront au processus. Cette distorsion accentue le grotesque des situations quand, entièrement revêtue d'une combinaison blanche et jouant de prothèses grotesques, Pauline Brun se livre à des contorsions qui figurent la déshumanisation du corps réduit à une forme mouvante et improbable quand il se fond dans l'espace. Ce personnage c'est « Scruffy » donc « miteux », « débraillé », comme métaphore de cette vie sortie des rails. Son ridicule ou sa solitude sont mis en musique par un « gnagnagna » lancinant comme une mélopée folle et triste pour un cérémonial déroutant où, chacun pourtant pourra peut-être se retrouver ou se découvrir. Ou rire ou pleurer.

La Station à Nice est une association active depuis 1996. Elle offre un soutien aux formes expérimentales de l'art actuel. Installée depuis 2009 sur le site des anciens abattoirs aujourd'hui dévolus à la création culturelle, le 109, La Station a présenté 42 expositions intra-muros et 24 expositions extra-muros. Elle accueille 2 résidences temporaires chaque année.


jeudi 7 mars 2019

Frédéric Fenoll, "Fils de l'univers"


                         

                             Le dessin s'énonce au singulier comme si, en lui-même, tous les fils d'un univers s’enchevêtraient dans des lignes, des courbes, des zones claires ou sombres et que ce dessin ne serait voué à d'autre destin que de figurer ce seul récit avec ces fils qui se tissent ou s’étiolent. Il établit son autorité sur des millénaires dont il renvoie l'écho dans l'apparence d'une universalité. Mais c'est alors faire l'impasse sur les fractures, les zones blanches ou grises, ou le chaos... Car si la peinture dut pour sa part se confronter à des mutations chimiques ou techniques, le dessin traverse les siècles dans l'ascèse de ses moyens et se suffit de son évidence. Cette humilité s’arrime à ce privilège qui lui permet de faire résonner ce trouble ancré à la source de l'art dont il exprimerait les bruissements, les tâtonnements, les méandres primitifs, les terreurs, les échappées magiques ou les rets qui s'emparent d'un récit quand, tel un premier souffle, celui-ci s'empare de failles et jaillit.
                             Pourtant les dessins de Frédéric Fenoll s'énoncent au pluriel quand chacun d'eux, sur une même feuille, s’emboîte à un autre comme dans un jeu de poupées russes où chaque figure relate un instant de l'histoire de l'art, quand cette vertigineuse remontée dans le temps est aussi le tremplin d'un saut dans le vide. Ou bien d'un envol vers ce feu d'un soleil où Icare se brûle les ailes...
                                 L'espace du dessin devient alors ce lieu d'une dramaturgie où le temps du dessin, la linéarité d'un récit et les figures invoquées se toisent, se croisent et se heurtent. Un thème médiéval rejoint le pop art, les orbes floraux de l' Art Nouveau se conjuguent aux fanzines et cette histoire occidentale se trouve absorbée par un espace japonais ou bien un paysage chinois qui s'empare de la mythologie égyptienne. L'artiste saisit cet afflux dans une nasse avec ses réseaux inextricables. Enfer et paradis se confondent. L'espace se dilate, se contracte ou se recompose dans des regards hallucinés, des constructions psychédéliques. Tout n'est plus qu'explosion et gestation, les ventres se chargent d'étoiles, les animaux les guettent dans leur silence sidéral, le ciel est un rideau de décombres géométriques, filaments de bave, yeux, spirales, bouches, signes, torsions...
                                Dans la lignée des grands visionnaires, l'artiste s'affronte à ce réel emmuré qu'il défie par une vision eschatologique ou son envers, le mythe d'un paradis perdu. On y croise William Blake, Félicien Rops ou Louis Soutter. On y devine le souffle de Dante. Et pourtant quelque chose de novateur s'impose ici: Le regard de Frédéric Fenoll n'est pas tant en prise avec lui-même qu' avec les images que l'histoire de l'art restitue. Ce sont celles-ci qui deviennent la véritable trame du dessin. Elles en sont la genèse et elles portent l'intuition de formes nouvelles dont elles nous racontent la gestation.
                                  Ce ce chaos qui soutient le dessin, la perfection du geste, la patience des traits, la précision des volumes désignent pourtant, paradoxalement, cet envers d'une renaissance à la fois placide et tourmentée, liée à cette obstination maniaque à se mesurer au monde. L'art est ce combat. Bruit et fureur. Mais aussi silence et recueillement. Tout alors se télescope pour un noir fécond dans lequel lignes et figurent fouillent et élucident l'idée même du dessin, se mesurent à lui et trouvent la lumière.

