lundi 15 juin 2020

Agnès Jennepin, "Les effrontées"

Galerie Depardieu, Nice
Jusqu'au 1 août 2020


                                     
                               Le regard s'est emparé du noir et blanc du visage. Son socle sera celui de la couleur du vêtement à laquelle il lui sera à jamais étranger. Un corsage joyeux pour exprimer les palpitations et les rituels d'un monde auquel elle reste absente. Car ce regard, dans sa fixité vide, est figé sur lui-même comme se mirant ou se heurtant à une paroi de glace. Si Narcisse se contemple, au contraire "l'effrontée" incarne cette tension comme un  désir impérieux de percer cette bulle d'opacité qui l'exclut d'un monde auquel elle se confronte pourtant dans l'orgueil de ce clair obscur grisâtre. Vie et mort se confondent lorsqu'elles apparaissent sans objet: La fixité d'un regard méprise le fil du temps, son royaume est l'éternité. De même que l'espace lui est indifférent. Le regard ne cible rien d'autre qu'un point indéfini: L'infini?
                                          La force des images d'Agnès Jennepin c'est d'arracher le portrait à toute psychologie, de l'extraire de son histoire et à toute temporalité pour converger vers les racines du désir. Une métaphysique du corps s'ébauche alors dans le défi d'un regard, dans cette solitude glorieuse et la certitude d'être. Mais comment être quand le monde se dérobe à soi? Ou bien est-il si vide qu'il faut briser son écorce de verre et peut-être alors s'ouvrira-t-il au-delà des apparences.
                                               Car c'est aussi de peinture que parle Agnès Jennepin: Aux apparences, elle oppose le gouffre d'un regard, sa force et sa face nocturne qui s'impose au nôtre. Dans ce face à face, que voyons-nous si ce n'est cette même puissance de la peinture pour dire ce que nous sommes et l'énergie contenue dans tous ces rêves muets qui ne cessent d'ensemencer nos vies?

jeudi 11 juin 2020

Nagham Hodaifa



Hôtel Windsor, Nice



Voici un lieu qui ne peut laisser indifférent : Des chambres décorées par des artistes, un hall qui accueille régulièrement de nouvelles créations et le chant des oiseaux dans un jardin extraordinaire. Mais vint à circuler un mauvais virus jusqu'au confinement dans un hôtel désert. C'est là que Nagham Hodaifa, d'origine syrienne, venait de s'installer pour une résidence d'artiste qui s'achève maintenant. L'expérience de la solitude dans un dédale de pièces chargées de récits, de concepts, de lumières et d'ombres avec les voix lointaines de Morellet, Raymond Hains, Philippe Perrin, Viallat, Le Gac, Ben et tant d'autres... La prégnance du lieu et le silence des fantômes ne pouvaient qu'entrer en résonance avec l'univers personnel de Nagham Hodaifa.
Celle-ci souhaitait s'emplir de sa nostalgie de la Méditerranée mais aussi de la réalité de ses drames. et voici que cette Méditerranée lui était interdite. Ne lui restait plus que le bruissement proche des vagues au rythme de son imaginaire. C'est donc là qu'elle élabora cette œuvre subtile tant les effets de transparence sont déjoués par la violence sourde et tragique qu'elle recouvre. La peinture est ce flot rythmé par le souvenir de la danse, de la gestuelle du corps comme source de l'acte créateur. Pourtant la présence du corps n'apparaît jamais ici dans sa réalité mais seulement par le miroir de son enveloppe immergée qui se décline par fragments. Sur des polyptyques de grand format, des mains, des pieds, des indices de corps réduits à ce qui les recouvrait comme le cri éteint des milliers de disparus au fond de la mer. Les flots se dessinent alors dans le drapé d'un linceul et de ses déchirures. Un bleu superbe s'empare de formes organiques et visqueuses, la mer s'étire dans l'huile de la peinture pour dire le silence des profondeurs, le recueillement qu'il impose. Maudire la beauté écorchée par les hommes mais la proclamer encore. « Le dire avec des gants » puisque que c'est aussi avec ceux-ci qu'elle travaille. Mais aussi pour murmurer autrement, prudemment, mais sans concession aucune. Ou bien comme quand « on jette le gant » par défi, et qu'on se dévoile dans la peinture, qu'on plonge dans ses fonds mystérieux d'où remonte à la surface comme l'écho d'un champ funèbre. Pourtant les toiles ou les autres supports de Nagham Hodaifa s'imprègnent de légèreté. Les formes qu'elle convoque sont vivantes, fœtales et semblent en attente dans un océan amniotique dans l'espérance d'une vie future. L’œuvre se déploie, musicale, dans cette lumière incertaine saisie au cœur de l'émotion.




