mercredi 8 juillet 2020

« Jacques Monory »



Fondation Maeght, St Paul de Vence
Jusqu'au 22 novembre 2020
Jacques Monory


Les bleus à l'âme

Disparu en 2018, Jacques Monory fut cette figure majeure de la Figuration narrative. Tour à tour solaire et nocturne, l’œuvre s'enfonce dans les méandres de notre imaginaire, dans le creux de notre réalité. Si lisse en apparence, elle invite à la profondeur et ses éclats lumineux sont davantage des balafres pour dire la nuit que des étincelles de vie. Là où ne s'écrit que la mélancolie dans « l'écran bleu de nos nuits blanches ».
Dans chaque tableau, plusieurs plans se juxtaposent et, souvent dans des polyptyques, des séquences morcelées énoncent cette impossibilité à être si ce n'est que dans un univers cinématographique et ses clichés. Le bleu de la nuit irrigue alors des images de thrillers ou bien un rose violacé distille son poison au cœur de la comédie. Le format s'apparente parfois à celui du cinémascope, un univers factice nous contemple : il est le miroir de ce que nous sommes. Cet autre monde, celui de nos rêves fragmentés ou de nos désirs, est un monde de glace. Monory peint aussi la mer, les déserts, les vitres, le ciel et les routes qui y mènent dans la solitude. Dans une vision parfois hyperréaliste, un détail technologique, quelques chiffres, quelques mots disent la ruine du temps. Un tableau de Monory est cet arrêt sur image. Celle-ci se fixe à un point de bascule comme au seuil de la mort, un dernier flash de souvenir. Aussi les armes et autre signes d'une violence fondamentale se heurtent-ils au vide qui nous emprisonne si bien que le récit, plus qu'une fiction, est ce dérivatif de la vie quand l'image et le spectacle figent toute pensée. Monory peint sans illusion aucune cette absurdité de l'image. C'est à dire celle de nos vies.
Tout est question de mise à distance et cette exposition raconte sur soixante ans cette extinction du monde, ce fondu au noir qui enveloppe chaque chose et contre lequel l'art demeure pourtant l'ultime rempart. Le bleu reste la couleur de la tristesse.

dimanche 5 juillet 2020

« Les lumières de Goya », Musée Goya, Castres






D'une statuette ibérique du VIe siècle avant J.C à une toile de Picasso, une visite au Musée Goya de Castres permet une passionnante appréciation de l'art espagnol à travers les siècles. Siècle d'or pour Vélazquez avec le portrait de Philippe IV ou pour Murillo avec La Vierge au Chapelet. Mais aussi avec Goya et le Siècle des Lumières, dans son sens le plus large. En effet, le peintre dans « La junte des Philippines », le plus grand tableau qu'il exécuta, illustre pleinement la critique philosophique et politique qui se développe au cours du XVIIIe siècle ainsi que le travail impressionnant réalisé sur la lumière dans cette œuvre.
Son extrême modernité est frappante. D'un point de vue formel, les dimensions imposantes de la toile et une composition géométrique austère permettent des jeux d'ombre et de lumière qui soulignent sobrement le vide que Goya met en scène. De quoi s'agit-il ici ? D'un discours que le roi, de retour d'exil prononce devant une assemblée de notables actionnaires de la Compagnie des Philippines. Dans la partie supérieur du tableau, l'horizontalité du pouvoir avec le monarque en son centre. Sur la partie inférieure et sur les bords, se déploient les figures endormies ou agitées d'un auditoire en rien concerné par ces discours. La rupture entre la monarchie et les Libéraux apparaît dans toute son évidence. Pourtant c'est dans la structure de la toile et la mise en scène de ses jeux lumineux que Goya impose sa force. A la droite du tableau, un vaste pan rectangulaire d'une lumière externe éclaire l'ensemble. De larges zone de vide s'en imprègnent et diffusent des nuances veloutées d'ocres et de gris colorés. Entres les zones supérieures et celles du superbe tapis d'Orient qui se prolonge vers nous, la couleur vibre comme sur une toile de Rothko. La lumière énonce alors comme un « hors-texte » la vacuité de la scène qui se déroule ici. D'ailleurs à son opposé, à peine visibles, dans l'ombre, trois personnages resserrés : L'un dissimule l'autre tandis que le troisième nous regarde et nous surveille. Goya peint ce combat de l'ombre et de la lumière. La peinture est ce récit.