Galerie Depardieu, Nice, du 7 au 30 mars 2019

samedi 16 février 2019

Villa Arson, Flora Moscovici et Linda Sanchez + tainted love/club edit




Liberté et plaisir s’inscrivent en matière et lumière pour une exposition de laquelle une vie torrentielle jaillit, sans tabou, sans autre limite que la scénographie qui l'encadre. « Tainted love/ Club edit » est ce récit sombre et lumineux d'une histoire qui culmina à la fin du siècle dernier et Yann Chevalier, en partenariat avec le Confort Moderne de Poitiers, en compagnie de 35 artistes restitue cette dramaturgie dans une débauche d'images et d'objets comme rappel de la Culture Club qui enflamma les nuits. Bien sûr le corps, dans ses multiples facettes, par son exubérance, irrigue l'espace et ce temps comme un nerf à vif, une excroissance d'énergie qui en met en péril les limites. En arrière plan, une musique qu'on n'entendra pas mais que la scénographie suffira à en rendre l'écho joyeux et acide. Une orchestration qui ici se transforme en kaléidoscope, dans des découpes de corps tamisés comme autant de synecdoques pour nommer l'essence et la forme du désir, du sexe et la nuit de la mort.
A l'origine de l'exposition, un tube de Soft Cell et ses paroles de rupture. Car c'est bien dans une faille que tout ceci se construit. Béance au cœur de la nuit, éclairs sur la piste où Dieu ou le diable mènent la danse. Miroir à facettes, chaussures de luxe, accoutrements improbables, sexe et sueur, tous les matériaux, tous les dispositifs sont convoqués. Le visiteur est accueilli par un somptueux néon de Sylvie Fleury dont on découvrira par la suite des paires de chaussures en bronze posées sur miroir. Puis les sous-vêtements Calvin Klein et Levi's d' Elmgreen§Dragset., le sexe velouté et torride de Betty Tompkins. Dream and Fachion. Là où le réel s'épuise dans le petit matin blême, l'art prend le relais dans son extrême diversité. On s'amuse de la démesure, on s'émeut de la nuit et de ses fantômes qui s'agitent dans l'or et la lumière. Le narcissisme se noie dans les communautés de circonstance, la culture gay caresse l'imaginaire des people, chacun devient le VIP de ses rêves.
Une vaste salle est consacrée à l'exubérance colorée de Norber Bisky qui déploie ses fantasmes solaires ou nocturnes. La peinture explose comme pour illuminer ce qu'elle aveugle. Les corps sont beaux, les fonds sont idylliques, le bonheur est peut-être un poison.
En contrepoint, en marge de l'exposition, dix peintures de Fabienne Audéoud, par des agrandissements d'illustrations enfantines, nous placent dans une autre perspective, celle des contes et des petites souris humaines. Celles-ci nous murmurent ironiquement que sans doute jamais nous n'atteindrons nos rêves d'enfant.
La seconde exposition, « dérobé » dans la galerie carrée, résulte d'une résidence de Flora Moscovici et de Linda Sanchez. L'architecture du lieu est en prise avec deux artistes aux pratiques fort différentes. Les murs sont négligés au profil du plafond alvéolé et de l'espace central. La lumière naturelle baigne au cœur de ce dispositif. La rencontre des deux artistes se réalise avec humilié comme un hommage au lieu . Peintre, Flora Moscovici s'empare du plafond sur lequel elle répand un subtil jeu coloré sur sept caissons. Le béton et leur stricte géométrie s'anime alors d'une aura poétique tandis que Linda Sanchez travaille la sculpture hors des cadres traditionnels. Elle déploie, du plafond vers le sol, une vaste courbe à partir d'une bâche enduite d'argile crue. Son séchage crée des zones lumineuses qui changent au fil du temps et dont le sol recueille les dépôts de cet arc. Légèreté et tension s’organisent à partir de câbles qui soutiennent l'ensemble par des masses d'argile. Ici encore, la Villa Arson rend hommage à la lumière.


