lundi 27 janvier 2025

«364 saisons», Lamarche & Ovize


Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu’au 2 novembre 2025



Quand tout n’est que mouvement, chaque jour est une saison. Et le jardin devient cet espace où se transforment, éclosent ou périssent fleurs ou papillons dans «le chant du monde». C’est d’ailleurs à cette tapisserie de Lurçat que rend hommage le duo d’artistes dans une vaste fresque où les constellations jouent avec les poissons, les feuillages ou les oiseaux entre soleil et lune. La peinture s’associe à la laine, l’art se dissout dans le vertige de l’univers. La vie dans tous ses états se déploie pourtant dans une œuvre issue de son propre contexte: En effet, il s’agit ici, entre art et artisanat, de la résidence qui permit aux artistes de créer leurs œuvres dans l’environnement du restaurant Mirazur et de ses jardins à Menton. Là, dans cette parfaite synesthésie du goût, des parfums et de la délicatesse du regard, une parfaite alchimie s’opère entre le travail des hommes, la nature et la culture si bien que l’exposition traduit aussi la production des artistes comme le double d’un carnet de notes des jardiniers et des cuisiniers.

Dans ce foisonnement, les vastes dessins du duo vibrent de leurs couleurs folles comme échappant au réel pour ranimer la sève d’un enchantement poétique. Les feuillages s’enlacent à leur racines dans d’inextricables réseaux végétaux, le dessin répond à des sculptures lumineuses ou à celles des oyas, ces poteries semi-enterrées pour réceptionner l’eau de pluie afin de la diffuser dans le sol pour irriguer les citronniers. A partir de signes empruntés au règne végétal et animal, Lamarche & Ovize tissent un fascinant labyrinthe pour une Alice au pays des merveilles qui rencontrerait le quotidien des hommes dans le cycle des jours.

C’est le chef étoilé du Mirazur, Mauro Calagreco, qui souffla aux artistes ce titre des «364 saisons» comme pour affirmer que tout se transforme et que l’herbe la plus humble est unique en son miracle. Aussi faut-il la célébrer, la développer dans le rêve d’un dessin ou l’inscrire dans les vapeurs d’un parfum qui, ici, s’élabore au détour de quelques œuvres sous les auspices de Alain Joncheray et de la société Art&Parfum. C’est donc un voyage expérimental entre jeux visuels et sonores auquel nous sommes conviés, un jeu de piste pour l’émotion qui décloisonne les sens comme il dissout les frontières entre le réel et l’imaginaire. Chaque œuvre porte son univers foisonnant qui se façonne en une multitude d’entrelacs entre la vie cellulaire et l’infini. La couleur, exacerbée, fuse par jets ou se répand, terrassée, dans des effluves de terre ou d’agrumes. Les lithographies diffusent les ondoiements de ces mondes incertains quand leur répondent des céramiques comme des instants de vie figée dans l’attente d’une autre mutation. Plus que jamais, l’art et la vie coïncident dans cette joyeuse incursion dans un monde où l’on comprend que les vers de terre tombent amoureux des étoiles.





mardi 7 janvier 2025

«Jardins et palais d’Orient»


Hôtel Départemental des Expositions du Var, Draguignan

Jusqu’au 6 avril 2025



«Nous pensons toujours ailleurs», écrivait Montaigne dans ses Essais. Rêvé, fantasmé, pour nous cet ailleurs se cristallisa dans un orientalisme vaporeux hérité du romantisme au XIXe siècle. L’exposition dracénoise a le mérite de s’ancrer davantage sur un socle géographique et historique tout en suivant un fil symbolique en un bel équilibre entre réel et imaginaire. Cet «ailleurs» s’incarne alors, par un univers stylisé, dans un «au-delà» quand le jardin murmure le souvenir d’un paradis perdu mais s’accorde à tisser les liens d’un Éden à venir. Ce voyage dans le temps qui nous transporte à partir de l’Empire perse achéménide vers les jardins de Babylone, l’Égypte, Constantinople ou Grenade est aussi une méditation sur l’espace quand il se réduit au vestige ou à la trace dans deux émouvantes œuvres contemporaines de l’artiste Stéphane Thidet.

