jeudi 6 juin 2024

Miquel Barcelo Océanographe

 

Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco

Du 7 juin au 13 octobre 2024



Il faut imaginer la terre comme une île battue par les tempêtes de l’univers. Et pour en restituer l’image, en extraire la matérialité avec ses vagues d’aspérités ou de fluidité, Miquel Barcelo, parce que peintre, est aussi cet explorateur du vivant et un voyageur ancré dans son île de Majorque mais toujours en mouvement, au Mali, à Paris ou ailleurs. Cette énergie, cet appétit à savourer la vie, à plonger dans l’océan comme dans la peinture, traversent cette exposition qui se présente littéralement comme une mise en scène où toiles, céramiques et documents se conjuguent pour un hymne aux forces primitives que l’art restitue.

Né en 1957, Barcelo peint depuis cinq décennies. «La mer, la mer, toujours recommencée!» écrivait Paul Valéry. En peinture aussi, elle ne cesse de déferler sur notre présent. Il aura fallu attendre Courbet et sa série de vagues tumultueuses, resserrées dans leurs cadres, pour que la mer ne soit plus seulement un décor mais qu’elle coïncide avec la puissance intrinsèque de la nature. Miguel Barcelo, à l’océan, sa flore et sa faune, y rajoute le magma de la peinture. Il en glorifie les pigments, ses formes organiques et toujours cette profondeur qui relie l’eau aux autres éléments quand le ciel se mêle aux couleurs des fonds sous-marins. Ainsi le bleu incandescent explose-t-il parmi des ocres terreux et les stries rouges des poissons rayent l’espace saisi dans l’effervescence de la matière. Grottes et stalactites nocturnes répondent à la transparence solaire des océans.

Le peintre hérite de toute cette histoire de l’art brut ou informel et de l’expressionnisme abstrait mais il lui faut toujours revenir aux sources, à l’art pariétal, aux arts premiers, à l’Antiquité… Toujours cette volonté d’interpréter le vivant, de prélever l’origine du monde dans les mouvements telluriques, les abysses et la force des éléments. Les toiles sont grandioses mais pourtant tout se terre dans l’humilité de l’artisanat quand Barcelo exécute avec sa mère des broderies ou reprend les techniques traditionnelles de la céramique. A cet effet, plusieurs pièces, parfois à la limite de l’abstraction ou, au contraire, dans une figuration exacerbée, traduisent la liberté d’une œuvre toujours en mouvement et qui ne répugne jamais à la démesure.

Peindre c’est plonger, dit-il. Et en effet il extrait des profondeurs océanes l’essence même de la vie et l’existence du réel. Car la mer c’est aussi l’activité humaine, la pêche, la nourriture et ce corps à corps que l’artiste illustre dans ses carnets. L’exposition présente ces documents comme des prélèvements de pensées et d’images en gestation et toujours dans un processus de transformation. Non sans humour, il joue avec la tradition des «Bodegones», ces natures mortes baroques et liées à l’alimentation. Ainsi passe-t-il sans transition du trivial vers une réflexion plus inquiète sur notre monde. Seul un grand artiste peut toujours de la sorte tout se permettre.



lundi 3 juin 2024

Chagall politique, le cri de la liberté

 


Musée national Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 16 septembre 2024



On se laisse emporter dans les vertiges d’une œuvre où les anges et les mythes se fondent dans un appel à l’amour. Tel est cet univers où l’on se complaît toujours dans une œuvre de Chagall avec la beauté caressée du bout du pinceau. Le ciel se confond alors à l’envol d’un bouquet de fleurs, la couleur infuse l’espace et les corps se nouent dans l’empreinte d’un baiser.

Pourtant l’œuvre du peintre retranscrit aussi les tourments d’une vie et d’une identité juive saisie dans les soubresauts de l’histoire. Il y eut la révolution russe, les deux guerres mondiales et les exils qui s’ensuivirent. Cette exposition, dans son «cri de liberté», retrace le fil de cette errance douloureuse à partir de ses jeunes années à Vitbesk en Russie quand il est nommé Commissaire des Beaux-arts en 1918. Puis ce sera Berlin et surtout Paris où il s’installe en 1923. Mais l’antisémitisme gronde et Chagall écrira: «Les temps ne sont pas prophétiques, le mal règne».