Villa Arson, Nice, jusqu'au 26 mai 2019


mardi 12 février 2019

Lucien Murat, Eglé Vismanté; Espace à vendre, Nice



Deux expositions pour deux univers étanches qui pourtant, par le biais de l'étrange, permettent d'approcher quelques orientations quant à la nature de l’œuvre d'art aujourd'hui et sa relation au spectateur. Lucien Murat avec "Megathesis ou la possibilité du héros" agit dans la toute puissance d'un travail frontal qui, dans la tradition de la figuration libre, fait coïncider une narration populaire, voire naïve , avec une totale liberté dans l'emploi des couleurs, des matériaux et des références culturelles. Autant dire que l'artiste ne se refuse rien et joue insolemment aussi bien avec les références à l'histoire de l'art qu'avec le mauvais goût le plus assumé. Avec désinvolture et humour, il en exhume les relations honteuses tout en faisant preuve d'une grande maîtrise dans l'élaboration de pièces où l'énormité, dans tous les sens, est poussée à son paroxysme.
L'artisanat se mêle alors à la culture punk ; il témoigne ici des vieux poncifs de la peinture revisités par des fragments de tapisserie grossière qui citent l’Angélus de Millet et tant d'autres œuvres du même registre. Des fleurs et quelques biches, une pincée de Fragonard et une louche de Vermeer, tout cela est cousu dans un patchwork kitsch qui s'annule pourtant quand ces mauvaises copies sont elles-mêmes raturées par des pastiches de l'art populaire d'aujourd'hui, celui des surhommes et des lasers. Il en ressort un bric à brac coloré à l'extrême, contradictoire, mais aussi un puzzle qui nous incite à reconstituer des fragments de temps et d'espaces opposés.
Quel sens donner à cette confrontation entre la niaiserie d'une peinture idéalisée, ces scènes de genre mielleuses et le monde digital qui s'exprime violemment mais pourtant dans une même schématisation naïve ? Sans doute une catastrophe silencieuse, lisse, engoncée dans un mythe de la perfection classique se tapit-elle dans un passé dont les scories se veulent désormais invisibles.A celle-ci répond, dans un hurlement saturé de couleurs comme un clin d’œil au street art, la prémonition d'une apocalypse avec des personnages de science fiction, des armes magiques, des collisions, des incendies, des traces d'émeutes. Des tas de pneus peints ou cousus pendent comme une mauvaise coulure en bas du cadre à peine rectangulaire de l'ensemble du patchwork. Ça claudique de partout et il en résulte quelque chose de dérisoire, de grotesque comme si l'artiste s'amusait à parodier l'art rococo pour pousser à l'extrême tous les artifices de la représentation.
L'art est ici cette excroissance du réel. Comme l'est aussi le monde digital qui dans les œuvres de Lucien Murat apparaît sur une matière lisse dans des zones de pixels par analogie à la trame de la tapisserie mais aussi en opposition à elle.
Loin de cette œuvre qui prend parfois l'épaisseur d'un bas relief, qui s'autorise tout, le rire, le délire ou la grimace, les œuvres d' Eglé Vismanté se rapportent à un passé lointain enseveli dans une mythologie médiévale que l'artiste interprète par fragments, symboles comme autant de signes pour matérialiser l'imaginaire. Le titre « Hics » renvoie à l'adverbe latin pour « Ici » qui, pluralisé au Moyen-Age, prend alors un sens juridique. L'artiste inscrit ainsi une partie de son travail dans la simultanéité et l'éphémère. L’œuvre semble menacé par son effacement. Des réminiscences de monstres, des mutations hostiles, des brides de terreur surgies du noir et du fusain rehaussé de blanc de Meudon irriguent les dessins dans lesquels le réel s'imprègne du mythe et le concret se dissout dans l'abstraction. Il en résulte des figures hybrides, parfois d'apparence biologique – rappels de vertèbres ou de découpe de tête – comme retour inconscient des monstres qui se terrent dans notre imaginaire.