dimanche 7 juin 2020

« Les années joyeuses, Jean Ferrero § friends »



Musée Masséna, Nice
A partir du 7 juin 2020



Les 30 glorieuses rimaient avec les « années joyeuses ». Elles resurgissent en ces temps de délabrement comme une percée de lumière par cette liberté folle dont avions oublié l'écho. Commence alors, au lendemain de la guerre, une course effrénée à la consommation et au spectaculaire dont les Nouveaux réalistes s'emparent avec dérision, en lacérant les affiches ou en compressant les objets. Jean Ferrero, né en 1931, est ce personnage atypique, autodidacte, haltérophile, modèle nu, photographe ou chauffeur de camion qui se mit à collectionner à Nice - là où l'aventure commence - tous ses amis artistes à tel point qu'il commença à vendre des œuvres et qu'il devint, par la suite, le galeriste qui exposa César, Armand Malaval, Ben et de tous ces précurseurs qui accédèrent à la renommée internationale. Sans oublier Venet, Gilli, Moya et bien d'autres artistes.

L'exposition relate cette histoire folle, débordant d'énergie et d'insolence, où la dérision est de mise et qui permit à l'art de s'élargir vers de nouveaux horizons. L'art n'est plus seulement objet de contemplation, il est action, il est une fête dans le quotidien, il descend dans la rue. C'est ce bric à brac qui est ici mis en scène. L’œuvre se confond à d'autres objets entre art brut et cabinet de curiosités. Des photographies relatent ces événements, de la brocante qui rebondit sur des statuettes de l'art primitif comme aussi les accumulations d'Arman ou les compressions de César. On rit, on s'étonne, on s'émerveille de cet univers hétéroclite quand provocation ou blasphème nous emportent dans un tourbillon de formes et de couleurs. La liberté est sans limite et l'art est à ce prix. Et la fête et le rire conjurent les lendemains de guerre. A l'issue de ce délitement sanitaire, politique et social qui vient d’apparaître dans sa crudité obscène, voici une leçon de vie dont les artistes d'aujourd'hui devraient s'emparer pour cicatriser les plaies du présent.




