mercredi 9 juin 2021

Jean-Baptiste Ganne, « Schalzbildung »

 

Espace à Vendre, Nice

Jusqu'au 31 juillet 2021





Par la reprise du mot allemand qui signifie « thésaurisation », Jean-Baptiste Ganne reprend le terme exact qu'utilisa Karl Marx dans le Capital. C'est ici une manière de relier le mot au visible et l’œuvre à la notion de valeur. L'artiste s'attache à « la représentation de la politique et à la politique de la représentation », c'est à dire à une critique de l'image quand celle-ci est asservie au système de production fondé sur l'usure. Image et langage s'articulent aussi dans une dialectique que Jean-Baptiste Ganne met en scène selon deux vastes compositions. L'une « Windhandel », ou « Le commerce du vent » est constituée d'une série de dessins au graphite dans un format A5 qui renvoient à l'euphorie monétaire et à la bulle financière du commerce des bulbes de tulipes au XVIIe siècle en Hollande. L'écroulement du marché qui s'en suivit fut considéré comme un moment fondateur de la logique capitaliste dont l'artiste décompose le processus de façon plastique en créant une collision entre l'ancien - l'apparence d'une gravure d'époque et la typographie des mots qui l'accompagnent – et le nouveau : le travail à partir du numérique, la distorsion d'une même échelle entre la tulipe et la représentation de scènes d'émeutes contemporaines en lien avec la contestation du capitalisme.

La deuxième série est constituée de 48 photographies réalisées entre 1998 et 2003 sous un titre ironique, « Le Capital illustré ». Chacune d'elle est la séquence relatant par effet d'éloignement une conséquence de l'histoire et cristallise un moment de pensée. Un titre, par exemple, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » est une séquence langagière à l'égal de l'image qui lui donne forme. Le spectacle est tautologique, écrivait Guy Debord dont la critique irrigue cette œuvre. Il écrivait encore encore : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », ou bien « Le spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie les a totalement soumis ». Dans un art de la parodie et des glissements sémantiques, Jean-Baptiste Ganne joue du sens et déjoue l'image quand la galerie d'exposition s’appelle justement «L'espace à vendre  »

.Dans le même temps, la galerie présente des sérigraphies de l'atelier Tchikebe parmi lesquelles des œuvres de Villeglé, Peinado, Tania Mouraud et le travail prometteur d'une jeune artiste, Eglé Vismante.




 

Tatjana Sonjov, "Histoires sous-peintes"

 Conciergerie Gounod, Nice

Jusqu'au 19 juin 2021




Mémoire et oubli s'adossent mutuellement mais, de l'un à l'autre, comme pour le vide ou le plein, il en résulte l'immédiateté d'une conscience et toute culture se construit sur le labour de ce champ-là. Des musées et des bibliothèques, lieux de mémoire et de partage, on y lit aussi l'arbitraire d'un choix et d'une hiérarchie de valeurs. De ce qu'on collectionne, l'objet se déforme ou s'efface dans le temps. Il en subsistera portant une trace qui se métamorphosera en une forme nouvelle et l'art a pour vertu d'en explorer les contours et de les soumettre aux exigences du temps.

Mémoire et oubli mais aussi l'éternité et l'éphémère. L'artiste se transforme alors en archéologue du présent. De l'objet, il en considère l'empreinte, celle d'un premier souffle ou bien le témoignage d'une disparition. Cataloguer les « petits riens », c'est révéler l'âme invisible du monde, arracher des parcelles de sensible à l'amas anonyme des choses, fixer pour un temps ce qui deviendra transformation.

Tatjana Sonjov nous parle de cette identité qui se construit et qui se perd. Elle part à la découverte de ce qui est abandonné pour traiter la peinture dans le cérémonial du souvenir. Radiateurs et grilles d'aération arrachés à des habitations en friche en dessinent l'architecture. Il n'en subsiste que ces traces que l'artiste dans un premier temps photographie avant de les confier à la précarité d'une vie nouvelle. Utilisant des techniques anciennes, elle redonne noblesse à ce qui fut un espace intime, un lieu de chaleur et de vie.

