samedi 27 août 2022

François Boisrond, "Une rétrospective"


Musée Paul Valéry, Sète

Jusqu’au 6 novembre 2022



«Ce fut comme une apparition». On se souvient de ces quelques mots de Stendhal au début de «L’éducation sentimentale». Et, de même, peut-on parfois éprouver cet instant où, par miracle, le regard se confond à une figure qui exerce un effet sidérant de révélation. Mais il y a désormais peu d’éducation pour les yeux comme pour le cœur. Et dans l’art ne subsiste plus que le règne de la pensée avec les multiples modalités qu’on lui accorde. Parcourir l’exposition de François Boisrond c’est pourtant un éveil au monde, par la seule grâce de la peinture et de l’effet d’éblouissement qu’elle peut provoquer quand elle s’assume et se revendique dans toute son intelligence

La peinture se comprend au magnétisme qu’elle produit et à l’autorité de son histoire. Rien de mieux que cette rétrospective pour remonter le fil d’une œuvre, à partir des années 80 et de la «Figuration libre» avec Combas, Di Rosa ou Blanchard. C’est l’époque où le conceptuel et le minimal imposent leur domination et, qu’en France notamment, on rejette violemment la tradition et l’idée même de peinture. François Boisrond est au contraire l’un de ces quelques artistes qui veulent réconcilier l’art avec la vie en revendiquant sa veine populaire. Les premiers tableaux illustrent cette sauvagerie heureuse dans la mémoire de l'enfance, de la bande dessinée ou du pop art. Le support papier, tissus ou carton répond à des traits rapides et à des couleurs brutales pour faire jaillir l’éclat de la vie et de la liberté à l’intérieur d’une image. Un visage à peine esquissé parmi des plans épars du quotidien, une télévision, un lit et toujours ce simple éloge de la banalité dans un temps suspendu.

De l’art urbain tel qu’il existe alors en Amérique avec Keith Haring ou Kenny Scharf, Boisrond n’en garde que la spontanéité. La peinture, sa composition, sa lumière et sa matière s’intègrent à l’énergie vitale, et confèrent à l’image le pouvoir d’en restituer les contours. La vie dans son essence même, tel est l’enjeu et le thème de cette œuvre. Peu à peu, le tableau pourtant devient plus complexe, les scènes s’élargissent, les images se superposent. Dans les années 2000, l’écran, le Polaroid, assurent la transition entre le réel et la peinture et l’artiste oscille entre l’universalité de l’image extraite d’une encyclopédie et des fragments d’autobiographie.

Puis c’est la découverte de la peinture à l’huile et de la photo numérique. Et François Boisrond, fils de cinéaste, peint d’après l’écran, accentue les effets de flou et de mise en scène. La palette s’assombrit alors pour des effets saisissants de relecture de l’histoire de l’art. Il se confronte à Watteau ou à Manet, il accentue le clair obscur ou défie la perspective. La chair s’imprègne d’une densité telle qu’elle échappe au réel en le magnifiant. De plus en plus les figures s’intègrent aussi au décor; les personnages sont d’évidence des comédiens et on devine que la vie n’est peut-être alors qu’une scène tragique.

Il faut suivre cette fascinante progression du peintre vers le numérique et son incroyable talent pour toujours nous surprendre! Construit à partir d’une scénographie chronologique, le parcours se poursuit sur une centaine d’œuvres qui sont autant d’illuminations joyeuses ou inquiètes sur la vie quotidienne et ses mystères. On y lit l’intimité de François Boisrond à l’intérieur de sa peinture et c’est bien celle-ci qui ne cesse d’agir magiquement sur celui qui la contemple. Regarder un tableau de Boisrond c’est comprendre un sourire, s’émouvoir d’une ombre, se confronter à soi-même. Et le Musée Paul Valéry de Sète est aussi un lieu superbe à découvrir.




mercredi 24 août 2022

Nick Knight, «Roses from my garden»

 



