dimanche 15 septembre 2024

De la Vallée de la Stura à Cuneo

 



C’est à la sortie du Col de la Lombarbe à 2350 mètres d’altitude que s’entrouvrent les portes de l’Italie. Un paradis de roches cisaillant le ciel pour en accentuer la lumière et, au loin, la sinuosité des vallées qui déferlent en vagues douces vers Cuneo en s’effaçant vers l’horizon. Les montagnes du Piémont dessinent ce spectacle grandiose et s’offrent à nous, à nos désirs de les gravir, de les défier dans nos randonnées ou de rêver à l’hiver pour des traversées enneigées que nous subodorons merveilleuses.

De merveilles en miracles, voici en contrefort de ce Col de la Lombarde, le Sanctuaire Sant’Anna de Vinadio puisque la légende veut que, sur «le rocher de l’apparition», Sainte Anne se révéla à une bergère et lui demanda d’y faire ériger une église. Celle-ci veille aujourd’hui sur la vallée dans son étonnante configuration avec son parquet en pente ascendante vers l’autel et ses murs tapissés d’ex-voto comme autant de traces émouvantes de la vie montagnarde. Important lieu de passage entre la France et l’Italie mais surtout centre de pèlerinage dès le Moyen-Âge, le Sanctuaire et ses dépendances étaient gérés par un «Randier» qui sonnait aussi les cloches pour accueillir les pèlerins quand ceux-ci s’égaraient dans un épais brouillard. Sa maison abrite désormais un musée qui relate au fil des siècles cette histoire, celle des épidémies, de la contrebande ou de l’émigration vers la France jusqu’en 1930 quand l’extrême pauvreté de ces régions montagnardes poussait à dire, «Si tu ne t’exiles pas en France, c’est que tu n’es pas un homme!». Aujourd’hui un sentier conduit pèlerins et randonneurs vers Cuneo en quatre jours à travers un parcours parsemé de refuges et permet au touriste français de faire le trajet inverse à celui de l’émigré d’hier.



Puis le paysage s’adoucit; il s’enrobe d’abord de forêts où les pins sylvestres s’abandonnent peu à peu aux frênes puis à des bosquets de châtaigniers et de noisetiers. De maigres prairies jouxtent de paisibles villages voués à l’élevage et à l’agrotourisme. Car la gastronomie dans une nature si intense est reine; on y déguste les pâtes locales - les «crusets», les tartes aux herbes de la montagne et aux orties, la crème d’ail de Caraglio, les saucisses de bœuf de Bra ou l’agneau noir. Le village de Valloriate propose d’étonnantes variations entre une cuisine pauvre de montagne et l’innovation culinaire. C’est ici, à la «Locanda Fungo Reale», le temple du champignons, le paradis des cèpes dans l’apothéose des vins du Piémont et des liqueurs de l’herboristerie Artemy.




En contraste avec cet hédonisme et ce territoire souriant, il exista pourtant l’âpre terre des hommes. Ces cimes impérieuses qu’on aime gravir racontent leur histoire dans leur implacable dureté. Il faut monter à pied jusqu’au refuge de Paraloup, un minuscule hameau maintenant en partie en ruine et qui fut le centre de la résistance contre le fascisme. Il fut un lieu stratégique pour surveiller l’ensemble des vallées et il y accueillit plusieurs centaines de combattants qui harcelèrent les troupes nazi jusqu’à la libération. En 1943, un millier de juifs assignés en résidence à Saint-Martin-Vésubie par les autorités italiennes d’occupation, firent l’ascension des sentiers alpins pour trouver refuge dans la vallée du Gesso. Malgré l’héroïsme de cette Résistance qui les aida dans cette exode, 334 d’entre eux furent déportés à Auschwitz.




Près du refuge, au cœur d’un panorama époustouflant, une maison a été restaurée tout en respectant son aspect d’origine et s’est transformée en un musée et un centre d’informations. Un peu plus loin, dans un village proche, on y apprend que la langue occitane est ici officiellement reconnue comme dans de nombreuses communes du Piémont en égalité avec l’Italien. Déjà dans quelques vers de la Divine Comédie, Dante faisait parler un troubadour provençal et, avec lui, de nombreux poètes en Langue d’Oc inspirèrent les auteurs italiens par des thèmes amoureux et courtois. Comme d’autres vallées, celle de la Stura recèle cette richesse linguistique et culturelle qui la distingue du reste de l’Italie et contribue à sa fierté. Face à ces puissantes racines, l’art contemporain parvient pourtant à s’insérer dans cette relation qui fut parfois si difficile entre les hommes et la montagne.