lundi 4 février 2019

Contre nature ou Les fictions d'un promeneur d'aujourd'hui



Gilles Miquélis

Penser la nature c'est se livrer à un vagabondage, une rêverie dans laquelle on glane des éléments de récolte, des fragments de paysage, des associations d'idées en collision avec le regard. Et la nature se charge alors de tout ce qui lui est étrangère à tel point que l'envisager c'est déjà se positionner « contre nature ».
Organisée par Evelyne Artaud, l'exposition du Centre d'Art Contemporain de Châteauvert met en scène ce décalage qui s'instaure entre la nature et celui qui s'en empare. Et plus précisément lorsqu’il s'agit de l'artiste dont le rôle consiste justement à traduire cette errance en formes et en fiction. Ou bien en déshérence quand ces histoires que le promeneur se raconte s'émiettent, se heurtent à la réalité d'une nature qui se meurt mais à laquelle les artistes peuvent insuffler des parcelles d'espérance quand ils nous enseignent une autre relation possible au monde.
Onze d’entre eux, à travers différentes pratiques -peinture, sculpture, vidéo, dessin, photo, installation – nous proposent une vaste orchestration plastique riche en cris et en silences, où l'amour interfère avec la violence quand, par exemple, Franta peint une nature sortie de ses gonds, avec ses chiens lâchés et hurlant. Mais l'amour est présent, il est même le seul lien véritable qui nous rattache au monde et l’œuvre de Didier Gianella et Emmanuelle de Rosa nous le rappelle par un distributeur de lettres d'amour pour 2€. Les superbes dessins de Michel Houssin mettent en évidence les processus de confusion qui s’instaurent entre l'homme et les éléments d'un paysage, dans un jeu de puzzle ou d'effacement. Tout cela est tendu à l'extrême ; la nature demeure souveraine, hurlante de vitalité, débordant de sève et chaque artiste nous raconte ce qu'elle lui a murmuré. Quelque chose qui s'est formulé en matières, en couleurs et en lumières et dont le seul mot porteur d’espoir qui subsisterait s'appellerait beauté.

Œuvres de Franta, Jean Jacques Cary, Marc Alberghina, Paolo Bosi, Gilles Miquelis, Emmanuelle de Rosa et Didier Gianella, Michel Houssin, Muriel Toulemonde, Jean-Paul Maniouloux, Luc Boniface

Centre d'Art Contemporain - Châteauvert, jusqu'au 30 juin 2019

                                                                  Jean-Paul Maniouloux


Geoffrey Hendriks, "Skies" et Berty Skuber, "Reuzen"