Musée de la Photographie, Nice

Jusqu’au 25 septembre 2022




Quand Nick Knight déclare «La meilleure image est l’expression de l’artiste», il adopte un point de vue kantien par opposition à l’idéal d’Aristote d’une imitation au plus près de la nature. Créer devient alors une affaire de distance et d’un travail de décomposition de l’objet pour le traduire dans l’ordre du sensible. Il ne s’agit donc plus de représenter mais de sublimer. Nick Knight est un explorateur de l’image. Mondialement célébré pour ses photographies de mode et ses clips de vidéo d’artistes, il se saisit de l’emblème de la rose pour faire subir à celle-ci toute une série de manipulations pour, selon ses mots, «montrer ce qui n’existe pas». Or la rose, par sa charge symbolique, sa poétique liée à l’amour et à l’éphémère de la vie, sa beauté et ses épines, se hisse vers une autre dimension que celle d’un simple objet. Métaphorique, elle est surtout assujettie à une histoire et, dans l’imaginaire collectif, elle se substitue à l’intime.

Par son travail sur l’image de la rose, Nick Knight, sur de grands formats entrouvre les portes de son jardin secret, là où à Londres, à l’écart de l’agitation des grands studios de mode, il recueille ses fleurs. Il en extrait parfois les pétales, les met en scène comme il le ferait pour une star, lui prodiguant des soins de maquillage en s'aidant ici d’un simple Iphone pour les photographier. A la lumière naturelle, sur une table, il dispose minutieusement bouquets, tiges, vases et corolles et l’équilibre de la composition est en elle-même un défi à la réalité. Puis il manipule l’image à l’aide de filtres, en redessine les contours à l’aide d’un crayon numérique et d’un logiciel pour en accentuer l’aspect artificiel. Et par le biais de l’intelligence artificielle, il oppose la méta-fleur à la métaphore, la beauté magnifiée à la beauté naturelle.

L’effet est spectaculaire. Nous voici aspirés dans des volutes de brumes sirupeuses, des carnations transparentes, irriguées de veinules et de nuages pour des assomptions vertigineuses. Et ces fleurs, si belles, plus elles tentent de s’extraire de la tradition de la nature morte et des vanités, plus elles se voilent pourtant d’une certaine mélancolie. So British! se dit-on. Et avec avec une pointe de kitch, pourrions-nous ajouter. Pourtant Nick Knight reste un intraitable travailleur d’images. A l’instar des pétales qui s’alanguissent, il en connaît la beauté dangereuse. C’est sur les rivages de celle-ci que le photographe nous conduit. Les matières sont floconneuses et dessinent des limbes entre enfer et paradis. Et de ses roses, il pourrait dire comme l’auteur des Fleurs du Mal, «Les nuages, les merveilleux nuages...»

En contrepoint de cette évanescence, la Galerie adjacente au Musée présente des œuvres de Catherine Larré. Voici une beauté vénéneuse quand la fleur est saisie dans les affres de la photographie. Ce que celle-ci capte ce n’est plus un état des choses mais un processus de gestation et de décomposition. La fleur est tour à tour déchirée, intégrée dans le trouble d’une narration ou pareille à un organe et à ses fluides. L’image étouffe dans le cadre ou bien se déchire ou adhère à des installations périlleuses. Elle exhale le souffre de la fascination pour les pétales délabrés qui donnent naissance à d’autres vies, d’autres rêves que l’artiste effleure et déflore.




dimanche 21 août 2022

Nathalie du Pasquier, «Campo di Marte»

 


MRAC Occitanie, Serignan

Jusqu’au 25 septembre 2022




Porter un titre c’est aussi signer une revendication, affirmer un acte de bravoure. Dans son «Champ de Mars», Nathalie du Pasquier, artiste née en France en 1957 mais désormais naturalisée italienne et vivant à Milan, s’amuse de tous les cloisonnements et se joue de toutes les parades et de ces défilés de héros quand ne subsiste toujours que le spectacle muet des choses: La chose, l’objet dans son seul exhibitionnisme, parleraient-ils autre chose que de la nudité de sa représentation? Et dans le sillage de Morandi proclamerait-elle son étrangèreté avec l’humain et, plus encore, avec l’artiste qui s’acharne pourtant à la désigner? Nathalie du Pasquier se joue de tous les codes. Elle décloisonne et fouille les compartiments de la représentation comme autant de scènes pour insérer ce pion qui déroute la partie d’un jeu qu’on devine de loin en loin mais dont l’issue reste prisonnière autant de la chose elle-même que de notre regard.