De ce grand écart entre le passé et aujourd’hui, l’exposition nous conduit du jardin, nature humanisée et sublimée, vers le palais toujours ouvert aux fleurs, aux arbres, à la mélodie des oiseaux et aux parfums qui se diffusent à partir des arabesques ajourés des moucharabiehs. Là se jouent la comédie du pouvoir ou les rituels du plaisir dans ce va et vient entre le dedans et le dehors, l’ici et l’au-delà, l’éphémère et l’éternité. D’une pièce à l’autre, le parcours s’effectue sur le mode de la découverte à travers un riche éventail d’objets archéologiques, de documents illustratifs, de panneaux de céramiques, d’instruments de musique… Il faut saluer la scénographie qui nous transporte entre ombre et lumière, dans des récits esquissés avec leurs parts de rêve et de réalité pour un voyage où l’histoire se confond à la poésie. A travers ces instants qui se développent sur plusieurs siècles, une vision du monde transparaît en même temps qu’une architecture mentale, philosophique et civilisationnelle se construit. La relation entre le jardin et le palais en est la métaphore.

Au-delà de la richesse des objets présentés, il faut se laisser émerveiller par l’exactitude du graphisme de telle gravure ou par la qualité de la couleur dans telle illustration de la vie quotidienne. Cet univers témoigne d’un idéal, d’une perfection à la portée de l’homme, dans son geste et sa pensée. Tout ici répond à une organisation parfaite dans l’aspiration d’un absolu. Certes ce n’est pas le réel qui est en jeu mais plutôt l’image d’un paradis ponctué de feuillages stylisés, de roses et de jasmin dans lequel on se prend à rêver. Un voyage dans l’espace et le temps à faire même sans tapis volant!



mardi 17 décembre 2024

Raoul Dufy, «Le miracle de l’imagination»

 

Musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice

Jusqu’au 28 septembre 2025



Il fut de ces artistes dont l’écriture s’apparentait tellement à une signature que les critiques s’en détachèrent. L’évidence d’un style, le brio de l’exécution, souvent tendent à reléguer le peintre dans les oubliettes de l’art pour ce soupçon de facilité où pourtant parfois se développe le génie. Il ne théorisait pas mais s’inspirait des autres. Il s’imprégnait du monde et peignait dans l’indécence du bonheur. Pourtant l’œuvre a su traverser le temps et le parcours sur lequel nous conduit l’exposition niçoise réalise une synthèse de cette peinture de la première moitié du XXe siècle puisque Raoul Dufy, d’abord influencé par le post impressionnisme, évolua vers le cubisme. Il emprunta à Cézanne une construction de l’espace sans perspective à partir de touches obliques mais c’est pourtant avec la découverte de Matisse et du fauvisme qu’il déploiera son style.

Désormais dessin et couleur jouent leur propre partition, se dispersent ou se confondent dans un mouvement musical porté par une conception aérienne de l’espace. Le peintre était aussi musicien et une superbe toile rend hommage à Debussy. Vers 1920, son style est établi. D’une grande connaissance des classiques comme de ses contemporains, l’artiste impose ses couleurs vives dans la danse de ses arrondis et de ses arabesques magnifiés par la simplification des formes. Sans doute la gaieté qui en ressort l'aura-t-elle desservi tant on l’a souvent confondu à de la frivolité. Mais l’œuvre s’autorise tout tant elle s’accorde au rythme du monde, à ses fêtes, au souffle d’un bleu azur et à l’infusion de la couleur dans la lumière. Raoul Dufy, né au Havre, résida dans des lieux multiples, en particulier à Nice ou naquit Eugénie Brisson, son épouse, qui en 1953 hérita du fonds de son atelier avec quelques 1200 œuvres dont une partie revint au Musée Chéret.

Cette exposition témoigne de la diversité des espaces qu’il traversa, des paysages dans lesquels le ciel se confond à la mer et des ports qui nous ouvrent à la lumière comme dans le souvenir des peintures de Claude Gelée le Lorrain. Mais surtout des compositions insolites quand des scènes quotidiennes se désagrègent au fil du dessin qui se dissout dans la métamorphose des couleurs. C’est «Le miracle de l’imagination» tel que l’énonce le titre de l’exposition. Raoul Dufy peint ces instants lors desquels le réel est soumis à l’imaginaire. Il s’affranchit de toutes les règles pour célébrer toutes les modulations de la vie comme autant d’ondes de bonheur. Cette liberté le pousse à s’autoriser à tous les domaines, qu’il s’agisse de l’illustration des poèmes d’Apollinaire, de la gravure, de la céramique ou de la décoration. Imaginer c’est expérimenter les traverses du réel et la vision picturale de Dufy rejoint celle de Matisse dans l’idée d’un rayonnement, d’une lumière qui préfigure les formes qui en surgissent.