Laure Prouvost, « Voir ce bleu profond te fondre »




Les Abattoirs, Toulouse
Jusqu'au 20 septembre 2020

L'énergie des rêves

Voir ce lieu où tout se transforme sans commencement ni fin, là où le réel se décompose, que sons et images se confondent et que le temps s'abolit. C'est là ce monde rêvé de Laure Prouvost quand l'inconscient se formule au travers d'un film et d'un environnement d'objets hétéroclites, épaves du quotidien et rappel des éléments qui nous constituent. Les citations surréalistes sont précises mais, s'il s'agit de penser autrement le monde, ce n'est pas dans le but de libérer l'inconscient mais pour que ce monde se conjugue à une humanité meilleure.
« Voir ce bleu profond te fondre » est cette œuvre qui fut d'abord présentée dans le pavillon français pour la dernière Biennale de Venise. Elle prend la forme d'une déambulation poétique sur de multiples paysages, la mer, le Palais idéal du Facteur Cheval, Venise et le lieu même où la Biennale se déroule. Les séquences sont hachées, les visions se télescopent, les langues se superposent, les images s'imprègnent d'éléments liquides et tentaculaires. Tout s'entremêle pour une sublime fusion dans l'illustration d'un autre monde possible.
Laure Prouvost nous confie une œuvre ouverte, généreuse et, souvent sous une forme burlesque, elle conduit cet étrange cérémonial qui est aussi un voyage initiatique. Elle extirpe de nos imaginaires les angoisses et nos différences en recomposant la trame de ce qui nous unit aux autres et au monde. Autant dire que cette énergie folle qui se déploie dans l’œuvre est à la mesure de nos espoirs pour une planète mieux respectée car nous en partageons tous les atomes et que chacun de nous est aussi une partie intégrante des autres. Et voici que Laure Prouvost nous transporte dans une sorte de  « bateau ivre ». On y retrouve, comme chez Rimbaud, la même puissance de la synesthésie et ce même constat : « Je est un autre ».



Liselott Johnsson, Œuvres



Tout en s'inscrivant dans la tradition du Bauhaus, Liselott Johnsson en transgresse les règles non sans une certaine jubilation. Si de sa formation d'architecte et de plasticienne, elle s'implique dans l'environnement urbain, social ou écologique, c'est toujours par une parfaite maîtrise dans l'élaboration physique de l’œuvre et par une volonté de se départir de son seul impact visuel. Par le détour de l'ironie et un acharnement tranquille à interroger l'image dans les codes qu'elle subit, l'artiste prend ceux-ci à rebours en les mesurant aux structures du langage. C'est ainsi que les couleurs et les signes géométriques s'associent à des mots, parfois iconiques de notre quotidien, parfois chargés d'un avertissement, d'une menace.
Cette œuvre d'une apparente neutralité renvoie à notre monde dans toute son ambiguïté. Aujourd'hui les signes non verbaux prolifèrent et leurs injonctions, de façon inconsciente, induisent nos comportements. Liselott Johnsson les prélève : Ce que disent les couleurs, certaines indications sonores, les symboles liés à la circulation et aux transports, l'artiste le proclame et le détourne au profit d'une esthétique de la pensée dans la création d'une utopie universelle. C'est en cela que l’œuvre acquiert son identité et sa force. Il faut avoir vu son exposition dans un parc où elle élabore un mot croisé de couleurs et de signes pour des mots et une grammaire à recomposer. Et aussi, dans une chambre d’hôtel décorée par Morellet, comment elle parvient à associer vidéo et sons, avec Fabiana Cruz, pour impliquer chacun de nous dans la traduction de l’œuvre.
Ce travail rigoureux, sans détours rhétoriques, produit un impact implacable. Il nous place délibérément dans la relation de la couleur et du signe, de leurs mutations possibles et des conséquences qu'ils pourraient engendrer. Aussi l’œuvre de Liselott Johnson est-elle aussi un cri d'alarme froid et réfléchi sur les incidences de tous les codes qui nous gouvernent et qui mettent en péril le langage, l'art lui-même, c'est à dire tous ces liens essentiels qui nous unissent.