Après avoir été présentée à Roubaix puis à Madrid, cette exposition propose nombre de documents et de peintures issues des plus grands musées. La palette de l’artiste s’imprègne alors des teintes de la nuit et du sang. Autoportraits, natures mortes ou paysages saisis au fil du temps, sous les influences des mutations artistiques d’alors, témoignent de cette inquiétude mais aussi de cette foi inébranlable en l’amour et à un monde réconcilié. D’une image à l’autre comme dans son superbe poème de 1950 «Aux artistes martyrs», Chagall ne cesse de s’engager pour la paix, la tolérance et, si le cauchemar transparaît parfois, c’est toujours pourtant la magie du rêve qui éclot et la lumière qui perce la nuit. Usant de toute la gamme de son art – poésie, humour, tendresse et douleur – le peintre nous conduit dans un itinéraire foisonnant et bouleversant qui résonne aujourd’hui avec une intensité particulière. Dans un profond humanisme, formes et couleurs s’associent ici pour crier la beauté du monde, pour prier à l’amour, implorer un monde réconcilié.

Si les références bibliques abondent, la variété des styles et des contextes culturels surprennent et offrent un éclairage inédit sur l’œuvre de Chagall. Chaque toile est dépositaire d’un message universel à travers le simple regard d’un animal, d’une fleur triste ou les ailes majestueuses d’un ange. La force de l’image réside dans ce langage commun à toute l’humanité et, dans ce sens, toute peinture est éminemment politique. Chagall ne peint jamais les choses et les êtres tels qu’ils sont mais toujours dans la trace d’une déformation, dans l’attente d’une rédemption. C’est celle-ci qui ne cesse de résonner aujourd’hui dans ce passionnant parcours sous le signe de l’oxymore d’un cri silencieux.



jeudi 23 mai 2024

Exposition Franck Saïssi

 Espace Contemporary 21, Nice

Jusqu'au 6 juillet 2024



Franck Saïssi, «Le désordre du monde»


Qu’il peigne ou qu’il dessine, c’est toujours au cœur de l’orage que Franck Saîssi s’engouffre pour traduire nos doutes et nos désarrois face à l’étrangeté du monde. En saisir toute sa complexité, en dévider tous les fils qui nous relient à nos angoisses ou à nos aspirations, et voici que soudain le voile des apparences se déchire pour mettre à nu toutes ces histoires de pulsions, de folie, de désir ou de tristesse qui s’appellent la vie.

L’artiste capture les êtres, les architectures et les lieux à l’instant où la lumière se fait ténébreuse et que l’espace se désarticule. Le dessin devient alors cet écran sur lequel s’inscrivent les tremblements de cet invisible qui taraude notre regard quand celui-ci ne se heurte qu’à une réalité que nous peinons à déchiffrer. Franck Saïssi est cet artiste qui nous engage sur les chemins creux à l’aube des ruines ou des forêts inquiètes qu’il défriche en traits et en couleurs. Ici nul autre récit que cette exploration du monde dans ses perspectives vertigineuses avec la bave de la nuit et son empreinte sur le soleil.

L’art se confond aux méandres de la poésie quand sur des feuilles de livres ou des cartes, il dessine l’encre de la nuit sur une autre image comme pour extirper de celle-ci de nouvelles visions pour élucider les mystères du chaos et de l’émerveillement. Quand il peint, la couleur se décompose en des gammes inquiètes sur une seule et même tonalité et le gras des taches se confronte aux traits nerveux qui balafrent l’ensemble de la composition. De ce désordre apparent, une beauté trouble surgit comme si du terreau de nos terreurs un autre monde se recomposait et que c’est en celui-ci que l’art se pensait, se justifiait et se révélait à nous. L’artiste tire sans fin sur les cordes d’une musique sèche pour extraire les notes d’une mélodie sombre qui aspire à la lumière. Et de l’ombre qu’elle accorde, de nouvelles bourrasques de sens se chevauchent pour faire surgir l’ébauche de nouvelles images.