Marc Chevalier, «Pouvoir faner, vouloir fleurir»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 8 février 2025



Comme tout discours, l’art contient sa part de rhétorique et s’organise autour de certaines figures de style. Et le chiasme d’un titre, «Pouvoir faner, vouloir fleurir», se charge de ces croisement de significations qui s’ouvrent à tous les possibles et à leurs contraires. Marc Chevalier excelle à ces jeux de mots et de sens qui se cristallisent dans l’éphémère ou se matérialisent, entre peinture et sculpture, dans des œuvres qui désignent ce qu’elles sont tout en échappant à toute définition. Et le paradoxe veut que de ces expérimentations audacieuses auxquelles l’artiste se livre entre poésie et humour, un univers personnel émerge en s’ouvrant à des constructions improbables pour définir de nouveaux territoires dans la création contemporaine.

Voir enfin les œuvres et s’étonner qu’elles claudiquent dans ce pas de côté qu’elles assument en ce qu’il permet de définir cette fonction exploratoire de l’œuvre d’art. Ainsi là on l’on voit de la peinture, il n’y a en réalité que des accumulations de scotch qui structurent un improbable châssis. Ou bien, ailleurs, le tableau se résume-t-il à des agglomérations de couleurs solidifiées qui désigneraient l’alpha et l’oméga de la peinture avant toute expressivité. D’un medium à l’autre, Marc Chevalier invente accumulations de sens, déséquilibres et autres perturbations du réel qui nous emportent aux confins de l’absurde et de l’émerveillement dans des contrée étranges où le monde se réorganise sur les décombres de nos certitudes. Une peinture séchée sur sacs plastiques compressés peut-elle nous parler d’autre chose de ce qu’elle est? De fragiles empilements de fleurs et de fragments botaniques en immenses couronnes fragiles pour l’idée de fleurir ou de faner évoquent-t-ils l’énigme du réel, du temps et de l’espace? Autant de propositions que Marc Chevalier essaime dans son parcours artistique entre le souvenir de Fluxus ou de Support/Surface pour réécrire ou enterrer l’histoire de l’art.

Pourtant loin de toute ambition théorique, l’artiste s’aventure sur les sentiers de la poésie quand avec dérision, il explore le dérisoire. On retourne les mots, on découd le sens et toujours tout se décompose et se recompose. Avec de la matière ou avec des mots, l’artiste déchire les apparences; il visite le rejet, le rebut, l’inutile ou le sale; il hérite de l’histoire, d’un vocabulaire, de la beauté et du néant. Alors autant s’en décharger, de les déposer sur le mur ou sur le sol et d’en exhiber les restes dans le geste grandiose du magicien. Heureuse tragédie de la lucidité.






dimanche 24 novembre 2024

Benoît Barbagli, «Numera Natura»

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 6 avril 2025




L’œuvre d’art s’éprouve par les sens ou la mémoire avant même de se formuler dans un cadre idéologique. Aussi se confronter aux photographies ou à tel autre medium utilisé par Benoît Barbagli, c’est d’abord, à l’instar des personnages qu’il convoque dans ses images, expérimenter une immersion dans une nature sublimée dans laquelle le collectif humain surgit comme dans l’imaginaire d’un paradis perdu. Mais les artistes, et il faut leur en rendre grâce, se définissent aussi en regard des utopies qu’ils esquissent ou qu’ils structurent. Benoît Barbagli, à l’intersection d’une nature idéalisée et de l’intelligence artificielle, nous conduit sur les traces d’un monde «vu d’en haut», en surplomb des corps et des profondeurs marines. Et de ceux-ci, par un acte démiurgique résultant du drone qui les capte et de celui qui le maîtrise, l’artiste, en dépit de ses revendications d’œuvre collective, demeure le seul responsable de son œuvre.