Le fort de Vinadio compose un élément de défense qui s’adosse à la roche pour protéger la vallée. A la verticalité anguleuse et austère des murailles, l’artiste anglais du Land Art, Richard Long, répond par une pure douceur circulaire et minérale comme pour déjouer la fatalité guerrière du passé. Par sa sérénité, l’œuvre répond à la pierre par la pierre comme, paradoxalement, la délicatesse à l’âpreté. Le langage de l’art s’accorde ainsi de façon harmonieuse à celui de la nature. Un itinéraire long de 200 kilomètres, VIAPAC l’art contemporain réunit aujourd’hui les centres d’art de Digne-les-Bains en France et de Caraglio en Italie. Parmi douze autres étapes au long de cette aventure artistique, le fort de Vinadio présente les sculptures d’un autre artiste britannique, David Mach. Dans ce bourg naquirent à la fin du XIXe siècle deux géants de 2 mètres 30 qui avaient été exhibés comme des phénomènes de foire entre Paris et New York avant de  mourir dans la misère. A l’entrée du village, l’artiste a donc conçu deux géants de trois mètres, cernés de tuyaux d’acier aux couleurs criardes qui semblent, avec humour, protéger l’austère forteresse.







Du Paraloup, ce vertigineux balcon sur la terre, on discerne au loin la ville de Cuneo. Pour y accéder, les routes s’élargissent, l’exubérance de la nature se tarit, l’habitat lui répond comme pour la corriger sur le mode de la plaine et de l’urbanisme. Puis la cité surgit soudain entre deux fleuves, la ville moderne et la ville ancienne. C’est sur celle-ci que les pas résonnent sur les pavés avant de nous emporter dans l’ombre des arcades qui bordent les rues. Cuneo est de ces villes qu’on n’explique pas mais qui doit se découvrir dans les méandres secrets de son charme pour se dévoiler lentement à ceux qui l’aiment. Bien sûr elle déploie la richesse de tous ces atours et des joyaux dont elle se vêt. Des palais médiévaux, des églises baroques, une Tour Communale qui surplombe orgueilleusement la ville… Mais il faut surtout la parcourir dans la nudité de ses ruelles, saisir l’émotion d’un détail, la qualité de ses silences. Et pourtant, la Belle n’est pas pour autant endormie!




Pour sa 18e édition, Cuneo vit en août au rythme du Festival Mirabilia, celui du cirque et des arts du spectacle. Au terme de plus de 200 spectacles présentés par une cinquantaine de compagnies internationales, on reste parfois stupéfaits de l’originalité de ces événements où tout se confond, musique, dance, théâtre, mais aussi la magie, le burlesque, l’acrobatie avec toujours une philosophie décalée qui s’y mêle. Cette année c’est un album des Rolling Stones qui donne le ton, «Gimme shelter». C’est à dire, «Donne-moi un abri» avec ces paroles si puissantes encore aujourd’hui: «Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui. Si je ne trouve pas d’abri, ô oui je disparaîtrai».

Plaisir de déambuler parmi les détours mystérieux de la ville ancienne mais le corps s’exprime plus pleinement dans sa relation à la nature environnante - en particulier à travers ces vastes espaces sauvages qui ont été préservés entre les deux fleuves. Un parc a été aménagé pour célébrer ce contact direct et émotionnel entre le végétal, le minéral et nous-mêmes. «f’Orma» est le nom de cette expérience sensorielle totale qui nous invite à marcher pieds nus! Toucher, sentir, entendre selon que la voûte plantaire rebondisse sur telle pierre, que l’eau la caresse, que le sable l’apaise avec tant d’autres découvertes sur ce corps que trop souvent nous oublions de penser autrement qu’en termes de narcissisme ou de spectacle!