Ses « histoires sous-peintes » restituent le souffle de l'existence. Elles racontent aussi l'histoire de la peinture qui se conjugue à celle de son effacement. Alors autant ne pas sauter d'un objet à l'autre mais plutôt se concentrer sur un seul espace, sur la simplicité nue d'une série de grilles d'aération avec leurs anciennes peaux de tapisserie, leurs pellicules de peintures blafardes et leur environnement de ruines. Les gravats signent la présence d'un monde désaffecté qui supplie qu'on lui accorde une autre chance. Sur les jachères de ce monde, de la pensée finira bien par éclore. C'est en cela que les œuvres de Tatiana Sonjov parviennent à s'incruster dans notre mémoire. Par leur humble présence, elles nous accompagnent comme dans un murmure. Souvenons-nous de Rimbaud : « Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,/ Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis/ Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. »


lundi 7 juin 2021

" Stop painting ", Une proposition de Peter Fischli

 


Palazzo Ca 'Corner


, Venise

Fondation Prada

Jusqu'au 21 novembre 2021



Le cadavre bouge encore et, mieux, à chaque fois qu'on pariait sur sa disparition, la peinture se réinventa et revint avec plus de vigueur sur la scène artistique. Au-delà de son titre provocateur « Stop Painting », l’artiste suisse Peter Fischli, commissaire de l'exposition, recense cinq événements qui ont marqué le rejet de la peinture depuis l'invention de la photographie avec cette sentence prononcée par le peintre Paul Delaroche vers 1840 : « A partir d’aujourd’hui, la peinture est morte ». Inutile de s’étendre sur la postérité d'une telle déclaration quand on sait les multiples renaissances de la peinture de l'impressionnisme jusqu'à ses récentes implications dans le monde numérique.

Le projet de Peter Fischli consiste à proposer des œuvres qui, par leur singularité, ont contribué à renouveler l'art pictural tout en se définissant dans la critique de celui-ci. Il expose les ruptures radicales à l'origine de ce rejet après la photographie : Le ready-made et le collage, la mise en cause de l'auteur en particulier autour de 1968, la critique de la peinture comme marchandise et la crise de la critique. Autant de causes qui expliquent les divers soubresauts de la peinture à travers un choix de 110 œuvres et 80 artistes. Cette sélection met en évidence des propositions souvent contraires, par exemple quand on se confronte à des œuvres de Martin Barré ou de Ben Vautier, Mais la contestation de la peinture ne se limite pas à des enjeux théoriques, elle repose sur des rapports sociaux que le peintre allemand Immendorf illustre dans une œuvre de 1973 par cette question : « De quel côté es-tu, collègue ? ».

L'exposition volontairement polémique foisonne d'idées, parfois contradictoires, toujours dans la volonté d'élargir le spectre de l'art par le biais de la peinture ou en se confrontant à elle. Et la critique de la peinture repose tout autant sur son environnement technique, social, écologique, ou sa relation au langage que d'une réflexion de l'artiste sur sa pratique comme beaucoup d'entre eux le démontrent ici. Peter Fischli écrit : « Le fantôme récurrent racontant l'histoire de la fin de la peinture était-il un problème fantôme ? Et si oui, les fantômes peuvent-ils être réels » Chacun apportera sa réponse.

« Ulysse, voyage dans une Méditerranée de légendes »

 

                                                   Eric Bourret


Hôtel Départemental des Expositions du Var, Draguignan

Jusqu'au 22 août 2021



Un nouveau lieu au cœur de la ville, une réussite architecturale et un écrin lumineux pour une exposition inaugurale qui entraîne le visiteur dans une Méditerranée de légendes avec la figure du héros, Ulysse. Le fil du récit se développe sur plusieurs étages, dans des salles finement colorées comme autant d'îles sur lesquelles le héros échoue et se heurte à la furie des Dieux et des hommes ou à la folie dévorante des Sirènes ou de Circée.

Tout s'organise autour de dix épisodes majeurs de l'Odyssée homérique à partir de la figure du Cyclope jusqu'à la scène finale du retour à Ithaque. Si le parcours témoigne d'une volonté de raconter et d’illustrer les aventures d'Ulysse, il se développe surtout comme un périple dans le temps et sur l'espace mouvant de la Méditerranée. Une épopée faite de miracles et d’embûches pour un mythe qui défie le temps et revient à nous sous la forme de toutes ces traces et témoignages homériques qui se sont égrainés de la Grèce antique jusqu'aux productions de notre imaginaire contemporain.