Voici donc de vertigineuses compositions d’où surgissent des corolles de corps qui se dispersent dans le brassement d’une eau pareille à un liquide amniotique. Fusion des éléments, opéra solaire ouvert à tous les sens, tout ici répond à un mouvement symphonique dont tous les protagonistes interprètent un même rituel dans une cérémonie célébrant la vie et son magma originel. A cela, l’artiste oppose le monde numérique ou, plus précisément, il montre comment ce dernier pourrait réinterpréter ce corpus de manière à redéfinir les frontières du sensible. Au-delà des spéculations philosophiques qui en découlent, et aussi incertaines soient-elles, l’artiste parvient toujours à nous émouvoir par l’inventivité de ses prouesses techniques quand elles se heurtent à la force picturale de l’image. La photographie, souvent de très grand format, oscille entre le flou et le ressenti d’une matière colorée qui provoque un tel trouble que nous sommes happés par l’image avant même d’en saisir tous les éléments. En effet celle-ci est pernicieuse tant elle nous égare dans ce qu’elle prétend nous montrer quand la technologie la travaille: cet univers marin est ici en réalité un paysage forestier. Ou ailleurs, parmi des roches sous-marines, on devinera des visages…

Mirage ou miracle, le monde n’est jamais celui qu’on croit, et art ou machine ne cessent de le décomposer et de le recomposer. C’est ainsi que s’écrivent les mythologies et le titre des œuvres souvent résonnent dans le soleil de la Grèce antique. Hypnos, Hydrophilia, Sisyphe, Chronos… Autant de mots qui sculptent ces cadres philosophiques dans lesquels, avec bonheur, Benoît Barbagli se débat, se perd ou triomphe par la seule puissance des œuvres présentées. Crées par imprimante 3D, les sculptures de vagues dans le désert silencieux d’une résine morte parlent de cette rencontre de l’art, de l’humain et de la technologie. Elles sont là, déjà semblables aux dépôts archéologiques d’un autre temps tandis que la pulsion de vie et la joie irriguent ces grappes humaines qui dansent leur hymne à la joie sur les cimaises du Musée de la Photographie de Nice.




mercredi 20 novembre 2024

Emilija Skarnulyte, «Tethys»

 


La Citadelle, Villefranche-sur-Mer

Jusqu’au 26 janvier 2025



A l’issue d’une résidence dans la Citadelle de Villefranche-sur Mer, Emilja Skarnulyte, artiste visuelle et vidéaste née en 1987 en Lituanie, investit le Bastion de la Turbie dans un parcours à travers ce lieu clos semblable à une grotte. L’œuvre qui en résulte distille une oscillation merveilleuse entre matière et lumière. C’est alors un conte qui se développe à partir de cet environnement de pierres surplombant la Méditerranée au fur et à mesure que l’on pénètre dans les entrailles d’une casemate sous les auspices de la déesse Thetys pour une aventure sensorielle entre mythologie, art et géologie.

Comparant Lascaux à la Grèce antique, Antonin Artaud écrivait: «La Grèce nous donne un sentiment de miracle, mais la lumière qui en émane est celle du jour, la lumière du jour est moins saisissable: Pourtant, dans le temps d’un éclair, elle éblouit davantage». Ici, l’artiste sculpte la lumière et la fait rejaillir parmi les ombres. Elle se fige dans des entrelacs de verre multicolore disséminés sur le sol pour des dépôts magiques où se mêlent en discrètes stalagmites, les «Larmes de la déesse». Ou bien elle se dépose dans les anfractuosités de la pierre pour en dévoiler les mystères. L’artiste elle-même se pare des attributs de cette déesse, tour à tour sirène ou serpent, comme si l’artiste fusionnait avec son double. Elle surgit, polymorphe, dans des représentations énigmatiques dans la confusion de la roche, de la Méditerranée et du temps. Thetys s’incarne dans cette figure d’un monde désormais englouti dont nous ne percevons plus que la mémoire. Peinture, sculpture ou vidéo, tout ici ne vibre que dans l’hésitation de la lumière, le souvenir des profondeurs marines, du sel et du plancton. Et tout se dissout dans des vagues d’images dans leurs flux et reflux qui nous entraînent au seuil de l’invisible.