C’est pourtant celui-ci qui nous accorde à la nature. Alors, en quittant Cuneo, pourquoi ne pas emprunter la Haute route du sel? Entre les Alpes et la Méditerranée, cette ancienne route militaire complètement en gravier et d’environ 30 kilomètres s’ouvre au touristes et aux sportifs durant la saison estivale. Alors pourquoi ne pas l’emprunter, marcher, y courir, y pédaler ou voler à travers ses rêves, loin, là bas, vers les vagues de la Méditerranée et y faire surgir en soi tout le bonheur du monde avec au bout «La mer, la mer toujours recommencée»?




Jean Mas, «En ombre et au cube»


L’Artistique, Nice

Jusqu’au 4 janvier 2025



L’art ne peut jamais se définir tant il se soumet aux contorsions de l’infini et de l’éphémère. Aussi ce qu’il est convenu d’appeler «École de Nice» n’est rien d’autre que cette volonté disparate d’une communauté d’artistes de saisir le vivant sans autre souci que de se plier aux seules contingences du réel livré à lui-même. Aussi nul besoin de représenter le monde par l’intermédiaire d’images ou de le glorifier par un quelconque idéal esthétique quand il ne s’agit que de l’exhiber dans l’apparente platitude du quotidien. Aux objets les plus triviaux des Nouveaux Réalistes, répondit donc cet «Art d’attitude» qui fut celui de Ben et de Fluxus, cette captation du vivant dans sa banalité, ses vides et son absurdité pour y faire surgir des gestes et des formes magiques à l’intérieur d’une poésie inhérente à chacun. C’est celle-ci que depuis des décennies, Jean Mas décline en effleurant le «rien», en le criant pour qu’il se transforme en «tout» et toujours dans un joyeux délire de mots et de formes pour traduire les ruses insoupçonnées du vivant.

Ses prises de paroles comme les objets qu’il expose se répondent dans un jeu de miroir où l’humour désarticule nos certitudes, déroute notre rationalité et démonte le cours normal des choses. Jean Mas est l’empêcheur de tourner en rond qui nous fait tourner en bourrique pour exposer cette face cachée du monde qui, telle «La lettre volée», est si évidente que nous nous refusons à la voir. Dans cette exposition à l’Artistique, des œuvres anciennes captent la réalité à rebours, les êtres se définissent par leurs ombres ou par les cubes qui les contiennent non comme des urnes funéraires mais comme des boites à malices.

En 1987 le galeriste Jean Ferrero lui commanda 19 cubes comme autant de portraits d’artistes pour créer un «Cubage de l’École de Nice». Chacun contient ses particules de folie dans la stricte rationalité du monde quand le geste artistique n’est que paradoxe et ne dévoile que ce qu’il est. Ce cubage n’est donc qu’une mise à plat de la platitude dans la répétition de ces caissons de 20 x20 x 20 cm dans la seule résonance des signifiants auxquels se soumettent les artistes concernés. Car tout n’est que répétition et pourtant rien n’est jamais semblable. Jean Mas l’a démontré dans ses nombreuses «Cages à mouches» qui ne piègent que notre regard. Il en joue avec ce signe rappelant la lettre initiale et minuscule du Peu qu’il diffuse dans de subtiles transformations pour exprimer que dans ce pas grand-chose tout se dit mystérieusement pour qui veut l’entendre. Ainsi dans les «Ombres» qui s’exposent ici, Jean Mas a-t-il en 1990 photographié choses ou personnages en ne saisissant que leurs ombres pour ensuite peindre celles-ci comme images de la réalité et clin d’œil farceur au mythe de la caverne platonicienne. Artiste de la seule présence au monde et de l’éphémère, Jean Mas piège l’intelligence en décousant les mots et les choses, en les livrant à la seule incertitude de la raison et du regard.






vendredi 5 juillet 2024

«Amitiés, Bonnard-Matisse»

 


Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence

Jusqu’au 6 octobre 2024



Pour fêter ces 60 ans, il fallait revenir sur ces liens d’amitié entre la famille Maeght et nombre d’artistes qui furent à l’origine de cette Fondation. Parmi eux il y eut ces rencontres avec Matisse et Bonnard, tous deux à peu près du même âge mais tellement étrangers dans leur approche picturale. L’exposition montre combien chacun d’eux traite d’un même sujet, le paysage, le portrait ou le rapport du peintre avec son modèle mais selon des voies très différentes. De l’un à l’autre, de Bonnard qui travaille la lumière à partir de l’instinct ou de Matisse qui se soumet à la pensée, c’est pourtant toujours une relation attentive et respectueuse qui perdurera notamment durant la seconde guerre mondiale quand les deux artistes résideront près de Vence où vivent alors Aimé Maeght et son épouse, Marguerite.