Ainsi l’œuvre, par son labyrinthe et ses effets de dévoilement, procède-t-elle, pas à pas, dans son aventure entre fulgurations, cris, éclairs ou silences là où l’on ne perçoit que les décors vides de l’existence, les fantômes qui nous hantent et les visages hallucinés qui traversent nos mémoires. Franck Saïssi dans ses vastes toiles fiévreuses comme irradiées d’un sang éteint ou de larmes sèches nous entraîne sur les chemins dangereux de la poésie avec ses aspérités plantées dans le ciel et ses gouffres ouverts à la beauté. A chacun de les explorer pour y grandir et les aimer.

lundi 13 mai 2024

Charlotte Pringuey Cessac, «Battre l’oubli – Bruit originaire (Acte IV)»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 15 juin 2024



Il est des œuvres à peine murmurées qui traversent le temps comme un souffle que rien ne retient. D’elles, on ne se souviendra que de la cendre des mots, que d’une lacération furtive dans un ciel vide ou un vague parfum d’herbe séchée que l’on caresse du bout des yeux de peur de l’ éteindre. «Battre l’oubli» et ses battements de cœur, inscrire ceux-ci dans la fragilité des jours, tel est ce récit tout en nuances et délicatesse que diffuse l’œuvre de Charlotte Pringuey Cessac. L’autobiographie trop souvent souffre du poids des mots dans le miroir de sa vanité ou de ses peines. Alors mieux vaut recueillir avec recueillement l’invisible des larmes, la trace d’un signe et la qualité d’un silence plutôt que l’indice d’un moment.

C’est bien dans cet effleurement que réside la grâce de ces objets diffus, papiers dans une pâte végétale et des mots à peine imprimés ou bien des mouchoirs de grès ou de porcelaine et encore des tissus comme mémoire de la trace. L’artiste se greffe à la pulsation des jours, à la rosée des larmes et à l’oubli aussi léger que la chute des feuilles. Il lui faut alors revenir à la source, retrouver au seuil même de la préhistoire les indices d’un témoignage, l’ocre des murs, l’hypothèse d’une image et certainement l’écho d’un bruit originaire. Charlotte Pringuey Cessac restitue les poussières de celui-ci pour les traduire en objets émouvants et les charger d’un langage plastique que nous interprétons au gré des indices qu’elle répand. Les objets sont légers et implorent le toucher dans la trace de la sensualité d’où ils émergent. L’émotion est ici une matière qui se lie à l’éphémère, à l’éloignement et à l’oubli. Alors autant s’y laisser entraîner, s’envoler sur des chemins improbables et vivre en glanant ci et là les débris du cœur.

Dans ce terrain de vague à l’âme, sentiments, objets et idées se confondent dans des brides d’écriture et de plis que le vent emporte. Quelques fragments d’épaves, des morceaux de rien et de douceur et l’art est ce petit soleil qui perce la brume.



Julien des Montiers, « Dessus/Dessous »

 


Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 22 septembre 2024



Une aventure dans le corps de la peinture


C’est à une exploration de la peinture elle-même que nous convie Julien des Montiers à travers 45 œuvres somptueuses bien au-delà de la réflexion théorique qu’elles supposent. S’il s’attache à en dévoiler les mécanismes, c’est toujours à travers le travail sur une matière vivante et tumultueuse que l’artiste traque l’image. Dans ses tours et détours, elle circule dans les méandres de l’histoire de l’art pour en faire jaillir les ombres et les lumières, les signes et les figures toujours saisis dans l’hésitation de l’abstraction et de la figuration.

Rien d’aride dans cette œuvre très diverse par la multiplicité des supports - toile, tapisserie et même le sol. A partir d’un signe arbitraire et neutre, l’artiste fait subir à l’idée de représentation un traitement qui révèle l’impensé de la peinture: Celle-ci est ici une peau que le peintre arrache ou recouvre dans un processus d’extraction de l’image à partir de strates opposées. Des damiers de cubes cinétiques se trouvent recouverts par des figures d’animaux fabuleux ou d’images populaires telles celles de Fantomas. Toujours dans un même protocole répétitif où le pinceau n’est plus à l’origine de l’œuvre, Julien des Montiers s’attaque au corps d’une peinture à coup de spatules pour en extraire la sève. Le fond géométrique se dispute alors à l’intensité expressive et la revendication de l’idée se confronte à la séduction ornementale. Avant que la matière ne sèche, le peintre la creuse, l’arrache ou la façonne pour y faire adhérer une image préalablement calquée sur du plexiglas. Tout un processus se réalise depuis ce transfert de l’empreinte jusqu’à ce que la figure surgisse et, parfois hors du cadre, dans l’épaisseur même du mur entrouvert. Elle se transforme alors en cheval ou en licorne à moins qu’elle ne se dissolve dans une abstraction tellurique où le sang de la couleur se dispute à la chair de l’huile quand celle-ci se fige et s’épaissit.