Par cette expérience d’art total, l’art et le mythe se confondent de même que l’artiste se métamorphose à travers sa propre représentation. Le temps se dissout dans l’espace et l’on se prend à rêver que des étoiles de mer brilleraient dans le ciel. Fluidité des éléments, porosité, tout s’anéantit et revit dans le spectre des couleurs. Tout se cristallise dans la seule fragilité du monde et l’éphémère de l’éternité. L’art se joue ainsi des paradoxes, du réel ou de l’imaginaire. Il n’existe que dans la conquête de sa liberté. De nouveau Artaud quand il écrivait: «Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre: elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde dans la vie».






lundi 18 novembre 2024

«Passion Renaissance», Légendes d’artistes au XIXe siècle

 


Musée des Beaux-Arts, Draguignan

Jusqu’au 23 mars 2025



Comme en un jeu de miroir, l’artiste souvent se mesure à l’aune de ses prédécesseurs. Il s’y confronte parfois pour en parfaire les leçons, souvent aussi pour se contempler à travers l’aura d’un mythe comme ce fut le cas de bien des peintres du XIXe siècle lorsqu’ils rendirent hommage aux grands maîtres de la Renaissance. Ce sont ces «Légendes d’artistes» que nous raconte le Musée des Beaux-Arts de Draguignan et qui, au-delà d’un seul point de vue anecdotique, nous propose une réflexion sur la relation formelle qui se joue d’un artiste à l’autre et sur la mise en abyme d’un tableau par la rencontre d’un artiste avec ses prédécesseurs.

Il exista au début du XIXe siècle, cette «veine troubadour» qui, dans le sillage du Romantisme, répandit une vision idéalisée du passé en littérature comme en peinture. L’Histoire est alors revisitée sous le filtre de l’héroïsme et, dans les arts, sur celui du mythe du génie créateur, comme il le sera plus tard sous le signe de celui de l’artiste maudit. Entre imaginaire et réalité, un récit se construit donc et, en vingt-sept œuvres provenant de musées français et italiens, l’exposition explore ces instants de fascination et nous permet de saisir comment ceux-ci peuvent paradoxalement aveugler le regard des artistes et susciter en eux le désir de les dépasser par la seule puissance narrative.

Se confronter à Giotto, à Léonard, à Raphaël ou à Michel-Ange témoigne d’une aventure quelque peu déroutante quand on l’aborde dans un style académique. Pourtant qu’il s’agisse de peintres reconnus tels Fragonard, Ingres ou Granet ou d’autres plus confidentiels, leur lecture du passé nous permet de considérer que l’Histoire n’est toujours qu’une réécriture qui se réalise à partir du présent. Et l’art nous permet d’anticiper ce présent.

D’un tableau à l’autre, il faut alors saisir l’aventure des regards, la direction qu’ils empruntent quand ils se rencontrent ou qu’ils capturent tel ou tel détail d’une œuvre passée. Ainsi Cesare Maccari repeint-il la Joconde en train d’être exécutée par Léonard. Ou bien c’est la fascination du modèle qui l’emporte chez d’autres artistes, comme la Fornarina pour Raphaël et toujours, dans une vision académique, le trouble des sentiments perçus au travers de mises en scène très étudiées au terme d’une véritable théâtralisation.

Ce parcours insolite entre la Renaissance et le XIXe siècle qui concerne aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire politique est aussi un jeu de piste dans lequel il faudrait démêler les fils de la légende et les traces du réel. Les œuvres présentées nous fournissent des bribes de réponses tout en demeurant des énigmes. Mais les plus belles œuvres ne sont-elles pas celles qui recèlent cette puissance du mystère?

dimanche 20 octobre 2024

Vivian Maier, « Anthology»


Musée de la photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 16 mars 2025




Il existe une énigme Vivian Maier, par sa vie, son œuvre mais aussi par l’engouement que celle-ci suscita lorsqu’en 2011 on l’exposa pour la première fois à Chicago deux ans après sa disparition. Celle qui travailla comme gouvernante d’enfants à partir des années 50 ne pratiqua la photographie que pour elle-même et seul le hasard fit que l’on découvrit d’elle 120000 négatifs, quelques 300 films et quantité de pellicules non développées.