Cet anniversaire est aussi l’occasion d’une prouesse architecturale puisque, sans modifier son aspect extérieur, la Fondation inaugure quatre nouvelles salles creusées dans les soubassements de l’édifice. Leur clarté répond à l’immensité du paysage méditerranéen qu se déploie entre les baies vitrées et les œuvres de Miro’, Braque, Chagall, Giacometti parmi tant d’autres artistes plus contemporains. L’architecte Silvio d’Ascia souhaitait respecter l’intégrité visuelle de la Fondation et selon ses mots, « Ne rien ajouter mais au contraire soustraire», tout en créant 500 m² d’extension.

La confrontation amicale entre Bonnard et Matisse se réalise le long du rez de chaussée du bâtiment selon un parcours thématique. D’emblée deux univers se déploient, une brume de pétales colorés pour Bonnard et la certitude du trait et de la courbe dans la rigueur chromatique de Matisse. Pourtant malgré ces deux regards si divergents, c’est une même admiration pour l’autre qui réunissait les deux artistes. Bonnard c’est la vie qui se confond à la lumière. Les corps s’y enveloppent, se fondent parfois dans un jaune incandescent qui les conduit au seuil de la brûlure. La peinture est un rite solaire même quand elle épouse l’angoisse de la nuit. Et l’œuvre conserve ce parfum d’inachevé qui s’imprègne de l’éternité du vivant.

Rien de cela pour Matisse dans son opiniâtreté et ses certitudes par une recherche qui aboutit toujours à son terme. L’œuvre s’offre à nous, impérieuse, dans sa seule perfection. Toiles et dessins relatent ces visions du monde qui traduisent aussi l’intériorité d’un regard quand il se conjugue à celui de l’autre dans l’énigme d’ une sensibilité et de la différence quand elle se lie à une attention réciproque. Cela s’appelle l’amitié et c’est ce qui transparaît ici, quand, avec une émotion sereine, Matisse dessine le portrait de Marguerite Maeght. Car, en filigrane, c’est aussi toute une histoire familiale qui s’écrit. Celle d’Aimé Maeght, le marchand et le lithographe, et sa relation intime avec les nombreux artistes qu’il fréquenta. Parcourir ce chemin semé de cimaises c’est visiter ces temps disparus qui pourtant se dévoilent aujourd’hui dans la magnificence des formes et des couleurs.


mardi 25 juin 2024

Entre musique et peinture, Domaine du Dragon, Draguigan

 





L’art excède autant la raison qu’il exalte les sens. Vue, odorat et goût se conjuguent alors dans un florilège de saveurs, d’arômes et de nuances colorées à l’intérieur d’un vin quand celui-ci s’apparente à une œuvre d’art. Et sur les flancs du Domaine du Dragon, non loin de Draguignan, la vigne se mêle à un paysage ancestral tissé de garrigues, d’oliviers centenaires et de forêts entre roches et bastide, là où se cultive l’élixir du vignoble. Ce sont 66 hectares de nature et 25 hectares de vignes en agriculture biologique auxquelles les vibrantes peintures de Chouette Nia apportent un supplément d’âme et de beauté.

Tout semble ici surgir d’une légende quand on sait que ce dragon est l’emblème de Draguignan et que l’on veut que sa bouche se loge en cet endroit, au faîte de ces collines escarpées. Et que de là, il cracherait toutes ces eaux de pluie qui dévaleraient jusqu’à la ville au risque de la détruire. Car le monstre est hybride, parfois de feu ou bien issu de la terre ou de l’eau. Ici les éléments primitifs ravivent la flamme des sens dans la magie des vignobles et du vin.