Galerie Eva Vautier, Nice jusqu'au 23 mars 2019





Mythes et réalité ici se confondent dans une atmosphère née de cette spontanéité de l'instant présent qui fut si déterminante pour Fluxus.
Et comment ne pas penser aussi à cette incantation sourde de Baudelaire quand on se mesure à la présence des œuvres de Geoffrey Hendricks décédé en 2018? « J'aime les nuages... Les nuages qui passent.... là-bas... là-bas... Les merveilleux nuages ». Si ce poème de  Baudelaire s'intitule « L'étranger », il y a sans doute chez l'artiste cette même relation à l'étrangeté du monde quand il s'empare des cieux et des nuages comme un au-delà inaccessible, sans autre consistance que cette présence fugace et toujours changeante des formes et des couleurs. Si la représentation du ciel demeure une thématique forte de l'histoire de l'art, des cieux mystiques de la Renaissance jusqu'aux études de nuages aquarellées de Bonington, Geoffrey Hendricks se livre pourtant à une approche radicalement autre.
S'inscrivant dans le mouvement Fluxus dès sa fondation avec Maciunas en 1962, il intègre la force de l'éphémère et de l'expérimental dans de nombreuses performances qui, à l'instar de Beuys, relèvent d'une forme de cérémonial en prise avec la terre, les éléments et les mythes. Répétitions, séries, comme dans un rituel où l'artiste célèbre l'union de l'art et de la vie. Les nuages... les nuages... Ils se définissent ici comme une série de variations lumineuses, presque musicales. Mais aussi par cette élévation poétique, dans la relation au corps, quand il alla jusqu'à se représenter lui-même couvert de ces nuages-là ou bien qu'il effectua plusieurs performances où il expérimenta le déséquilibre en exécutant des poiriers. Tête renversée comme pour une autre façon de percevoir le monde.
Photographies, installations et aquarelles témoignent de la vitalité de cette œuvre qui influença tant d'autres artistes puisque Geoffrey Hendricks enseigna durant 48 ans à la Rudgers University dans le New Jersey tout en créant des actions partout dans le monde. L'artiste nous lègue une œuvre dans laquelle la poésie de l'absurde renvoie à une aspiration quasi mystique où la densité du corps se heurte à l'immatériel. Théâtre de l'humain autant que célébration solennelle teintée d'ironie, voici une œuvre singulière et multiforme.
Dans le sillage de Fluxus, l'artiste italienne née en 1941, Berty Skuber, présente une œuvre où la vie, dans sa globalité, se conçoit comme un patchwork de réalité et d'imaginaire. Entre documentation et fiction personnelle, une trajectoire se construit au travers de l’ambiguïté des mots et des images. Photographies,dessins, peintures et autres objets s'imbriquent dans une fantasmagorie encyclopédique. Le détail rebondit sur la totalité de façon aléatoire, la représentation s'efface dans une abstraction pour une grammaire qui s'ouvre à une autre forme possible de la subjectivité de l'artiste pour une nouvelle conception du monde extérieur.



jeudi 31 janvier 2019

Nina Carini, "Are my eyes distracting my hearing?"



La vie ne tient qu'à un fil, à ce temps suspendu que l'artiste italienne Nina Carini surprend à sa source, dans l'hésitation de la matière ou la perception du vide. Tel est ce fil conducteur qui s'insère aux lisières de l'effacement. Nina Carini l'inscrit sur le papier de coton qu'elle perce pour le faire couler avec une précision extrême comme pour relater un précieux instant de méditation. Voici donc une œuvre saisie dans le recueillement et qui ne se dévoile que lentement quand elle engage celui qui la regarde dans ce même cheminement vers la source de tout langage. Pensée et perception se confondent alors aux confins d'une énonciation dont nous ne saisirons que la trame.
Nina Carini dessine avec ce fil qui incise l'envers de la feuille pour des ébauches de formes primitives, des mémoires de formes géométriques ou d'étoiles. Dessins murmurés d'un univers balbutiant, réduit à sa seule force organique. L'artiste tisse cet instant de la création quand l'aléatoire impose son signe sans recours possible et que ce signe se mesure au réel pour traduire ce qui est avant d’apparaître. On devine ici ce qui seraient les prémisses d'une partition musicale, ou là ce qui serait un idéal cosmique - une perfection rythmique faite de presque rien, une incidence lumineuse, un poudroiement de noir dans un cercle parfait, des angles qui se découvrent. Mais encore faut-il pouvoir vraiment les voir, comme à l'instant où la mer se retire laissant derrière elle des formes qui se laissent deviner mais jamais apprivoiser.
Cette fragilité s'énonce avec rigueur, dans toute sa certitude. Les formes qui en résultent, humbles et somptueuses, procèdent de cet équilibre parfait entre un esthétisme pur et le mépris d'une beauté frelatée rétive au sens, à ce sens comme seul horizon.
Car l’œuvre s'apparente à une calligraphie minimale. Ébauche de dessins mais aussi cette installation « je t'aime » sur une centaine de feuilles avec les mots qui, d'une feuille à l'autre, se superposent jusqu'à leur effacement total. Mise en scène translucide comme dans ce léger filet de cordages constellés de fragments de points et de traits où s'esquisse la tentation d'une figure. Ou encore cette vidéo où des tournoiements de lumières sont les circonvolutions d'une danse. Tout n'est qu'équilibre et légèreté, évidence et simplicité mais pourtant quel mystère quand nous échouons à comprendre l'agencement de ces signes. Plutôt qu'à un dévoilement, l'artiste nous enjoint de céder à la sérénité d'un vertige.