C'est ainsi que le visiteur voguera de Charybde en Scylla, parmi des objets archéologiques, des peintures anciennes, des tableaux naïfs de Bauchant ou des œuvres contemporaines pour actualiser cette lecture de l'Odyssée. Et cet ensemble d’œuvres, empruntées parfois à des collections prestigieuses et rassemblées dans une scénographie particulièrement soignée, parvient à tisser la trame d'une épopée qui traverse le temps et dont chaque fil renvoie aux énigmes de notre présent, à nos terreurs ou à nos rêves. Histoires d'exil, de naufrages, de meurtres et de salut. Des fragments de sarcophages, des cratères anciens, des céramiques d'Urbino, des tableaux de Jordaens, de Gustave Moreau, de Füssli, Mossa ou de Félicien Rops côtoient des créations contemporaines avec un ensemble photographique d'Eric Bourret, une superbe vidéo d'Ange Leccia ou une composition de Tadashi Kamawata pour dire poétiquement le naufrage, l'archipel des débris dans l’éternité de la mer. C'est sur cette note contemporaine que le voyage s'achève avec une scène qui consacre tout le final tragique d'or et de sang de l'épopée, cette installation sublime d'Anne et Patrick Poirier : une voile tendue et la couleur du sang séché. Tout autour, des flèches dorées, le fil qui relie la voile du voyage à la tapisserie d'une mer éblouie, des rames et une barque d'or dans la force éclatante du soleil, le massacre final, la folie des hommes mais aussi la beauté du monde.



samedi 5 juin 2021

« Un toit pour le silence », Un projet de Hala Warde

 


Pavillon libanais de la 17e Biennale d'Architecture, Venise




                       Le long des Zattere déserts, on découvre un lieu blotti dans les Magazzini del Sale, un lieu sculpté dans l'ombre et la lumière, une architecture où résonne l'histoire du Liban depuis ses oliviers millénaires jusqu'à ses dernières blessures dans l'empreinte d'une déflagration qui dévasta le cœur de Beyrouth le 4 août 2020.

Ici ni murs, ni portes ni fenêtres mais plutôt un lieu protecteur, ouvert au recueillement, un nid de douceur, un toit pour le silence. L'architecte Hala Wardé l'a conçu comme une partition musicale où se mêleraient architecture, poésie, peinture et images photographiques ou filmiques pour répondre aux questions qu'il formule ainsi : « Pourquoi ne pas penser les lieux par rapport à leur potentiel de vide plutôt que de plein ? Comment lutter contre la peur du vide en architecture ? Comment imaginer des formes qui génèrent des lieux de silence et de recueillement ? »

Pour un toit, il faut ici surtout penser à un ciel ou aux feuillages d'oliviers millénaires pour dire la permanence du temps et répondre au thème de cette Biennale : « Comment vivrons-nous ensemble ? » Car vivre c'est penser cette altérité de soi au monde, se mesurer au plein et au vide et ce projet nous entraîne dans un parcours magique parmi des oliviers, piliers du temps, photographiés dans la lumière du jour par Fouad Elkoury puis filmés par Alain Fleischer dans le sommeil de la nuit. On y trouve les « antiformes » que créa l'urbaniste-philosophe Paul Virilio ou bien les « Métamorphoses », cette traînée de verre qui serpente lumineusement sur un sol nocturne, verres brisés de l'explosion du port de Beyrouth, vallée de larmes ou douceur d'une eau apaisante. Au centre de cet espace, l’œuvre d'Etel Adnan apparaît telle une découpe de lumière pour irriguer le réseau poétique d'un « toit de silence ». Voici un miracle d'humilité et de recueillement dans un lieu qui nous parle autant qu'il se contemple. Mais ici les paroles sont silencieuses. Elles restituent le froissement des feuillages, le murmure du temps, le frémissement des cœurs. Exposition nomade, le projet sera présenté ultérieurement à l'Abbaye de Jumièges et au Palais de Tokyo à Paris.




vendredi 4 juin 2021

Bruce Nauman, "Contrapposto Studies"



 Fondation Pinault

Punta della Dogana, Venise

Jusqu'au 9 janvier 2022

S'il fallait définir ce qu'est l'art contemporain, sans doute l’œuvre de Bruce Nauman nous permettrait au moins d'en saisir les enjeux tant cet artiste américain né en 1941 a su s'affranchir des mouvements et des courants artistiques pour privilégier le processus, la performance et son impact sur le public sans jamais privilégier l'effet esthétique. Autant dire que l'artiste est inclassable, en marge des mouvements conceptuels ou minimaux et tenant un discours autre que celui de l'art corporel quand il assimile la présence du corps à sa fonction mécanique à l'intérieur d' un corpus socialisé.