L’ouïe appartient à cet univers sensible qu’on se surprend à découvrir en ce lieu. Elle en façonne l’essence même quand la musique s’intègre à la fabrication du vin et résonne au cœur des peintures qui ornent la cave. Depuis l’acquisition de ce domaine, il y a 9 ans, son propriétaire, Mir Nezam, développe des Côtes de Provence en privilégiant un vin rouge qui, pour la première fois cette année, prend naissance après avoir été élevé pendant deux années en barriques, bercé sous les sonorités constantes d’un concerto de violoncelles de Bach. Vendanges nocturnes et étincelles solaires se fondent de concert avec un raisin qui se liquéfie parmi les vibrations de la musique qui agissent sourdement sur les molécules du vin en train de s’épanouir.

Les toiles de Chouette Nia semblent capter ces sonorités et les interprètent sous forme d’empreintes de brume ou de stries colorées pour des compositions abstraites au plus près de la nature. Tout palpite entre épaisseur et transparence comme un rappel de ce vin, de cette «Perle noire» toute en musique qui, pour la première fois, éclot sur ce terroir. Symphonie de couleurs et enchevêtrement délicat de courbes et de traits entre terre et ciel, toute la puissance d’un lieu, dans son humble sérénité, s’imprime entre art et vin, parmi les ondulations parfumées de la Provence.




jeudi 20 juin 2024

Léger et les nouveaux réalistes


Musée National Fernand Léger, Biot

Jusqu’au 18 novembre 2024






Traduire le réel implique de saisir celui-ci à sa source, de le penser dans son interaction avec l’ensemble des éléments fondamentaux. Aussi l’exposition présentée conjointement par le Musée Léger et le MAMAC de Nice, s’ouvre-t-elle sur cette relation essentielle à la nature par le biais de cette couleur pure que défendra Léger et que Yves Klein glorifiera dans une métaphysique d’une fusion de l’art et de la vie. C’est en 1980 que Pierre Restany signe le manifeste du Nouveau Réalisme qui s’ouvre à une «aventure des objets», et on retrouvera ici, par exemple avec Villeglé ou Tinguely, une approche poétique du quotidien liée à une réflexion sociologique. Affiches lacérées, accumulation d’outils ou rouages de machines comme objets symboles du monde technologique, s’offrent désormais en totale autonomie du «sujet créateur».

Pourtant les nouveaux réalistes ne se limitent pas à ce mouvement mais à tous ces autres artistes qui, à l’instar de Léger, prônent une couleur pure et des aplats de dessins dans la simplicité des lignes et des courbes, celle qu’on retrouvera plus tard chez les américains du Pop Art comme Lichtenstein ou Robert Indiana. D’une salle à l’autre, c’est donc un parcours dans l’art du XXe siècle qui se déroule, marqué par cet optimisme et ce dynamisme coloré hérités de Léger. Cet élan qui contredit la banalité du quotidien imprègne chaque œuvre et nous permet de percevoir ces liens qui unissent des artistes très différents mais associés dans une même démarche. Au cœur de celle-ci, le réel.

Avant ce qu’on appelle aujourd’hui "l’art moderne", l’objet ne se lit qu’en tant qu’élément d’un décor ou par sa fonction symbolique. Vanités ou natures mortes les dépouillent de toute réalité matérielle pour ne les charger que d’une idée voire d’une âme. Or il ne s’agit plus désormais d’imiter l’objet avec des effets illusionnistes mais plutôt de se confondre à lui et de définir l’œuvre d’art elle-même comme objet à part entière, libéré de toute contrainte autre que sa propre critique sur l’art qu’elle implique. Le mouvement Fluxus et une belle installation de Ben illustrent cet instant où la pensée, le mot et la matière se confondent dans l’immédiateté du geste. Car le beau est partout et Keith Haring qui s’illustra aussi dans cet art du quotidien avec des objets de consommation largement diffusés, déclara: «Mes dessins ne tentent pas d’imiter la vie, ils tentent de créer la vie, de l’inventer.» A l’artiste inspiré par des Muses, voici que leur succèdent des bricoleurs qui s’acharnent joyeusement à changer le monde.