vendredi 26 juin 2020

Jean Yves Cousseau, « Pas perdus »



Galerie Depardieu, Nice
Jusqu'au 1er août 2020


Quand le titre suggère de multiples interprétations tout en désignant une direction pour un territoire informel, l'on devine que l’œuvre oscillera dans une démarche errante, vers un environnement poétique. Ce titre donc, « Pas perdus », nous transporte ainsi au cœur du réel quand l'idée de temps définit un espace particulier, à rebours de toute narration, et que la visibilité de ce réel est mise en péril par l'énergie du microcosme. C'est par lui que les images de Jean Yves Cousseau se départissent de leur origine photographique pour brouiller nos repères, inscrire les traces du temps contre l'instantanéité du cliché. Elles se nourrissent d'une multitude de procédés pour inscrire la trame de l'apparition et de la disparition : effets d’oxydation ou bien photographies livrées à l'eau, à la moisissure ou à d'autres contraintes pour des effets moirés, sombres ou lumineux. Une alchimie par laquelle le réel revient par fragments, coupes sèches et séquence brisées.
Le photographe, qui est aussi vidéaste et concepteur de nombreuses publications, propose ici une écriture qui n'est pas sans rappeler l'écriture filmique prônée par Guy Debord. Celui qui écrivait : « Les tromperies dominantes de l'époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images ». Or c'est bien ici une allusion précise au théoricien de l'Internationale Situationniste puisque l'ouvrage comme l'exposition, prennent leur source dans les rencontres et les correspondances échangées entre les deux hommes. Guy Debord lui avait rédigé une liste de 63 auteurs du passé et, sur ce fil aussi bien biographique qu'autobiographique, Jean Yves Cousseau imagina cette écriture photographique morcelée pour dire des éclairs de corps ou d'espace, des murmures, des hypothèses et des cris. Voici donc en images, le style flamboyant de Debord avec ses citations, ses détours et sa fulgurance. A la page 60 de « Panégyrique, tome premier » de Guy Debord, ce simple paragraphe : « La maison paraissait s'ouvrir directement sur la Voie Lactée. La nuit, les proches étoiles, qui un moment étaient intensément brillantes, le moment d'après pouvaient être éteintes par le passage d'une brume légère. Ainsi nos conversations et nos fêtes, et nos rencontres, et nos passions tenaces. » Clignotement des signes, passage au noir.