Être artiste c’est ainsi prendre au piège notre présent, celui là même qui nous dicte sa loi dans l’immédiateté des affects ou de la circulation de l’art dans l’économie de la finance et de l’opportunisme sociétal et politique. Rendu à sa solitude extrême, l’objet n’est alors qu’un écho tautologique de «La chose est l’objet de la chose qui est la chose...». Nulle narration ici, sinon cette gloire solitaire d’un trait ou d’une nature morte pour celle qui s’illustra d’abord dans le design – c’est à dire dans une rupture historique entre la forme et sa fonctionnalité. L’objet devient alors le miroir de la peinture. Tour à tour, Nathalie du Pasquier y inscrit son histoire entre abstraction, cubisme, hyper réalisme, suprématisme, Mondrian ou Matisse. Et surtout elle dit cette métaphysique du mystère de la présence, souvenir lointain de Chirico, non plus dans l’ombre d’un décor mais par son trouble jeté en pleine lumière.

Mais la peinture est la peinture de la peinture… Alors elle s’empare du cadre, et du mur, puis de l’architecture. Et l’artiste y trace sa géométrie, ses couleurs vives, les empreintes répétitives et industrielles, la forme des outils, un verre comme pétrifié dans la glace d’une nature morte. Tout est là mais toujours en trompe l’œil. Espace trop présent pour être réel, trop vrai pour se blottir dans les aplats colorés qui investissent une figure, puis le mur, puis l’espace adjacent. Jeu de pistes et jeux de miroir se télescopent ici dans un implacable environnement où minimalisme et figuration se croisent, étrangers l’un à l’autre.

La peinture est ce souvenir des formes, des outils et autres objets du quotidien qui traduisent l’essence du monde. L’homme n’en est que la prothèse, en serait-il la mémoire? D’un doute à l’autre, l’œuvre de Nathalie du Pasquier s’affirme dans sa revendication épurée de la peinture. Même lorsqu’elle sculpte, travaille le bois ou la céramique. Celle qui fut membre du groupe Nemphis qui révolutionna le design en Italie, ne cesse de penser l’apparence et ce qu’elle est censée désigner. L’idée de nature est étrangère à la séduction de l’artificiel. En deux ou trois dimensions, par aplats dévitalisés ou en volumes inextricables, Nathalie du Pasquier explore la vérité du monde et se révèle ici comme une des plus importantes figures de l’art d’aujourd’hui.



samedi 20 août 2022

Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue

 


Collection d’art Moderne Brache-Bonnefoi



En cet été 2022 s’ouvre au public l’abbaye de Beaulieu-en-Rouergue. De son immersion dans la solitude d’un site naturel d’exception, par ses pierres d’où émane le poids du silence et de la ferveur, ce lieu s’accorde avec cette résonance particulière des puissantes œuvres d’art qui lui ajoutent la force du miracle. Tout ici évoque la splendeur austère d’un édifice cistercien que rénovèrent, à partir de 1960, Pierre Brache et Geneviève Bonnefoi en s’attachant à réconcilier les vieilles pierres et la peinture moderne. C’est alors la rencontre d’une architecture dépouillée et de l’art d’avant-garde de l’après-guerre.

Le couple de collectionneurs effectua de vastes travaux de rénovation sur l’ensemble du site dans le but de présenter essentiellement des œuvres de l’abstraction lyrique et informelle. Autour d’artistes français, c’est tout un paysage international qui se dessine: L’Allemagne avec Hartung et Wols, La Hongrie avec Vasarely et Hantaï mais il y a aussi l’Italien Bertini, la Portugaise Vieira da Silva, le Tchèque Serpan et tant d’autres. D’une pièce à l’autre, le visiteur découvre l’univers du couple, ses amitiés avec Dubuffet ou Michaux et une multitude d’œuvres qui se rattachent au nuagisme, au matiérisme, à la peinture gestuelle mais aussi Dado, Fred Deux et des artistes locaux que Geneviève Bonnefoi ne cessa jamais de défendre.