De cette aventure d’une lutte entre le dedans et le dehors, l’image ne dit pas ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle dit. A nous de la traquer au-delà de l’artifice merveilleux de la couleur qui imprègne les griffures balafrant telle figure ou dans l’explosion du rouge ou du bleu dans l’épaisseur de la nuit. «La terre est bleue comme une orange», écrivait Paul Eluard et, comme le poète, le peintre transgresse le réel par le jet sidéral des couleurs complémentaires et la peinture nous ouvre alors à d’autres mondes qui déchirent les apparences. Julien des Montiers en dévoile la trame. Le bleu et l’orange bouleversent l’espace et la peinture irrigue notre univers de sa magie avant qu’il ne se peuple de ces créatures réelles ou imaginaires issues de siècles d’art et de fiction. Mais ce que cette œuvre incandescente proclame c’est la vitalité d’une peinture toujours à recommencer.




vendredi 12 avril 2024

Kenneth Blom, «Silhouettes Unveiled»


Kamil Art Gallery, Monaco

Jusqu’au 22 avril 2024



Les angles de la solitude

Des verts tendres et des bleus doucereux infusent une nature magnifiée et des architectures idéales dans leur transparence et leur perfection géométrique. Ce monde si beau serait un paradis sur terre. Voici le jardin des délices mais encore faudrait-il l’éprouver, le vivre et le partager... Mais surtout abandonnons-nous à cette qualité subtile de la couche picturale qui rehausse l’image, lui confère cette forme de douceur qui exalte ce sentiment d’une beauté sereine dans un monde idyllique.

Entre ciel et eau, piscines radieuses, soleil couchant ou nuit de velours, le paradis n’est pourtant que le rêve d’un paradis perdu. Car dans ce décor dépourvu d’aspérités, le voile se déchire, le vernis se craquelle et des silhouettes surgissent dans leur forme tremblée ou comme des taches colorées absorbées par la beauté mais irrémédiablement étrangères à elle. Les corps sont vides et ne se rencontrent jamais. Pourtant ce n’est pas tant l’illustration d’un monde factice et d’une perte existentielle qui fascine ici mais la leçon de peinture que nous donne Kenneth Blom.

Le peintre né en 1967 au Danemark et vivant en Norvège hérite de tout cet art scandinave des vastes espaces dans l’écho du vide, du silence et de la solitude. Mais surtout parvient-il à démontrer que la peinture est surtout un cache qui ne se soumet pas facilement au regard pour se formuler pleinement. Ici la manière défie l’art, c’est à dire que l’habileté du peintre nous permet d’appréhender le conflit de la forme et du fond en mettant en scène un décor tout en le revêtant d’un glacis qui produit l’effet d’une vitre. Ainsi le voile de la peinture elle-même, dans son essence, parvient-il à isoler l’image et à la reléguer dans les coulisses d’une fausse transparence. Alors apparaissent, fluides, les gestes de la brosse, les coulures ou les rayures comme des traînées de pluie en un voile floconneux qui brouille les symétries du monde.

Autant d’éraflures, de griffures ou d’écorchures pour dire que la peinture est l’empreinte de la douleur mais aussi le dépassement de celle-ci. Cela, la peinture classique nous l’enseignait déjà mais dans sa seule relation à la surface par le jeu de la la forme et de la couleur. Kenneth Blom lui superpose l’autorité du geste pictural pour aliéner l’image en créant un écart existentiel pour exprimer l’absence d’ une vie partagée.