NM> Contemporary   17, rue de la Turbie  Monaco

Jusqu'au 3 avril 2019



jeudi 10 janvier 2019

Stéphane Couturier; Musée National Fernand Léger, Biot


                 

                     Dans sa relation au réel comme dans son cadrage, la photographie hérite directement de la peinture. A celle-ci s'ajoute cependant cet aspect mécanique qui met en péril toute notion de subjectivité, non pour la faire disparaître mais plutôt parce que la technique marque les points de convergence ou d'opposition entre ce que l’œil perçoit et ce que l'appareil restitue. Fernand Léger fut ce peintre qui exprima sa fascination pour l'univers technique, les machines et l'architecture nouvelle que ce monde mécanique engendra. Photographe, Stéphane Couturier poursuit cette quête de la représentation et des pouvoirs de l'image en se superposant, au sens propre et figuré, à l’œuvre de Léger. Plus qu'un dialogue, c'est un débat qui s'engage, sur un fond historique, entre les deux artistes puisque le peintre exprimait la grandeur du monde moderne quand le photographe oppose à l'exaltation de celui-ci sa disparition, sa dissolution dans le numérique : le médium photographique n’est plus asservi au réel mais il témoigne ici de son effacement progressif.
                 A la puissance architecturale des peintures de Fernand Léger, Stéphane Couturier répond par des photographies monumentales qui semblent reprendre l'ossature et la trame du peintre. Mais là où une réalité nouvelle surgissait, ce sont désormais des plages de réel qui se dissolvent, des rebuts de signes pour décrire son épuisement. La photographie se formule ici sur une superposition d'images et cet afflux provoque un effet de brouillage, une destruction de la perspective et, in fine, cette mise à plat d'une abstraction qui, paradoxalement, se charge d'une valeur documentaire.
               Stéphane Couturier travaille par séries à partir d'images créées pour cette confrontation en hommage à Léger, mais aussi avec des photographies plus anciennes. Qu'il s'agisse de clichés saisis à Sète, à Brasilia, de points de vue architecturaux ou de photographies d'usines, ces séries parlent de la peinture et peut-être aussi de sa disparition. Ces images fragmentées dans lesquelles ne subsistent que traces, couleurs, rythmes et plans énoncent la puissance de cette peinture et de ce trouble mystérieux qu'elle seule peut encore porter.



Musée Fernand Léger, jusqu'au 4 mars 2019

lundi 10 décembre 2018

Fondation Maeght, "L'esprit d'une collection: les donations"