Dans ces moments où l’inquiétude règne, où le monde se fissure, une telle exposition nous offre un instant de liberté quand humour et gravité se confondent, quand la beauté rime avec la solitude des choses et que le bonheur est à ce prix. Voici donc plus d’une centaine d’œuvres de Léger et de 22 artistes qui lui rendent hommage dans une même présence au monde et dans leur filiation aux recettes plastiques qui furent la sienne - le cerne du dessin, la franchise de la couleur, la frontalité d’un message accessible à tous.









dimanche 16 juin 2024

Bettina Rheims, «Pourquoi m’as-tu abandonnée?»

 


Musée de la photographie, Nice

Jusqu’au 29 septembre 2024



En prélude aux photographies, cette seule question: «Pourquoi m’as-tu abandonnée?». Laquelle restera sans réponse à moins que ces images ne traduisent ces instants semés de rencontres lors desquelles seule une perte ou l’essence d’un mystère subsistera. Énoncer celui-ci, parce qu’il est de l’ordre de l’indicible et de l’invisible, c’est alors recourir à l’artifice d’une fiction et, dans ses photographies, Bettina Rheims en revendique tous les dispositifs. Esthétique de l’accroche publicitaire, mise en scène maniériste, éclairages savamment étudiés et poses exacerbées, tout contribue à l’immédiateté d’un choc visuel.

Bettina Rheims peint et dépeint les femmes comme autant d’énigmes que chaque cliché recouvre. Dans ce récit immobile, chacune se livre au gré d’un fantasme, d’une cérémonie ou d’une mythologie et, dans le studio dans lequel les corps et les visages se confient, une mise en scène implacable les saisit dans un questionnement muet au seuil du vertige qui les menace. Cette dramaturgie au cœur de l’intimité bouleverse l’apparence outrancière de l’artifice d’où surgit, pour chacune de ces femmes, illustres ou inconnues, une vérité qui se formule derrière le masque du maquillage. Corps cambrés déchirant l’espace ou bien s’y abandonnant, yeux révulsés ou rêveurs, bouches boudeuses ou gourmandes, tout se confond dans la violence du rouge à lèvre quand le sourire correspond à une plaie et que l’image n’est que le miroir des blessures et des désirs.

Bettina Rheims excelle à dévoiler ces artifices dans lesquels les êtres s'abandonnent, s’écrivent ou se déchirent. A fleur de peau, le grain de la photographie transforme ces femmes en icônes et les célèbre au cœur d’une histoire dont il nous revient d’élucider la trame. Derrière la perfection des corps, on devine le parfum trouble des fleurs à l’instant où, dans leur pleine éclosion, elles se fanent. Dans une photographie, une femme infuse dans une baignoire décatie, pleine de pétales. Et le rouge de l’eau la noie dans le sang. Si ces images sont envoûtantes, parfois dangereuses à l’instar de la beauté, c’est parce que ces modèles se transforment en héroïnes et que la photographe les saisit dans un dialogue avec elle-même pour une confidence dont le murmure traverse le voile de l’image.

Toutes ces œuvres sont issues de commandes pour des magazines ou d’autres supports publicitaires et pourtant, Bettina Rheims parvient à réaliser une vaste fresque dans laquelle elles sculpte les femmes en pleine lumière mais toujours dans l’incertitude de ce rouge intense et de la nuit qui les guette. Tour à tour puissantes et délicates, ces photographies par leur engagement et ce regard aussi tendre que foudroyant d’une femme sur la femme nous conduit sur des perspectives inédites à travers les tours et détours du réel et de l’imaginaire.




dimanche 9 juin 2024

Berthe Morisot à Nice. Escales impressionnistes

 


Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Jusqu’au 29 septembre 2024



Scènes d’intimité baignée d’une lumière douce, ciel vaporeux dans un espace strié de traits vigoureux et d’emblée, en découvrant l’univers de Berthe Morisot, on comprend que cette œuvre se livre sans aucune concession mais dans cette seule nécessité pour l’artiste de faire. Nulle contrainte économique pour une femme qui, issue d’un milieu aisé et ouvert aux arts, peut donner librement cours à cette volonté de peindre. Ainsi le temps long des épreuves préparatoires contredit ici la vivacité d’une peinture achevée au terme de l’ébauche et qui témoigne de cette liberté absolue qui s’octroie le luxe de la radicalité. Aussi chaque tableau relève-t-il un nouveau défi que ce soit dans l’accentuation d’une note pour contrarier l’ensemble - par exemple en mettant l’accent sur un enchevêtrement de branchages - ou, au contraire, dans l’effacement des traits du visage afin de déjouer toute interprétation psychologique. La peinture se célèbre pour elle-même, au-delà de ce qu’elle représente. La touche est enlevée, les rose et les verts tendres se nouent et se dénouent tandis que l’espace est constellé de gestes nerveux que la couleur blanche suffit à épanouir dans une respiration sourde.