Ce qui transgresse l’illustration c’est toujours la peinture quand elle ne se donne pas comme effet décoratif pour refléter ou commenter le réel mais qu’elle s’assume comme une pratique qui imprime sa marque pour déchirer le voile des apparences. Si Kenneth Blom dévoile ses silhouettes c’est bien pour donner forme à notre exil au monde. L’empreinte de la brosse sur la pellicule recouvrant l’image suffit à la vider de ses apparences pour en extraire la substance. Et ces corps flottants, incertains, dont la seule existence réside dans leur seule fiction, nous parlent pourtant d’avantage qu’une réalité trop dense pour que nous puissions l’appréhender. La peinture devient alors ce monde qui nous dit le monde.







vendredi 29 mars 2024

herman de vries, «Ma poésie est le monde»

Espace d'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 5 janvier 2025



Tel un livre, le monde s’ouvre à nous. Chacun de ses atomes se déploie comme un mot que nous interprétons dans une symphonie dont nous peinons à déchiffrer toutes les ramifications. Ce mystère que nous échouons à élucider s’appelle la poésie. En extraire la substance, telle est la quête d’ erman de vries qui (l’absence de majuscule est revendiquée), entre mots, pages blanches, toiles vierges et fragments de terre ne cesse, depuis des décennies, d’égrener toutes ces poussières d’invisible qui nous relient pourtant à la réalité du monde.

Né au Pays-Bas en 1931, l’artiste agit selon la méthode minutieuse du voyageur, du botaniste et du scientifique. Imprégné des philosophies orientales, le plein et le vide inaugurent cette méditation sur les fibres les plus ténus qui nous rattachent au monde et se raccordent à notre conscience. Aussi l’exposition s’ouvre-t-elle sur des tableaux d'un blanc absolu quand d’autres agissent avec les seules découpes de reliefs  blancs sur ce fond pour faire émerger l’ombre et la lumière. Selon les principes du Groupe Zéro dont il fut proche à la fin des années 50, «La lumière et la plénitude se répondent continuellement».

S’éloignant progressivement de l’abstraction, herman de vries collecte herbes, graines, terres ou pollens qu’il assemble sans hiérarchie aucune dans une trame poétique dans laquelle la couleur infuse pour délivrer des modulations de signes dans un délicat chant du monde. Une calligraphie polyphonique saisit l’espace pour en faire jaillir les tressaillements à l’aube du silence. Tout n’est alors que dépouillement, effleurement et retrait dans une nudité assumée quand elle se dépose sur des livres, des dessins, des documents ou des installations comme de simples dépôts de sens. A l’artiste démiurge, herman de vries oppose la relation la plus concrète de l'homme avec la nature dont lui-même ne se revendique que comme principe éphémère et aléatoire saisi dans le perpétuel mouvement du zéro et de l’infini. Cet hédonisme tranquille, cet hymne à la joie, semble faire écho à cette belle maxime de Madame de Staël, «La gloire est le deuil éclatant du bonheur».

Être, tel est le socle de cette œuvre multiple qui exsude de toutes les pores du papier les traces de ses origines et se confond avec tous les rudiments d’écriture. La poésie se condense ainsi dans les mots humains comme dans la pierre ou une herbe séchée. Elle est le monde, fluide dans l’épaisseur du temps, simple murmure dans le bruit de l'univers. Celui-ci s’y blottit tout en se développant selon le précepte d’Héraclite, «Tout coule» ou bien comme l’écrivait Wittgenstein, «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire pour seulement «montrer».

Le voyageur se confond ici au philosophe emporté par le vent des choses. Ce qui, en poésie, désigne le souffle. Qu’on s’abandonne à lui et l’émerveillement qu’il distille nous procure alors, au gré de cette belle exposition, la vision d’un bonheur que nous ne savons pas voir et que l'artiste nous incite à découvrir.




mercredi 27 mars 2024

Stéphane Lovighi-Bourgogne, «Rétrospective»

 


Centre d’Art La Falaise, Cotignac (Var)

Jusqu’au 25 mai 2024



Il est des peintures auxquelles on se heurte avec l’effet d’une vitre que l’on traverse ou d’un miroir brisé qui renverrait l’image multipliée d’un monde blessé. Ainsi en va-t-il pour bien des artistes de l’art brut ou de l’expressionnisme et c’est dans cette lignée que Stéphane Lovighi-Bourgogne, né à Dijon en 1968, nous conduit à travers un itinéraire très personnel dans les sinuosités d’une peinture fiévreuse irriguée d’une lumière sombre.