L'amour de l'art mais aussi l'amitié façonnent l'âme d'une collection. Celle-ci se dévoile alors à travers ces signes mystérieux hérités d'une histoire, d'une rencontre et de sentiments qui échappent à la simple perception du connaisseur. Aussi la Fondation Maeght pour sa nouvelle exposition, « L 'esprit d'une collection : les donations », nous propose-t-elle, sous les auspices d'Henri-François Debailleux, un parcours très subtil à partir de ces œuvres qui témoignent autant de leur force artistique que des histoires personnelles qu'elles recèlent.
 Celles-ci, au-delà de la magie des formes et des couleurs, portent l'empreinte des mystères liés à la sensibilité, aux sentiments humains qui, au fil du temps, se matérialisent dans une œuvre d'art. C'est cette épopée chargée d'humanisme qui nous est ici relatée, non de façon chronologique, mais à travers un assemblage très diversifié – genres artistiques, relations de formes, juxtapositions d'idées, associations de tons ou, au contraire, envolées disruptives comme ode à la liberté, gloire à la création. Les puissants liens d'amitié qui unirent la famille Maeght avec Braque, Miro ou Giacometti, puis plus près de nous, avec des artistes tel que Gasiorowski s'inscrivent au cœur de ce récit.
 Chaque salle de la Fondation apporte le témoignage d'un instant de la création, d'une parcelle de beauté. Chaque œuvre s'investit d'une mémoire qui reflète l'extrême diversité des propositions qu'un artiste suggère. La figure lovée dans un jaune impossible de Djamel Tatah suffirait à elle seule la visite de l' exposition. Et le bleu onirique d'un Monory, la violence transcendée d'un Immendorf... Inaugurée en 1964, la Fondation Maeght est la doyenne des fondations françaises et, au-delà de la richesse de ses collections, elle porte le témoignage des valeurs humaines qui en sont la source. Tout ce qui est présenté aujourd'hui repose sur ces dons d'artistes, de passionnés d'art, de collectionneurs ou de membres de la famille Maeght qui ne cessent d'enrichir une collection en mouvement.
 Henri-François Debailleux écrit à son propos : « Collectionner est un état d'esprit et un mode de vie. Chaque collection est ainsi à l'image de celui, celle ou ceux qui la constituent. Comme un miroir en quelque sorte. » Dans ce miroir les œuvres du siècle dernier jouent avec des pièces plus contemporaines. Aucune n'aura perdu de son éclat ; l'art plus que jamais est vivant, irréconciliable avec toute définition qui l'enfermerait. Le flux de la création coule dans les veines de cette Fondation. Le miracle continue.

La Strada N°305

Du 1 décembre au 16 juin 2019




samedi 17 novembre 2018

Festival OVNI, Objectif Video Nice




Autour du Festival d'art vidéo de Nice, OVNI, se greffent toute une série d'événements au 109, dans des galeries et lieux privés.
- Parcours Vidéo OVNI en ville du 16 au 25 novembre.
-OVNI à l'hôtel, 24 et 25 novembre
-Arrêt sur l'image par "le Hublot" à l'Entrepont (le 109)
-Total Contest TV le samedi 17 novembre de 19h à 23h à la Station
-Concrete Island, de Maxime Martins de 19 à 23h à la Station
-Grands canons d'Alain Biet de 19 h à 23 h à la Station
- Salon d'art vidéo et d'art contemporain CAMERA CAMERA à l'HÔTEL WINDSOR les 24 et 25 novembre

VIDEO ERGO SUM

Parfois, la nuit, de l'échancrure d'une fenêtre, l'on perçoit des lueurs vacillantes et bleutées qui tissent, dans la pénombre d'une pièce, un rythme syncopé, insignifiant, quand tout semble se résumer dans l'électrisation d'un espace. On sait pourtant que là, quelque chose se joue, qu'un récit se trame entre l' écran invisible et sa rencontre avec celui qui s'y confronte. Et cet autre qui, par effraction, perçoit la scène assourdie dans ce clair obscur qui le précipite de l'extérieur vers l'intimité d'un l'intérieur, celui-là vit l'expérience de l'imaginaire.