De l’anonymat au mythe, il y a donc ce mystère pour une œuvre qui elle seule peut nous en délivrer le clé. Toute vie se résume à un récit fait de banalités et d’accidents. Elle s’écrit dans les images et les rencontres du quotidien et Vivian Maier nous en restitue une vision bouleversante par son extraordinaire simplicité. Elle qui vécut toujours dans l’ombre de la vie de ses employeurs, écrivit en images ce récit des autres auquel elle adhérait, celle des pauvres et des gens ordinaires, ceux dont nous ne rêvons pas la vie mais qui nous ressemblent. A Chicago ou à New York, elle porta un regard étonnée sur le monde, comme étrangère à celui-ci. Ses cadrages relèvent tour à tour d’une frontalité froide ou d’une liberté sidérante. Les sujets surgissent dans un contexte inattendu si bien que chaque image se trouve imprégnée d’un détail incongru qui bouleverse l’ordre normal des choses.

Amputée de toute vie personnelle, son appareil photographique devient pour Vivian Maier une prothèse par laquelle se construit silencieusement une existence par le biais de ce pas de côté dans le monde de l’image. Elle se photographie elle-même, de manière distanciée, comme pour explorer la vie qu’elle s’est refusée et, souvent, seule son ombre résulte de ses autoportraits. Pourtant à la routine des jours, elle superpose la magie de l’invisible. Les images affluent dans un rythme maniaque, les enfants courent les rues et la photographe les capture dans un regard d’entomologiste pour en extraire une vérité douloureuse. Vivian Maier nous restitue l’instantané d’une surprise, d’une découverte du monde, comme si la vraie vie lui avait été interdite et qu’il lui fallait la faire pénétrer dans la pellicule pour en restituer l’essence.

Alors cette fascination que l’on éprouve en parcourant une telle œuvre réside dans ce mystère que nous partageons avec elle. Intuitivement, nous savons que Vivian Maier nous renvoie une image implacable de nous-mêmes, celle dans laquelle on se réfugie pour faire face aux autres, celle du miroir qu’on se construit et dans lequel nous nous égarons, celle de notre solitude au monde et de nos questions sans réponse. Toute œuvre d’art est une énigme et cela, Vivian Maier nous le dit, peut-être de l’autre coté du miroir. Car contempler une photographie c’est toujours saisir un fragment de vie.

lundi 14 octobre 2024

Jérémy Griffaud, «Sous le ciel»

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 21 janvier 1025



Entre terre et ciel, l’univers de Chagall s’épanouit dans les tourbillons d’une danse où les amours, les prophètes et les hommes s’entremêlent au cœur des promesses ou des déchirures. A ce ciel constellé de lunes et de visages, dans des couleurs d’or ou de sang pour célébrer l’élévation et la vie, répond un autre monde aujourd’hui, «sous le ciel». C’est celui dans lequel nous plonge Jérémy Griffaud à travers les entrailles acidulées d’un univers virtuel, d’un paradis perdu ou peut-être d’une nouvelle promesse qu’il nous reviendrait d’entendre et d’accomplir. La vie, le vivant, tels sont les enjeux d’une peinture et d’un environnement poétique qui ferment les rideaux de l’apparence d’un monde ancien comme des paupières s’ouvriraient alors, hallucinées, sur nos existences desquelles nous nous effaçons sous l’effet des technologies.

Comme si la poésie de Chagall avait atteint son intensité ultime, un autre monde alors se façonne. Celui du jour où les anges ont disparu. Puis celui où les hommes se sont éteints. Ne reste après le feu du soleil qu’un air moite, un ciel vide qui colle à la terre quand des ailes de papillons rament de leurs ailes dans une eau visqueuse. Des lianes coulissent entre les nuages, des fleurs artificielles se meuvent parmi des créatures hybrides… Tel est ce paradis qui nous aspire ou nous menace et que l’artiste façonne aussi bien par des aquarelles imbibées d’une encre trouble que par un environnement immersif qui nous saisit dans d’enivrantes contorsions colorées pour traduire une nature sans âme.