Cette corrélation du religieux et de l’art contribue à inscrire chaque artiste dans un autre contexte que celui du musée traditionnel. Le lieu est investi d’une présence et d’une passion, celle d’un couple qui fit don de l’abbaye et d’une grande partie de leur collection en 1973 à ce qui deviendra le Centre des Monuments Nationaux. A la suite du décès de Geneviève Bonnefoi, le lieu est rénové pour la présentation d’une sélection parmi les quelques 1363 œuvres conservées. On y rencontre Soulages, Benrath, Viseux, Fautrier mais aussi un triptyque monumental de Serpan au sein de l’église. D’un espace à l’autre, de l’aile du réfectoire jusqu’à la salle capitulaire, c’est toute une histoire qui s’anime, entre passion de l’art et volonté de construire, là où les œuvres deviennent aussi des témoignages. C’est ainsi que tableaux, sculptures et tapisseries voisinent avec des documents et des éléments d’un mobilier personnel qui donnent à cet ensemble ce souffle de vie qui se confond à l’art.

vendredi 5 août 2022

Michael Beutler, « Plonger et puiser »


Le HAB Galerie, Nantes

Jusqu’au 2 octobre 2022



C’est dans l’ancien Hangar à Bananes à Nantes qu’un lieu de production se superpose à celui de la conservation. L’artiste allemand Michael Beutler, né en 1976, reste fidèle à cette volonté d’inscrire une architecture en contrepoint et en contretemps avec l’espace qui l’accueille. Un jeu de miroir entre un vaste volume de béton et un assemblage hétéroclite, fragile mais fonctionnel, introduit de façon ludique une nouvelle perception sur la relation entre une architecture, son histoire et l’espace environnant.

Comme un clin d’œil aux anneaux de Buren qui ourlent les bords de l’Estuaire de la Loire, là où se trouve le Hangar, Michael Beutler n’intellectualise pas ce rapport de l’architecture à l’espace mais joue de la mémoire du corps par le biais du travail artisanal et collaboratif. Avec une quinzaine d’étudiants de l’École d’Architecture, il a «bricolé» des machines relatives à la fabrication, étape par étape, du papier. Le lieu d’exposition s’offre alors comme un socle de socialisation, une étrange usine aux matériaux pauvres et disparates pour une machinerie néanmoins efficace puisque, au terme de «plonger, puiser» et autres mouvements corporels, de vastes voiles de papiers aux couleurs pastel se répandent dans l’espace. La trace musculaire des corps s’y inscrit dans un instant d’humilité.

Et ce n’est pas tant le produit fini qui importe, nonobstant la splendeur des vagues déployées, que le processus de fabrication qui se lit à travers ces dispositifs fonctionnels et pourtant si éloignés d’une esthétique industrielle. Le travail apparaît alors sous forme d’orchestration et le répertoire égrène ses fausses notes superbement élaborées, entre hasard et nécessité d’une production collective et efficace. Avec ironie, Michael Beutler construit une œuvre qui est aussi une réflexion sur l’art et sa finalité: Qui produit de l’art? D’où vient-il? Quelle est sa matérialité? Autant de questions qui prennent corps par la présence d’outils dérisoires, planches et cordes, pour un processus pourtant particulièrement méthodique de broyage, trempage et séchage. Désigner ce processus c’est écrire le cheminement d’une œuvre.





mercredi 3 août 2022

Pascal Convert, «Le temps du sacré»

 



Nantes, jusqu'au 11 septembre 2022


C'est dans le cadre de cette nouvelle session du «Voyage à Nantes» que Pascal Convert présente une œuvre dans une intensité qu'on retrouve rarement dans la sculpture contemporaine. Loin d'adhérer à la pression d'un éternel présent qui dicterait sa vérité au monde, l'artiste s'empare de l'éternité qu'il explore en archéologue sur un mode sensible, par la distance et la méditation. La sculpture se confond alors à un processus par lequel la matière s’inscrit dans la légèreté, par la seule grâce de l' inscription, de la trace ou de la transparence.