jeudi 25 juin 2020

« Images d'utopie », Gilbert & Georges



Musée national Fernand LégerJusqu'au 16 novembre 2020



La rigidité notariale, le costume cravaté et les lèvres pincées, tout dans le duo Gilbert et Georges renvoie à cet écart entre l'image et la réalité, le stéréotype et l'identité, l'art et la vie. Or, comme ils le proclament, « L'art c'est la vie ». Aussi s'agit-il de faire coïncider ces éléments disparates, de juxtaposer l'ordre et le chaos, le sérieux et le dérisoire, l'engagement politique et social quand il se confronte à la plénitude d'un idéal. « Images d’utopie » tel est alors le titre de cette exposition du Musée National Fernand Léger qui met en parallèle l’œuvre du peintre, « Les constructeurs », et le triptyque du couple britannique « Class war, Militant, Gateway » réalisé en 1986 et confié par la Fondation Louis Vuitton.
L’œuvre monumentale de Léger obéit à une structuration rigoureuse à partir du contraste entre des aplats de couleurs franches et le dessin cerné de noir. Elle est surtout l'emblème de l'engagement de l'artiste en 1950 pour la cause des travailleurs. Pourtant, elle ne sera pas accueillie favorablement par ceux-ci tant elle déroge aux canons du « réalisme socialiste » qui prévalait alors. Mais peut-on jamais allier le réel et l'idéal ? C'est à ce défi que répondent ici, avec des des coïncidences certaines avec les compositions de Fernand Léger, Gilbert et Georges. Mais par une outrance ironique qui n'est pas dénuée d'autodérision.
Dans l'obscurité d'une salle revêtue de noir, les trois immenses photo-montages présentés jaillissent comme des vitraux. La couleur rouge coule avec violence mais l'ensemble est massivement structuré telle une image de propagande. L'iconographie du réalisme socialiste est reprise jusqu'à sa caricature et les prolétaires de Gilbert et Georges sont aussi de facétieux éphèbes. L'engagement des artistes est pourtant sincère et d'ailleurs déclarent-ils : « Nous savons que nous ne pouvons pas atteindre l'utopie, néanmoins nous essayons chaque jour ». Ainsi n'est ce pas tant le résultat qui importe que le chemin que l'on emprunte pour espérer l’atteindre. A la croisée du conceptuel, du pop-art et de la performance, le couple d'artistes défie toutes les conventions dans de rieuses allégories héroïques où le sacrilège se mêle au sacré. Les thèmes sociaux sont revendiqués et scandés à partir de motifs symétriques et de répétitions où s'incrustent physiquement les artistes. L’œuvre est puissante, elle impose d'emblée le corps comme incarnation d'une volonté et de la liberté. Et l'utopie n'est alors jamais vaine, il suffit d'avancer vers elle.

lundi 15 juin 2020

Agnès Jennepin, "Les effrontées"

Galerie Depardieu, Nice
Jusqu'au 1 août 2020


                                     
                               Le regard s'est emparé du noir et blanc du visage. Son socle sera celui de la couleur du vêtement à laquelle il lui sera à jamais étranger. Un corsage joyeux pour exprimer les palpitations et les rituels d'un monde auquel elle reste absente. Car ce regard, dans sa fixité vide, est figé sur lui-même comme se mirant ou se heurtant à une paroi de glace. Si Narcisse se contemple, au contraire "l'effrontée" incarne cette tension comme un  désir impérieux de percer cette bulle d'opacité qui l'exclut d'un monde auquel elle se confronte pourtant dans l'orgueil de ce clair obscur grisâtre. Vie et mort se confondent lorsqu'elles apparaissent sans objet: La fixité d'un regard méprise le fil du temps, son royaume est l'éternité. De même que l'espace lui est indifférent. Le regard ne cible rien d'autre qu'un point indéfini: L'infini?
                                          La force des images d'Agnès Jennepin c'est d'arracher le portrait à toute psychologie, de l'extraire de son histoire et à toute temporalité pour converger vers les racines du désir. Une métaphysique du corps s'ébauche alors dans le défi d'un regard, dans cette solitude glorieuse et la certitude d'être. Mais comment être quand le monde se dérobe à soi? Ou bien est-il si vide qu'il faut briser son écorce de verre et peut-être alors s'ouvrira-t-il au-delà des apparences.
                                               Car c'est aussi de peinture que parle Agnès Jennepin: Aux apparences, elle oppose le gouffre d'un regard, sa force et sa face nocturne qui s'impose au nôtre. Dans ce face à face, que voyons-nous si ce n'est cette même puissance de la peinture pour dire ce que nous sommes et l'énergie contenue dans tous ces rêves muets qui ne cessent d'ensemencer nos vies?