L'exposition présentée par la Fondation Pinault à la Pointe de la Douane à Venise met en scène une série de pièces anciennes qui contextualisent des œuvres plus récentes toutes en relation avec le « contrapposto ». Le corps est donc bien cette matrice fondamentale que l'artiste explore, désarticule ou reconstruit à travers des vidéos, films, hologrammes et technologie 3D. Dans ces « études de contrapposto », Bruce Nauman s'empare des fondements de la sculpture classique puisque le contrapposto c'est bien cet effet de déhanchement, cet équilibre précaire et factice qui s'opère en particulier dans le maniérisme quand le poids du corps repose sur une seule jambe pour accentuer le mouvement de l'épaule. A ce corps morcelé répond la fragmentation du langage que l'artiste explore le plus souvent à travers des expérimentations sonores. Mais le langage s'élabore ici par le biais de la rhétorique classique. Contrapposto, oxymore ou chiasmes sont autant de figures de style qui mettent alors en jeu la contradiction, l'ellipse, l'espacement, l'équilibre, l'harmonie et tout l'appareil illusionniste.

Dans ses productions, Bruce Nauman dévoile les artifices de toutes ces conventions qui nous façonnent. Montaigne écrivait : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage ».(Essais, III,2) Ainsi aurait pu prétendre Nauman quand par l'impossibilité de peindre ou de sculpter le mouvement dans sa réalité, il nous montre avec humour que tout cela n'est qu'affaire d'une grammaire et d'un code qui nous gouverne. Les dispositifs visuels se déploient dans l'espace avec des montages vidéos et 3D se rattachant au corps de l'artiste, à son lieu de travail, l'atelier, et à la bande son créée par l'image. La gestuelle répétitive du corps est maltraitée par le montage qui réduit l'humain à un pantin désarticulé. Dans son environnement nocturne, l'humour est grinçant, la farce est sombre mais la leçon est faite.




Georg Baselitz, « Vedova accendi la luce »

 



Fondation Emilo et Annabianca Vedova, Venise

Jusqu'au 31 octobre 2021


Trop méconnue en France, l’œuvre picturale d'Emilo Vedova (1919-2006) fut pourtant d'une importance capitale dans l'histoire de l'art de la seconde moitié du XXe siècle. Inspirées par l’expressionnisme abstrait, ses vastes compositions rivalisent avec celles de Franz Kline ou avec les corps déconstruits de De Kooning. A quelques encablures de la Punta della Dogana à Venise où le peintre vécut, se trouve la Fondation Vedova dans un ancien entrepôt de sel revisité par l'architecte Renzo Piano et qui poursuit les valeurs d'engagement de l'artiste avec sa volonté de promouvoir la peinture dans sa relation à l'espace, au temps et à l'histoire.

Travaillant dans les années 60 à Berlin, Vedova se lia d'amitié avec Georg Baselitz, peintre tourmenté dont l’œuvre est alors souvent jugée scandaleuse. Ce dernier deviendra avec Kiefer le chef de file du néo-expressionnisme allemand et sera célèbré pour ses tableaux « haut-en-bas », ses grands formats aux couleurs franches et ses larges coups de brosse. Dans cette exposition qui est un hommage au peintre vénitien disparu, Baselitz dispose toute une série de toiles de même format et reposant sur un même canevas. Sur chacune d'elles, on devine un même personnage assis mais l'ensemble est comme défiguré par la fulgurance du geste et la violence de la couleur. Chaque toile décline son vocabulaire chromatique et se limite parfois à un somptueux noir et blanc qui n'est pas sans rappeler certaines compositions de Vedova. Bien sûr, comme toujours, la figure est inversée, tête en bas, si bien que chaque tableau revêt l'apparence d' une toile abstraite qui, littéralement, met en pièces la figuration. Abstraction et figuration s’annulent alors mutuellement pour une envolée lyrique digne du Véronèse et pour une ode à la peinture dans sa genèse comme dans son éclosion par une débauche de fragments colorés.