Autodidacte, son dessin s’enroule pourtant dans des spires magiques avec le souvenir de Goya et la violence dorée de la corrida. La peinture, elle, se drape de teintes terreuses pour faire jaillir ici une flèche de sang, là la grimace d’un clown à tête de flic. Car Stéphane Lovighi- Bourgogne est l’artiste de l’irrévérence. Amour et cruauté, érotisme débridé et désespoir sarcastique, tout se brasse et se consume dans un enfer paradisiaque quand il peint les baisers de la colère et le brasier de la mélancolie.

«Ma seule façon d’aimer les gens, c’est de les peindre», déclare-t-il. Et c’est ainsi qu’il peint. Dans un geste rugueux et le souvenir du cubisme, avec des angles et des déboîtements, des corps raides et sans âme. Mais aussi dans l’ombre du symbolisme avec ses animaux hiératiques issus d’un rêve d’où se hisse le cauchemar d’un regard, d’un arbre stylisé ou d’un corps déchiré. Impossible de qualifier une telle peinture qui, à chaque instant échappe à toute définition et pourtant nous hante par la puissance d’un style très personnel et d’une image toujours inscrite dans l’idée d’un paradoxe. L’artiste excelle dans la juxtaposition d’éléments inconciliables - un cheval blessé, un avion ou une femme-papillon. Des épées en bois, des jouets et des armes factices pour un carnaval apocalyptique où le rouge d’un nez de clown traverse la toile. Ailleurs, il déchire littéralement le tableau avant de le recoudre pour en exhiber les cicatrices. La vie est ici une nuit sans fin que seule la peinture peut traduire dans son tremblement quand seul le sang en jaillit. Et la lumière fut.

Cette histoire de la peinture se confond à la sienne quand elle est ce miroir inquiet de soi-même au-delà de la douleur et du rire. Il y eut ces autoportraits de Rembrandt comme une méditation sur le temps et ces mascarades grinçantes d’Ensor et d’autres compositions bancales qui déchirèrent le voile décoratif de l’art. Il y a aussi dans cette rétrospective des portraits, des natures mortes, des scènes mythologiques et des faunes comme égarés dans le bric à brac de l’art. Tout est passé au crible de cette peinture sans concession par une matière lourde ou d’une légèreté diaphane qui tour à tour souille le réel ou l’éblouit.











dimanche 17 mars 2024

«Sans titre», Henri Matisse et Djamel Tatah

 


Musée Matisse, Nice

Jusqu’au 27 mai 2024



A partir d’influences, de dialogues ou de rejets radicaux, chaque artiste se mesure au miroir de l’autre mais, au-delà d’une confrontation sensible ou argumentée, la rencontre peut se moduler au gré du hasard d’un dessin ou d’une toile, du noir et blanc ou de la couleur. D’un peintre à un autre, les points communs se découvrent même si chacun construit son propre vocabulaire et c’est par une trentaine de tableaux que Djamel Tatah interprète son regard sur les seules gravures et sculptures d’Henri Matisse.

De celui-ci on connaît la proéminence du corps stylisé dans ses courbes et ses entrelacs en relation avec un fond décoratif souvent réduit à des droites ou des croisillons. Quant à Djamel Tatah, ce fond résulte d’une essence purement picturale par le jeu de l’huile et de l’encaustique qui lui confère un éclat nocturne à l’image d’une œuvre profondément paradoxale. L’apparence majestueuse du monochrome renforce la solitude du personnage qui émerge - figure hiératique au-delà de toute histoire. Les plis du vêtement comme les délicates veines d’un bleu nacrent à peine les vagues qui seules animent le corps d’une femme ou d’un homme. Les bras ballants, les yeux vides, la chair triste, ces personnages se répètent mécaniquement, par séries, d’une toile à l’autre, vers une nouvelle séquence pour un même état de la solitude et de l’abandon au monde.

Pourtant malgré ce vide intérieur et cet exil de l’humanité, la vie fuse par la seule grâce de la peinture. Djamel Tatah réduit ses effets à une grammaire minimaliste. Souvent de plain pied avec le spectateur, le corps humain anonyme devient cette ombre muette de nous-même et qui nous hante. Souvent hissé dans une verticalité boudeuse qui verrouille l’espace, il peut se replier dans une horizontalité songeuse ou dans les modulations et les orbes d’une aspiration au-delà du tableau, vers une élévation dépourvue d’anges et de ciel. Ce n’est alors que le silence qui creuse la nuit comme prélude à cette autre lumière qui surgirait pour faire changer le monde.