Profondément sculpteur, comme il aime se définir, Pascal Convert sonde l'immatériel à partir de l'effleurement de la matière. Et lorsqu'il évoque le corps, c'est pour témoigner des liens diffus qui tissent la mémoire de l'humanité. C'est ainsi qu'il sculpte, avec l'éphémère de la cire, des cloches silencieuses mais qui résonnent pourtant, loin de la dureté métallique du bronze, de cet appel à rassembler les hommes dans leurs joies ou dans leurs peines. Cette permanence de la mémoire s'inscrit aussi dans la série «Écorce de Pierre», tirages numériques à partir de l'empreinte de croix et de signes arméniens sur des pierres tombales entre le XIIe et le XVIIIe siècle mais détruites désormais par les autorités d’Azerbaïdjan. Prélever des pétales de temps pour en extraire de l'éternité, telle semble être la quête de cet artiste qui prête au pouvoir de la fragilité le rayonnement de l'âme et du cœur.

C’est de façon pérenne que les «Miroirs du temps» s'inscrivent désormais dans la partie abandonnée du Cimetière Miséricorde. Parmi les tombes aux pierres usées par le temps et les herbes folles qui s'en emparent, Pascal Convert, avec l'aide du maître verrier Olivier Juteau, dissémine sur des stèles des empreintes de biches, de chevreuils ou de faons saisis en bas-relief dans des dalles de verre. Leur regard traverse le temps et nous interroge à travers le miroir de leur fixité rêveuse. On y lit alors celui de l'enfance et de la douceur. Dans les plis translucides du verre se déploie un sentiment d'éternité comme l'apparition mystique d'un cerf au cœur de la forêt. Le verre, dans son épaisseur, contient des vagues qui surgissent de profondeurs lointaines, des nuages laiteux et des fissures que l'artiste cautérise avec de la feuille d'or. Un doux soleil éclaire l'éternité. Heureux ceux qui reposent ici.




lundi 1 août 2022

«Super Erró»



Château de Vascœuil (Eure)

Jusqu'au 23 octobre 2022


La dérision d'un titre répond au dérisoire de nos mythologies contemporaines. Pour son 90e anniversaire, Erró investit les cimaises du Château de Vascœuil par un torrent d'images qui nous impose une lecture implacable de notre monde. Peintre de la Figuration Narrative, imprégné de la culture Pop, il archive les affiches, les publicités, les bandes dessinées et les images de propagande politique qu’il mêle à celles des super héros de l’enfance ou aux figures les plus iconiques de la peinture classique ou moderne. Erró c’est l’incarnation de l’énergie créatrice, la volonté d’écrire l’histoire et d’en extraire le chaos.

La puissance de feu des images se refuse ici à toute hiérarchie. Dans de vastes compositions, Pinocchio coïncide avec les «Constructeurs» de Fernand Léger de même qu’un manga rieur rencontre un visage déchiré de Picasso. Compilation et détournement des images proclament les désordres du monde et les contradictions de la comédie humaine. Tout n’est que vitesse et disparition dans le flux incessant de l’image qui nous absorbe dans le règne de l’immédiateté et de la consommation.