Sous l’œil bienveillant de son mari, le frère d’Edouard Manet, elle peint avec ses amis impressionnistes, Monet, Degas ou Renoir, après avoir été l’élève de Corot dans un temps où les écoles d’art étaient fermées aux femmes. Berthe Morisot découvre la Riviera à l’âge de 40 ans. Avec sa famille, elle s’installe pour un premier hiver à Nice en 1881. La ville n’est alors qu’un vaste chantier et, dans cette exposition qui relate les séjours azuréens de l’artiste, on comprend au gré d’une scénographie rigoureuse, que Berthe Morisot a choisi, sans recourir à une peinture sur le motif, de recomposer des scènes réelles en les agençant selon de nouveaux rapports de formes et de couleurs. En elle-même la peinture s’affirme comme la construction d’un monde et se soustrait aux contraintes de la réalité.

Elle se détourne donc du pittoresque pour choisir des thèmes simples - scènes familiales, maisons et jardins ou images du carnaval qu’elle traduit avec fulgurance sans souci du détail. L’image, dans sa neutralité, tend à se dissoudre dans le traitement que l’artiste lui impose. Recourant aussi au pastel et à l’aquarelle, le peintre parvient à déchirer les conventions pour y insérer, sous une apparence tranquille, l’effervescence d’une matière fluide d’où l’image surgit. Des œuvres de Julie, sa fille, mais aussi de Renoir et Monet complètent ce voyage dans le temps et sur la Riviera.

Si l’exposition rend hommage à la lumière de la Côte d’Azur et à Berthe Morissot, elle permet aussi de confronter le regard de celle-ci avec celui de ces autres femmes artistes qui, à la Belle Époque, trouvent à Nice, ville cosmopolite et à son intense stimulation intellectuelle, la possibilité d’exprimer leur talent. On y retrouve les œuvres de Mary Cassat, Eva Gonzalèz, Marie Bashkirtseff et d’autres créatrices de talent pour y écrire l’histoire d’un monde moderne en pleine gestation.

jeudi 6 juin 2024

Miquel Barcelo Océanographe

 

Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco

Du 7 juin au 13 octobre 2024



Il faut imaginer la terre comme une île battue par les tempêtes de l’univers. Et pour en restituer l’image, en extraire la matérialité avec ses vagues d’aspérités ou de fluidité, Miquel Barcelo, parce que peintre, est aussi cet explorateur du vivant et un voyageur ancré dans son île de Majorque mais toujours en mouvement, au Mali, à Paris ou ailleurs. Cette énergie, cet appétit à savourer la vie, à plonger dans l’océan comme dans la peinture, traversent cette exposition qui se présente littéralement comme une mise en scène où toiles, céramiques et documents se conjuguent pour un hymne aux forces primitives que l’art restitue.

Né en 1957, Barcelo peint depuis cinq décennies. «La mer, la mer, toujours recommencée!» écrivait Paul Valéry. En peinture aussi, elle ne cesse de déferler sur notre présent. Il aura fallu attendre Courbet et sa série de vagues tumultueuses, resserrées dans leurs cadres, pour que la mer ne soit plus seulement un décor mais qu’elle coïncide avec la puissance intrinsèque de la nature. Miguel Barcelo, à l’océan, sa flore et sa faune, y rajoute le magma de la peinture. Il en glorifie les pigments, ses formes organiques et toujours cette profondeur qui relie l’eau aux autres éléments quand le ciel se mêle aux couleurs des fonds sous-marins. Ainsi le bleu incandescent explose-t-il parmi des ocres terreux et les stries rouges des poissons rayent l’espace saisi dans l’effervescence de la matière. Grottes et stalactites nocturnes répondent à la transparence solaire des océans.