Jérémy Griffaud, à l’aide de l’ordinateur, numérise ses images. Et la musique qui les accompagne nous conduit dans ce monde de l’anthropocène, de la fantaisie, du merveilleux et des mutants. L’artiste, entre jardin des délices et jardin des supplices, par des effets hypnotiques et un jeu psychédélique, nous entraîne dans les sillages de l’art fantastique ou d’un Jérôme Bosch mais, cette fois, pour des œuvres amputées de toute humanité et de toute morale. Il nous installe alors dans ce face à face saisissant entre nous, humains, et cette nature dénaturée et peut-être, ce ciel de paradis perdu. L’ordinateur, l’intelligence artificielle, seront-ils cette baguette magique pour réenchanter le monde et croire en un nouvel Eden? De ces traces humaines immergées dans les débris de la botanique, dans les souvenirs des chants d’oiseaux et dans une lumière morte ne subsiste peut-être que le soupçon d’une beauté à venir. Et qui a dit que seule la beauté sauvera le monde?

Sorti du Pavillon Bosio à Monaco en 2017 et Résident de la Villa Médicis en 2023, Jérémy Griffaud confirme ici qu’il est l’un des artistes les plus prometteurs de cette décennie. Dans le cadre du festival OVNi en novembre, il sera présent pour une vidéo dans une chambre de l’Hôtel Windsor à Nice ainsi que pour une installation en projection immersive, «The Garden» dans la Grotte du Lazaret. Le visiteur deviendra performer à l’aide d’un casque de réalité virtuelle si bien que l’œuvre sera dépendante de son implication.






samedi 12 octobre 2024

Florence Obrecht, «Odyssée»

 


Le Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 16 février 2025



Et si la vie était en soi une œuvre d’art dans ses éclairs quand rêves et réalité se confondent au cours de ses accidents ou de ses miracles et, partout, toujours, avec la beauté au bord du chemin? C’est à ce voyage que nous convie Florence Obrecht. Une «Odyssée» qui ne se contente pas de rassembler des images mais qui s’empare de fragments de vie glanés au fil des jours quand, pour l’artiste, l’univers se concentre dans son atelier qui se confond avec une fenêtre ouverte sur le monde.

Ainsi l’exposition du Suquet des Artistes, ne se réduit-elle pas à un accrochage de peintures mais se présente comme un cabinet de curiosité où les objets du peintre, sa palette, ses tableaux, leur matière colorée, coïncident avec le quotidien de la famille, des amis et des choses. Ici la splendeur des toiles résonne dans le vertige de la banalité des jours quand la peintre dépose une étoffe, une valise, des étendards ou de simples boites comme des reliques et des traces pour dire que la peinture est aussi une mémoire qui se dépose quand elle écrit le monde.

La peintre nous entraîne alors au gré des cimaises et des assemblages dans son Odyssée. C’est à dire dans un voyage où le mythe se réalise par la fusion de l’intime et de l’universel. Florence Obrecht nous conduit entre Charybde et Scylla sur les chapitres d’une existence ici ou là, à travers des visions d’Orient, d’Arménie, d’Amérique, d’Ailleurs ou de Berlin où elle vit. Elle glane des objets improbables, les détourne et leur accorde une parole dans un effet de confidence. Autant d’images qui se diffusent en bouquets de couleurs quand elles nous disent que nous sommes tour à tour sujets du hasard ou héros à l’ombre de nos rêves ou de nos exils. C’est cela que nous raconte l’artiste en nous donnant une magistrale leçon de peinture: Celle-ci n’est pas seulement un reflet du monde, elle est une histoire de cette volonté à inscrire l’espace et le temps dans un langage universel.

 Ici les cultures se croisent et se confondent dans une même spiritualité, se heurtent à l’histoire de l’art quand un signe renvoie à Matisse, qu’un visage est peint comme un  Picasso ou que des figures semblent empruntées à l’imaginaire surréaliste quand tout est cependant réalisé dans une perfection proche de l’hyperréalisme. Autant de paradoxes qui rendent cette peinture si troublante par ce grand écart qui s'inscrit entre le souffle épique et l’humble geste du quotidien. La couleur est exacerbée, les formes se figent dans un impossible horizon, les visages s’immortalisent dans leur maquillage… Chaque tableau parle ainsi d’une attente, d’une espérance qui traverse les jours ou les siècles pour se transformer en un bel hommage à la grandeur des petits choses.