Ailleurs à Venise, c'est une autre exposition de Baselitz,  « Archinto » qui se tient au Palazzo Grimani en regard avec sa collection d'objets archéologiques. Là les œuvres de Baselitz jouent sur d'autres registres en s'ouvrant à la sculpture et au bas relief. (Jusqu'au 27 novembre 2021)




jeudi 3 juin 2021

Massimo Campigli et les Etrusques, " Un bonheur païen "

 ACP-Palazzo Franchetti, Venise

Jusqu'au 30 septembre 2021




Durant son adolescence, Massimo Campigli se découvrit fils naturel et, autodidacte, il mena une jeunesse aventureuse aussi bien en Italie que dans les tranchées de la première guerre mondiale, les convulsions de la révolution soviétique de 1917 ou à Paris quand il fut correspondant de presse jusqu'en 1927. La peinture fut sans doute pour lui l'objet d'une quête obstinée dans cette recherche d'une origine fondamentale, d'un récit immuable figé dans l'éternité du temps. Lorsqu'il découvrit l'art étrusque à Rome en 1928, Campigli eut la révélation de ce qu'il qualifia alors d'un « art païen ». L'exposition vénitienne met en parallèle quelques 35 œuvres de l'artiste et une cinquantaine de pièces archéologiques - sarcophages, figurines ou bijoux – témoignant de cette civilisation étrusque et d'un bonheur retrouvé.

La peinture de Campigli ne cesse d'explorer ce fond mystérieux d'un passé lointain où se logerait quelque vérité enfouie dans la nuit du temps. La peinture est silencieuse. Elle effleure la réalité du monde. D'une œuvre à l'autre, elle fait remonter à sa surface l'obsession d'une origine, la trace de silhouettes cristallisées dans des couleurs assourdies, par des tons ocres et des terres brûlées. Les figures sont comme figées dans l'épaisseur du temps telles des vestiges d'un paradis perdu que seule la peinture pourrait dévoiler à travers ce « bonheur païen ». On y perçoit l'écho des fouilles archéologiques et celui des fresques crétoises ou des portaits funéraires de Fayoum. Il y a aussi le souvenir de Montparnasse quand le peintre découvrit Picasso, Léger ou Chirico et l'Italie de la peinture métaphysique et du Novecento. Le monde de Campigli est celui de la perfection du rêve et des figures énigmatiques réduites à leur apparence essentielle. La frontalité est de mise, la ligne est rigoureuse, la symétrie organise cet univers délicat réduit à l'écho de bustes féminins, d'objets esquissés et de figures animales échappées d'un fond primitif. Ici la peinture traverse sereinement le temps, elle ne s’embarrasse pas des illusions de la perspective, elle immortalise et explore avec solennité les contours de l'éternité.





lundi 24 mai 2021

Anne et Patrick Poirier, "Anima Mundi"

 Abbaye du Thoronet, Le Thoronet, Var

Jusqu'au 19 septembre 2021




« Notre projet offre au visiteur de ce haut lieu d’architecture et de spiritualité un certain nombre de travaux et d’installations disséminés à l’extérieur et à l’intérieur de l’abbaye. Nous voulons ces interventions discrètes, sans ostentation ni démesure, respectueuses de ce lieu d’âme et de mémoire. Elles font appel à la fois aux sens – ouïe, vue odorat -, à la mémoire ainsi qu’à l’esprit du visiteur, et s’inspirent du genius loci ». Anne et Patrick Poirier

Le lieu est au cœur de la démarche du couple d'artiste. Mais un lieu métaphorique, un espace dans lequel résonne le temps qui efface mais qui ressurgit dans le présent à travers les traces qu'il dépose. Aux confins de l'archéologie et de l'architecture, Anne et Patrick Poirier explorent l'espace de l'Abbaye du Thoronet, celle à laquelle Fernand Pouillon redonnait vie par le biais de son moine constructeur au XIIe siècle dans un roman « Les pierres sauvages ».