Nulle respiration dans ces espaces saturés de couleurs outrancières, de formes dévitalisées et de perspectives vertigineuses. Erró nous renvoie le miroir de notre imaginaire collectif. Sans concession et avec un goût marqué pour la provocation, il nous entraîne avec humour dans les sillages de nos rêves absurdes et des pièges de la démesure. Le peintre archive, colle des images qu’il découpe et assemble. Il raconte ce flux qui s’empare de nos vies, ces instants désincarnés où les scènes de guerre, le sexe et les dictateurs se mélangent dans le feu éteint de nos mémoires. Il y a du Jérôme Bosch chez ce peintre-là. Mais chez lui l’enfer est présent, visible, face à nous. L’américanisation, l’érotisme de pacotille, les héros de papier glacé, les stars de l’irréalité, tout cela Erró ne cesse de le dénoncer. « Dans le monde inversé, le vrai est un moment du faux » écrivait Guy Debord. C’est ce monde là qui nous est restitué sans complaisance. Nos héros sont fatigués et Erró nous en retrace l’inutile épopée.



dimanche 31 juillet 2022

«Nadja, Un itinéraire surréaliste»

                                             Charles Lacoste, "La main d'ombre", 1896

Musée des Beaux Arts, Rouen

Jusqu'au 6 novembre 2022


«Qui suis-je?» tels sont les premiers mots du récit emblématique d'André Breton en 1927, trois ans après la publication du Manifeste du Surréalisme. Cette interrogation à l'origine de «Nadja» inaugure un troublant jeu de miroirs à travers lequel le sujet se décompose, s’articule avec d'autres corps et se configure dans une constellation d'images et de mots que préfigure déjà l'organisation scénique de cette poignante exposition du Musée de Rouen.

Dans le cadre de «Héroïnes», à Rouen et dans ses alentours, ce sont des figures féminines qui, en tant que personnages ou comme créatrices, tissent un réseau d'images et de pratiques par lesquelles se formulent cette transversalité des corps et des destins. Ainsi Nina Childress dans «Le tombeau de Simone de Beauvoir» rend-elle hommage à l'écrivaine en réinterprétant son univers familier par cette couleur qui lui est si personnelle, toujours en désaccord parfait avec l'idée de nature. De même que Sheila Hicks, à Notre-Dame de Bonville, présente ses sculptures textiles dans des extensions arachnéennes ou organiques qui embrasent des pans entiers de l'histoire de l'art loin de l'ossature du bronze ou du marbre.

Nadja fut cette héroïne saisie au carrefour du quotidien et du tremblement de la folie. De son vrai nom, Léona Delcourt fut cette femme que Breton suivit pendant neuf jours et dont il témoigne à travers des illustrations de rues, de monuments et autant de photographies ou d'images qui prennent le relais des mots. Il écrit: «J'ai vu ses yeux de fougères s'ouvrir le matin sur un monde où les battements d'ailes de l'espoir se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n'avais vu encore que des yeux se fermer.»

C'est sur ce monde là, à l'aplomb du rêve et de l'inconscient, que nos yeux s’ouvrent d'une salle à l'autre sur un portrait de femme de Picasso, un corps démembré de Max Ernst, ou «Idylle», extraordinaire peinture de Picabia de 1925 sur l'énigme de l'interpénétration des figures, la perte de l'identité et les friches de la folie. L'exposition se tisse autour d'une multitude d’œuvres surréalistes ou d'artistes contemporains autour du thème du sommeil ou d'un gant, autant d'éléments disparates puisés dans le réel et le hasard. Avec les derniers mots du livre: «La beauté sera convulsive ou ne sera pas».



lundi 18 juillet 2022

Eugène Brands, «Une étoile filante dans le ciel de CoBrA»

 



Centre d’Art La Falaise, Cotignac, Var

Jusqu’au 23 octobre 2022


Il est de ces artistes qui jamais ne correspondent au cadre dans lequel on voudrait les situer. A peine s’inscrit-il dans un mouvement que déjà Eugène Brands se lance vers de nouvelles aventures et se confronte à d’autres horizons. Né en Hollande en 1913, il participe à la première grande exposition d’art moderne «Young painters», au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Il prend part aussi à la création de Cobra, mouvement artistique éphémère dont l’énergie et la revendication de liberté marqueront durablement le paysage de l’art du XXe siècle. Et pourtant, très vite, l’artiste explorera de multiples territoires aussi bien dans le purisme le plus stricte que dans l’abstraction lyrique ou par une méditation émerveillée sur les mystères de l’univers.