Le peintre hérite de toute cette histoire de l’art brut ou informel et de l’expressionnisme abstrait mais il lui faut toujours revenir aux sources, à l’art pariétal, aux arts premiers, à l’Antiquité… Toujours cette volonté d’interpréter le vivant, de prélever l’origine du monde dans les mouvements telluriques, les abysses et la force des éléments. Les toiles sont grandioses mais pourtant tout se terre dans l’humilité de l’artisanat quand Barcelo exécute avec sa mère des broderies ou reprend les techniques traditionnelles de la céramique. A cet effet, plusieurs pièces, parfois à la limite de l’abstraction ou, au contraire, dans une figuration exacerbée, traduisent la liberté d’une œuvre toujours en mouvement et qui ne répugne jamais à la démesure.

Peindre c’est plonger, dit-il. Et en effet il extrait des profondeurs océanes l’essence même de la vie et l’existence du réel. Car la mer c’est aussi l’activité humaine, la pêche, la nourriture et ce corps à corps que l’artiste illustre dans ses carnets. L’exposition présente ces documents comme des prélèvements de pensées et d’images en gestation et toujours dans un processus de transformation. Non sans humour, il joue avec la tradition des «Bodegones», ces natures mortes baroques et liées à l’alimentation. Ainsi passe-t-il sans transition du trivial vers une réflexion plus inquiète sur notre monde. Seul un grand artiste peut toujours de la sorte tout se permettre.



lundi 3 juin 2024

Chagall politique, le cri de la liberté

 


Musée national Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 16 septembre 2024



On se laisse emporter dans les vertiges d’une œuvre où les anges et les mythes se fondent dans un appel à l’amour. Tel est cet univers où l’on se complaît toujours dans une œuvre de Chagall avec la beauté caressée du bout du pinceau. Le ciel se confond alors à l’envol d’un bouquet de fleurs, la couleur infuse l’espace et les corps se nouent dans l’empreinte d’un baiser.

Pourtant l’œuvre du peintre retranscrit aussi les tourments d’une vie et d’une identité juive saisie dans les soubresauts de l’histoire. Il y eut la révolution russe, les deux guerres mondiales et les exils qui s’ensuivirent. Cette exposition, dans son «cri de liberté», retrace le fil de cette errance douloureuse à partir de ses jeunes années à Vitbesk en Russie quand il est nommé Commissaire des Beaux-arts en 1918. Puis ce sera Berlin et surtout Paris où il s’installe en 1923. Mais l’antisémitisme gronde et Chagall écrira: «Les temps ne sont pas prophétiques, le mal règne».

Après avoir été présentée à Roubaix puis à Madrid, cette exposition propose nombre de documents et de peintures issues des plus grands musées. La palette de l’artiste s’imprègne alors des teintes de la nuit et du sang. Autoportraits, natures mortes ou paysages saisis au fil du temps, sous les influences des mutations artistiques d’alors, témoignent de cette inquiétude mais aussi de cette foi inébranlable en l’amour et à un monde réconcilié. D’une image à l’autre comme dans son superbe poème de 1950 «Aux artistes martyrs», Chagall ne cesse de s’engager pour la paix, la tolérance et, si le cauchemar transparaît parfois, c’est toujours pourtant la magie du rêve qui éclot et la lumière qui perce la nuit. Usant de toute la gamme de son art – poésie, humour, tendresse et douleur – le peintre nous conduit dans un itinéraire foisonnant et bouleversant qui résonne aujourd’hui avec une intensité particulière. Dans un profond humanisme, formes et couleurs s’associent ici pour crier la beauté du monde, pour prier à l’amour, implorer un monde réconcilié.

Si les références bibliques abondent, la variété des styles et des contextes culturels surprennent et offrent un éclairage inédit sur l’œuvre de Chagall. Chaque toile est dépositaire d’un message universel à travers le simple regard d’un animal, d’une fleur triste ou les ailes majestueuses d’un ange. La force de l’image réside dans ce langage commun à toute l’humanité et, dans ce sens, toute peinture est éminemment politique. Chagall ne peint jamais les choses et les êtres tels qu’ils sont mais toujours dans la trace d’une déformation, dans l’attente d’une rédemption. C’est celle-ci qui ne cesse de résonner aujourd’hui dans ce passionnant parcours sous le signe de l’oxymore d’un cri silencieux.