A l’imaginaire du passé, l'art ajoute la puissance de l'invisible. Le chef d’œuvre de l'architecture cistercienne se donne comme lieu de méditation et d'éternité. Le dépouillement, l'austère beauté des volumes, l'harmonie des lignes, rien ne devait distraire l'esprit du moine et les artistes sont parvenus à ne pas imposer leur marque sur l'édifice. Ils y ont parsemé des œuvres légères, insufflé des brides de mémoire, établi un parcours qui éveille nos sens et suggère des errances fictionnelles entre espace et temps. Anne et Patrick Poirier travaillent ensemble depuis 1968. Les ruines, le réel et sa disparition, l'utopie, ont toujours été, le plus souvent au travers des édifices religieux, les thèmes récurrents de leurs installations.

« Anima Mundi », l'âme du monde, tel est le titre de cette discrète déambulation parmi les « pierres sauvages » blotties au cœur du silence de la forêt varoise. Loin du présent et de la consommation matérielle, les artistes explorent le souffle de la réminiscence, les jeux et les rêves de la mémoire. Pour cela il y fallait de la délicatesse et une intelligence de l'impalpable et de l'invisible. Les œuvres s'épanouissent comme dans un respectueux retrait du site, comme une légère ponctuation à l'ombre des pierres. Ici une échelle de lumière, ici et là les circonvolutions d'un cerveau pour irriguer les sinuosités du temps. Ailleurs des gongs pour scander « Les vibrations de l'âme », un micocoulier paré de clochettes et de plumes pour dire les anges ou « La voix des vents ». Ou encore « La chambre des rêves et de l'oubli ». Et c'est bien une poésie gorgée d'émotions, de mots et de sonorités étranges qui traverse la nuit des temps pour parler du monde d'aujourd'hui dans l'éternité des pierres.

vendredi 21 mai 2021

Cécile Bart, "Je suis bleue"

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu'au 20 août 2021




S'approprier une œuvre, vivre avec elle ne serait-ce qu'en un laps de temps aussi incertain que ce qu'il restera d'elle à travers les caprices de la perception, dans l'hésitation du sens qu'on lui attribuera... Cécile Bart met en scène cette déambulation à travers laquelle se construit le regard du spectateur face à la peinture. Dans les salles du Musée Chagall, elle absorbe les angles d' une architecture, sa transparence, sa lumière naturelle mais aussi les cimaises où se développent les récits du peintre entre terre et ciel - le ciel surtout, avec du bleu, des nuages, le cycle des hommes et des bêtes, et dehors le jardin, la trace d'un paradis. Mais elle s'empare aussi des vitraux, d' une mosaïque et de toute cette œuvre de Chagall, bouillonnante de couleurs, vibrante, dansante. Cécile Bart en saisit le rythme pour le restituer autrement par une série de dispositifs lumineux disséminés dans l'espace du musée.

Ce mouvement qui est aussi le nôtre est au cœur de la peinture. Dans une salle, un trajet labyrinthique et silencieux s'élabore à partir de vastes écrans colorés où se mêlent des extraits de films représentant des corps dansants, comme l'apesanteur de fantômes réfléchissant l'image des visiteurs qui circulent dans la transparence de ces écrans. Ici comme ailleurs, la trace de la couleur qui se dépose et celle du mouvement de la main imprègne l’œuvre. Car Cécile Bart célèbre la peinture au-delà du tableau. Elle capte les modulations de la lumière, s'insinue dans le tournoiement des figures bibliques de Chagall pour leur répondre en contrepoint, extraire les courbures et les lignes dans la légèreté et l'envol. « Je suis bleue », dit-elle en reprenant l'expression du peintre dans l'incarnation de la couleur et de la transparence du ciel.

L'artiste, par de vastes compositions à partir de voiles de Tergal délicatement teintées, recompose les méandres d'une création, capte les jeux de lumière, se saisit de l'ossature géométrique d'un lieu et d'une œuvre pour exprimer ce qu'elle recèle d'invisible. Elle peint les nuages ou plutôt à travers les nuages. Tout est tournoiement et mouvement et pourtant l'espace se dépouille de toute scorie, la couleur s'y dépose comme une poussière lumineuse. Cécile Bart rend hommage à Chagall, à la structure de son imaginaire qu'elle parvient à mettre en scène tout en restant à distance par le biais de l'abstraction. Et la lumière demeure ici le cœur battant d'une œuvre à découvrir.