Telle serait peut-être la métaphore de la vidéo ou, du moins, l'une de ses figurations possibles. En retrait de toute définition et même, agissant contre elle parce qu'elle est mouvement et durée informe. Et l'on devine dans son processus quelque chose de brouillé, d'hybride, hors de toute linéarité et, que l'on y introduise du récit, on n'en espèrera alors ni début ni fin. Au moins ne subsistera-t-il que ce filament lumineux comme seul fil d'Ariane pour quelque chose qui s'écrirait, aléatoire, dans un espace invisible  : un bloc énergétique.

Bien sûr, on se dit que «  ce n'est que  » de la télévision. Mais, à la réflexion, on sait que ce pourrait être aussi bien un écran d'ordinateur, un jeu vidéo ou autre chose encore. Une sorte d'Ovni. Quelque chose d'autre, dont l'identité m'est étrangère, dont je ne perçois pas l'image mais une pluie de déchets lumineux par lesquels je saisis pourtant l'altérité d’une essence à sa source. Alors il me revient de combler ce champ nocturne, vaguement étoilé par tous ces éléments épars faits d'attentes et de rêves par ce qui deviendrait un récit  ; de le faire osciller de l'écran au spectateur, et à l'inverse, de me demander qui, de l'un ou de l'autre, en est l'acteur.

La vidéo force le spectateur. Et le contorsionne dans son attitude de soumission au regard et à l'image. Elle n'est jamais hypnotique. Même s'il éprouve de l'ennui ou qu’il se trouve exclu du récit qu'il espérait, le spectateur expérimente un autre temps, une autre déformation du réel. Et la vidéo est tellement multiple qu'elle le saisira là où il ne l'attend pas. Parfois informative, militante, répétitive. Parfois décalée, drôle, éruptive ou bien lancinante, interminable à moins qu'elle ne soit syncopée, folle, explosive. Avec elle, tout est possible; elle peut jaillir hors de l'écran, se mesurer à des objets réels comme elle peut aussi bien se dissoudre dans le blanc d'un signal éteint. Expressive ou minimale, elle est ce qui n'a pas de nom parce qu'elle demeure cette entorse au temps, à l'identité de l'art qu'elle semble parfois lorgner avec suffisance dans son rétroviseur. Elle est une fuite technologique, si peu humaine qu'elle nous saisit au col pour nous rappeler à quoi nous serions réduits pour elle  : des fantômes tâtonnant dans le réel.

Mais c'est là encore une illusion. Nous n'étions ici que les ombres d'un monde que nous refusions de voir et que les flux numériques ou filmiques découpent d'une lumière crue, sans concession aucune, pour nous rappeler les pulsations vitales, l'énergie concentrée dans cette machine que nous avions enfantée. Traitement laser pour extirper l'ancienne beauté du monde à moins qu'il ne se réduise à l'autopsie d'une vieille fée électrique, épuisée  : La vidéo est toujours devant; fuyante, elle échappe aux mots et aux formes. Elle s'émancipe ainsi de l'art dont elle se nourrit mais elle s'empare de lui et le regénère. Elle circule à la vitesse de la technologie, rêve à la vitesse de la lumière et se refuse à mourir à la manière d'une étoile. Trop vivante pour s'en soucier, elle vibre de cette énergie qui la maintient hors de toute téléologie, au-delà de toute forme , quand son contenu exhale la transformation, le mouvement, quitte à être plate, baroque, fausse, laide ou belle. Qu'importe, elle est un flux pour des vagues de lumière emportées dans des paquets de nuit.

On allume l'écran. L'image apparaît. Des parasites. Ou bien est-ce l'image qui désormais se désigne comme parasite  ? La vidéo raconte cette histoire sans récit.. On sait qu'elle sera semblable à toute vie dont on est condamné à ignorer le commencement et la fin. On sait qu'elle est vitesse, lenteur, accélération. Que des fragments de mémoire l'habitent. La vidéo est un étrange organe dévitalisé qui, pourtant, fouille les corps, enregistre les pulsations, sonderait les âmes si elle le pouvait et, au bout du compte, se glorifie d'être ce qu'elle est : du mouvement à l’état pur sculpté par la lumière.

Michel Gathier