Pourtant tout bruisse de ces peaux mortes, de ces visages blêmes et de ces regards délavés. Toute la présence de ces êtres repliés dans une intériorité sans soleil éclate par l’étendue superbe du champ chromatique. L’abstraction domine et on y retrouve le zip lumineux de Newman quand il divisait la toile, la cisaillait de son éclair pour en extraire son ruissellement. Djamel Tatah revisite les vastes aplats colorés de la peinture américaine pour y introduire le seul signe d’une figuration. Celle-ci qui pour Matisse se réduisait à la simplification de la ligne et des gouaches découpées...

 Ne pas exposer ce Matisse de la couleur pour prendre le parti du noir et blanc dans cette exposition «sans titre», c’est nous permettre, à travers le regard de Djamel Tatah, de découvrir la fabrication du dessin, le seul jeu du trait et du vide qui configure l’espace. L’artiste nous dit que le dessin c’est de la pensée. En effet, contemplons tous ces êtres errants. Leur mise à distance nous enveloppe pourtant comme une image de nous-mêmes. Images de la relégation et comme clouées sur un espace auquel les humains seraient étrangers. Les voici tous perdus dans leurs pensées. C’est peut-être cela, Vivre.




                                     

mercredi 13 mars 2024

Barbara Navi, «Ces portes de corne et d’ivoire»

 


Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 28 avril 2024



Difficile de saisir une image sans recourir aux mots. Et si l’on s’en tient à son étymologie, dès le XIIe siècle l’image, après avoir revêtu par son origine latine l’idée de fantôme, désigne une vision acquise au cours d’un rêve et s’oppose ainsi à la «figura» qui énoncerait la réalité. La peinture de Barbara Navi relève de cette origine et de ces effluves de mémoire quand ils s’incorporent à l’imaginaire. Et l’on pense alors aux vers de Rimbaud, «...tu sais bien des histoires,/ Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis/ Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires».

C’est une lumière plus argentée qui se diffuse par «ces portes de corne et d’ivoire» qu’entrouvre l’artiste. Sur la toile, la couleur se dépose par fragments et des lames de blanc déchirent des gammes chromatiques desquelles surgissent des bribes de mémoire, des songes confondus à des réminiscences picturales. On y croise des revenants de la peinture ancienne, des personnages de Courbet, des attitudes de Rubens et des tours de Babel. Et comme émergeant du sommeil, voici que le temps s’empare de l’espace, se contracte ou se déchire pour imposer des bribes de récit dans une nuit incertaine.

L’œuvre de Barbara Navi est cette buée qui se dépose sur le réel. Un souffle inquiet semble se coaguler sur une huile très diluée avec ses flux et ses reflux pour faire émerger des strates de récit, des reliquats de visages et des collisions de sens. Les paysages ensommeillés semblent traversés d’éclairs dans un ciel floconneux et le réel se confond alors à un théâtre dont l’artiste ouvrirait les rideaux pour dévoiler la scène d’une dramaturgie qui répondrait à ce qui se joue en coulisses. Barbara Navi nous conduit en funambule sur les rives de cet entre-deux hors du temps. Il n’y a là nulle perspective mais seulement le phrasé d’un récit qui se fraye, une apocalypse qui nous hante et un feu éteint qui dilate les couleurs du monde. Rêve ou réalité, enfer ou paradis, tout suinte ou s’écrit sur la peau d’une peinture qui transpire d’un désir de recomposer la vie.

Plus que d’image ou de l'illustration d’un univers fantastique, il s’agit ici d' une révélation de la peinture, dans sa trame, dans ses effacements comme dans ses vagues qui déferlent obsessionnellement sur notre histoire. Barbara Navi en retrace les soubresauts, les cris enfouis ou les caresses. Sommeil, mort ou soleil éteint, tout se conjugue dans la vie et ses lumières parmi lesquelles nous errons entre nos ombres. En ouvrant ses portes, la peinture se hisse alors sur les cimes de la poésie et nous entraîne sur les rives de Cythère, entre monts et merveilles dans les interstices du temps.