jeudi 11 juin 2020

Nagham Hodaifa



Hôtel Windsor, Nice



Voici un lieu qui ne peut laisser indifférent : Des chambres décorées par des artistes, un hall qui accueille régulièrement de nouvelles créations et le chant des oiseaux dans un jardin extraordinaire. Mais vint à circuler un mauvais virus jusqu'au confinement dans un hôtel désert. C'est là que Nagham Hodaifa, d'origine syrienne, venait de s'installer pour une résidence d'artiste qui s'achève maintenant. L'expérience de la solitude dans un dédale de pièces chargées de récits, de concepts, de lumières et d'ombres avec les voix lointaines de Morellet, Raymond Hains, Philippe Perrin, Viallat, Le Gac, Ben et tant d'autres... La prégnance du lieu et le silence des fantômes ne pouvaient qu'entrer en résonance avec l'univers personnel de Nagham Hodaifa.
Celle-ci souhaitait s'emplir de sa nostalgie de la Méditerranée mais aussi de la réalité de ses drames. et voici que cette Méditerranée lui était interdite. Ne lui restait plus que le bruissement proche des vagues au rythme de son imaginaire. C'est donc là qu'elle élabora cette œuvre subtile tant les effets de transparence sont déjoués par la violence sourde et tragique qu'elle recouvre. La peinture est ce flot rythmé par le souvenir de la danse, de la gestuelle du corps comme source de l'acte créateur. Pourtant la présence du corps n'apparaît jamais ici dans sa réalité mais seulement par le miroir de son enveloppe immergée qui se décline par fragments. Sur des polyptyques de grand format, des mains, des pieds, des indices de corps réduits à ce qui les recouvrait comme le cri éteint des milliers de disparus au fond de la mer. Les flots se dessinent alors dans le drapé d'un linceul et de ses déchirures. Un bleu superbe s'empare de formes organiques et visqueuses, la mer s'étire dans l'huile de la peinture pour dire le silence des profondeurs, le recueillement qu'il impose. Maudire la beauté écorchée par les hommes mais la proclamer encore. « Le dire avec des gants » puisque que c'est aussi avec ceux-ci qu'elle travaille. Mais aussi pour murmurer autrement, prudemment, mais sans concession aucune. Ou bien comme quand « on jette le gant » par défi, et qu'on se dévoile dans la peinture, qu'on plonge dans ses fonds mystérieux d'où remonte à la surface comme l'écho d'un champ funèbre. Pourtant les toiles ou les autres supports de Nagham Hodaifa s'imprègnent de légèreté. Les formes qu'elle convoque sont vivantes, fœtales et semblent en attente dans un océan amniotique dans l'espérance d'une vie future. L’œuvre se déploie, musicale, dans cette lumière incertaine saisie au cœur de l'émotion.




dimanche 7 juin 2020

« Les années joyeuses, Jean Ferrero § friends »



Musée Masséna, Nice
A partir du 7 juin 2020



Les 30 glorieuses rimaient avec les « années joyeuses ». Elles resurgissent en ces temps de délabrement comme une percée de lumière par cette liberté folle dont avions oublié l'écho. Commence alors, au lendemain de la guerre, une course effrénée à la consommation et au spectaculaire dont les Nouveaux réalistes s'emparent avec dérision, en lacérant les affiches ou en compressant les objets. Jean Ferrero, né en 1931, est ce personnage atypique, autodidacte, haltérophile, modèle nu, photographe ou chauffeur de camion qui se mit à collectionner à Nice - là où l'aventure commence - tous ses amis artistes à tel point qu'il commença à vendre des œuvres et qu'il devint, par la suite, le galeriste qui exposa César, Armand Malaval, Ben et de tous ces précurseurs qui accédèrent à la renommée internationale. Sans oublier Venet, Gilli, Moya et bien d'autres artistes.

L'exposition relate cette histoire folle, débordant d'énergie et d'insolence, où la dérision est de mise et qui permit à l'art de s'élargir vers de nouveaux horizons. L'art n'est plus seulement objet de contemplation, il est action, il est une fête dans le quotidien, il descend dans la rue. C'est ce bric à brac qui est ici mis en scène. L’œuvre se confond à d'autres objets entre art brut et cabinet de curiosités. Des photographies relatent ces événements, de la brocante qui rebondit sur des statuettes de l'art primitif comme aussi les accumulations d'Arman ou les compressions de César. On rit, on s'étonne, on s'émerveille de cet univers hétéroclite quand provocation ou blasphème nous emportent dans un tourbillon de formes et de couleurs. La liberté est sans limite et l'art est à ce prix. Et la fête et le rire conjurent les lendemains de guerre. A l'issue de ce délitement sanitaire, politique et social qui vient d’apparaître dans sa crudité obscène, voici une leçon de vie dont les artistes d'aujourd'hui devraient s'emparer pour cicatriser les plaies du présent.