Le Centre d’Art La Falaise à Cotignac présente une soixantaine d’œuvres qui témoignent, jusqu’à la mort d’Eugène Brands en 2OO2, de cette volonté de toujours explorer de nouvelles conceptions de la forme, de la matière et de la couleur. Si le nom de l’artiste reste attaché au mouvement Cobra, seules quelques peintures et gouaches témoignent de cette fougue expressionniste dans le traitement des figures. Au contraire, celles-ci tendent par la suite à s’effacer et le peintre s’attache davantage à la qualité intrinsèque de la couleur avec la seule présence du signe parfois réduit à une tache ou à une lettre. Les tons sont retenus, parfois austères et le dépouillement est de mise. Pourtant, à l’inverse, dans les années 90, ce sont des explosions chromatiques pour glorifier la lumière associée à la pulsion de vie. Mais toujours cette même impatience et ce refus de la répétition qui poussent Eugène Brands à se lancer sur de nouvelles pistes. En contradiction avec la fulgurance du geste et cette revendication de liberté, c’est alors une peinture apaisé, méditative, avec une géométrie stricte et des aplats de couleur unie.

En parcourant cette exposition, on comprendra que ce n’est pas tant l’impact visuel que l’artiste recherche qu’un mystère qu’il tend à élucider. La lettre M du «mystère» traverse nombre de ses œuvres comme une interrogation fondamentale sur la relation de l’art et de la vie. L’émotion ressentie est à l’égal de cette quête d’un idéal qui ne cesse d’irriguer chaque œuvre.

jeudi 14 juillet 2022

Sally Gabori, «Mirdidingkingathi Juwarnda»

 



Fondation Cartier pour l’Art Contemporain, Paris

Jusqu’au 6 novembre 2022


Ce ne sera jamais la plus prestigieuse école d’art qui fera un artiste. Au mieux celle-ci lui permettra-t-elle de faire connaître son travail et de pouvoir exister aux yeux des commissaires, des galeries et autres institutions. C’est pourtant par le seul regard de l’artiste mais aussi par cette intériorité qui le recompose que l’œuvre se construit sur des effets de mémoire et dans une osmose avec tous les liens nous rattachant à l’univers et à la nature. A cet égard les peintures de Sally Gabori sont particulièrement édifiantes. C’est en 2005, âgée de 80 ans qu’elle se met à peindre. Jusqu’à sa mort en 2015, elle réalisera une œuvre très personnelle, en marge de tous les courants, sans réelle influence de l’art aborigène. Née dans l’île Bentinck au nord de l’Australie, elle appartient au peuple Kaladilt dont elle parle la langue. En 1948, à la suite d’un cyclone, les derniers habitants sont évacués pour être installés dans une mission dans l’île Mornington où elle découvrira la peinture dans un centre d’art après plus de cinquante années.

Lors de cet exil, Sally Gabori peindra environ 2000 œuvres associées à des lieux précis de son île natale. Après de petits formats, ce sont des toiles monumentales qu’elle réalise parfois avec d’autres femmes kaladilt. La terre, le ciel, la mer tel est l’univers de l’artiste dans la résonance d’une mémoire qui s’inscrit dans la lumière. Tout l’art de Sally Gabori consiste à capter les fluctuations météorologiques, la qualité de l’air, les couleurs d’un nuage et les brutales variations climatiques en les accordant à son attachement à une culture et à une langue disparue. Somptueuses par leur rythme, audacieuses dans leurs couleurs, les toiles diffusent cette vibration qui relie l’artiste aux forces de l’univers. Ses paysages sont ceux du souvenir et de la fusion avec un regard collectif perdu. Il y a là comme un éblouissement, une révélation d’ordre spirituel pour cette splendeur que la peinture peut encore révéler. La couleur vit, elle se métamorphose sur la toile, se dépose et se dissipe aussi vite qu’elle est apparue. Elle s’accorde à des gestes et des signes dont nous soupçonnons pourtant la gravité du langage. Voici une peinture de vérité. Il suffit de la regarder pour en éprouver la force.