dimanche 29 mars 2020

De l'art et des virus




Il n'y aura ni d'avant ni d'après mais cette seule durée à travers laquelle, imperceptiblement, on peut mesurer les transformations qui, au gré des événements, s'opèrent aussi bien dans le réel que dans sa dimension symbolique. Ainsi tout était déjà là avant que nous le perçûmes. Incendies gigantesques et autres déluges préfiguraient cette épidémie pour nous ramener brutalement à ces terreurs archaïques desquelles les illusions des miracles du progrès nous avaient détournés. Le monde d'avant, celui très lointain de l'histoire ancienne, revenait soudain dans notre présent et la réalité du temps se rappelait à nous en nous révélant qu'on ne transforme pas la transformation mais que celle-ci est l'essence même de la vie.
L'art, nous l'avions oublié, parle de cela. Il nous renvoie à travers l'imaginaire,  à un corpus symbolique pour illustrer ce réel qui, autrement, ne serait qu'un temps vide. Et dans un monde profane, il tend à se charger de ce que les religions pouvaient dire du monde. L'art en est aussi une interprétation et il n'est pas étonnant que ses acteurs se révèlent de plus en plus selon un modèle religieux. Certains curateurs - ou curatrices - en sont les grands prêtres quand les artistes se trouvent parfois réduits à la fonction d'officiants. Qu'en est-il alors de leur créativité quand il faut qu'ils se modèlent à leur liturgie ? L'artiste peut-il accepter d'être un dévot, celui du veau d'or, du capitalisme, d'une croyance ou d'une quelconque idéologie ? Poser ces questions est aujourd'hui nécessaire car, plus que jamais, l'art est menacé de se laisser absorber par ces rites sacrificiels et ces cérémonies expiatoires qui suivirent les grands fléaux de l'humanité.
L'art d'aujourd'hui est déjà largement imprégné de ce « grand pardon », ici pour les injustices faites aux femmes, là pour les blessures causées à la planète ou,  ailleurs, pour la cruauté du colonialisme. La pandémie du coronavirus ravivera d'autant plus la tentation religieuse qui consiste à réglementer nos peurs, à légiférer nos vies, à rajouter des prières dans la grand messe du spectacle « culturel ». Car la culture n'est souvent qu'un culte quand on voudrait qu'elle soit une ouverture au monde. L'artiste criera-t-il sa liberté ou bien acceptera-t-il d'être un membre du clergé, d'appartenir à ses multiples sectes ? Sera-t-il un flagellant ou bien un démiurge arrimé à sa liberté ? On peut souhaiter que cette crise puisse agir comme un révélateur pour que l'artiste ne dise pas ce que le monde veut lui faire dire mais, au contraire, qu'il exprime ce qu'il veut dire du monde.
Les artistes se sont installés dans un présent perpétuel. L'art « contemporain » figure souvent ce présent indépassable dans son éternité sanctifiée. Il est sans racine, il se modèle sur un rhizome pour reprendre l'idée de Deleuze. Il est le lieu de cet éphémère auquel se collent toutes les aspérités du vivant, comme si l’œuvre d'art devait conjurer la violence du monde de façon sacrificielle, comme si elle devait s'effacer constamment pour laisser place à une autre violence qui serait pourtant toujours identique à elle-même. L'essence même du rite réside dans la répétition. Et l'art doit, à l’inverse, s'inscrire dans cet espace et ce temps que l'artiste construit et laboure entre réel, utopie et rêverie. L'esthétique résulte de ce travail qui s'accomplit hors de toute éthique. Laissons la morale aux prêtres ou aux moralistes et la médecine aux médecins. Et l'art aux artistes.

Arnold Böcklin, La peste


Nicolas Poussin, La peste à Ashbod