dimanche 29 mars 2020

De l'art et des virus




Il n'y aura ni d'avant ni d'après mais cette seule durée à travers laquelle, imperceptiblement, on peut mesurer les transformations qui, au gré des événements, s'opèrent aussi bien dans le réel que dans sa dimension symbolique. Ainsi tout était déjà là avant que nous le perçûmes. Incendies gigantesques et autres déluges préfiguraient cette épidémie pour nous ramener brutalement à ces terreurs archaïques desquelles les illusions des miracles du progrès nous avaient détournés. Le monde d'avant, celui très lointain de l'histoire ancienne, revenait soudain dans notre présent et la réalité du temps se rappelait à nous en nous révélant qu'on ne transforme pas la transformation mais que celle-ci est l'essence même de la vie.
L'art, nous l'avions oublié, parle de cela. Il nous renvoie à travers l'imaginaire,  à un corpus symbolique pour illustrer ce réel qui, autrement, ne serait qu'un temps vide. Et dans un monde profane, il tend à se charger de ce que les religions pouvaient dire du monde. L'art en est aussi une interprétation et il n'est pas étonnant que ses acteurs se révèlent de plus en plus selon un modèle religieux. Certains curateurs - ou curatrices - en sont les grands prêtres quand les artistes se trouvent parfois réduits à la fonction d'officiants. Qu'en est-il alors de leur créativité quand il faut qu'ils se modèlent à leur liturgie ? L'artiste peut-il accepter d'être un dévot, celui du veau d'or, du capitalisme, d'une croyance ou d'une quelconque idéologie ? Poser ces questions est aujourd'hui nécessaire car, plus que jamais, l'art est menacé de se laisser absorber par ces rites sacrificiels et ces cérémonies expiatoires qui suivirent les grands fléaux de l'humanité.
L'art d'aujourd'hui est déjà largement imprégné de ce « grand pardon », ici pour les injustices faites aux femmes, là pour les blessures causées à la planète ou,  ailleurs, pour la cruauté du colonialisme. La pandémie du coronavirus ravivera d'autant plus la tentation religieuse qui consiste à réglementer nos peurs, à légiférer nos vies, à rajouter des prières dans la grand messe du spectacle « culturel ». Car la culture n'est souvent qu'un culte quand on voudrait qu'elle soit une ouverture au monde. L'artiste criera-t-il sa liberté ou bien acceptera-t-il d'être un membre du clergé, d'appartenir à ses multiples sectes ? Sera-t-il un flagellant ou bien un démiurge arrimé à sa liberté ? On peut souhaiter que cette crise puisse agir comme un révélateur pour que l'artiste ne dise pas ce que le monde veut lui faire dire mais, au contraire, qu'il exprime ce qu'il veut dire du monde.
Les artistes se sont installés dans un présent perpétuel. L'art « contemporain » figure souvent ce présent indépassable dans son éternité sanctifiée. Il est sans racine, il se modèle sur un rhizome pour reprendre l'idée de Deleuze. Il est le lieu de cet éphémère auquel se collent toutes les aspérités du vivant, comme si l’œuvre d'art devait conjurer la violence du monde de façon sacrificielle, comme si elle devait s'effacer constamment pour laisser place à une autre violence qui serait pourtant toujours identique à elle-même. L'essence même du rite réside dans la répétition. Et l'art doit, à l’inverse, s'inscrire dans cet espace et ce temps que l'artiste construit et laboure entre réel, utopie et rêverie. L'esthétique résulte de ce travail qui s'accomplit hors de toute éthique. Laissons la morale aux prêtres ou aux moralistes et la médecine aux médecins. Et l'art aux artistes.

Arnold Böcklin, La peste


Nicolas Poussin, La peste à Ashbod


vendredi 13 mars 2020

« L'avant-dernière version de la réalité », Brognon Rollin



MAC VAL, Vitry-sur-Seine
Jusqu'au 30 août 2020



L'art contemporain ne serait-il plus que celui d'un présent continuel, nourri seulement de sa seule présence et du protocole que chaque artiste s’attribue pour s'y établir ? A ce présent qui s'illusionne en espace, répondent l'ensemble des conjonctures humaines et sociales auxquelles s'accrochent autant d'utopies pauvres dans l’imaginaire, ineptes dans la réalisation d'une œuvre. Aussi faudrait-il plutôt parler d'un « art contemporaire » qui se contemplerait dans son miroir, hermétique au monde réel par son obsession du catalogue, de l'archive, comme s'il s'agissait de le numériser pour en filtrer toutes les scories se rattachant encore à une histoire de l'art et à la réalité des êtres. Pris souvent dans les rets d'une reconnaissance institutionnelle, d'un refus esthétique et d'un projet marchand, c'est art là permet pourtant à certains artistes de s'émanciper de ce cadre imposé pour proposer un espace qui inscrit fortement, sans pathos et sans illusion, le poids du réel dans le temps.
« L'avant-dernière version de la réalité », telle est cette citation de Borges sur laquelle s'ouvrent les travaux du duo d'artistes Brognon Rollin. Comme chez Borges, il y a là les dérives d’une enquête, les jeux de miroir et les labyrinthes. Mais aussi ce temps implacable où on se cogne et ce réel qui s'étoile en de multiples fragments quand on s'y confronte. Brognon Rollin, dans des œuvres très diverses, parvient à désactualiser le réel pour l'intégrer à ce « réalisme magique » qu'on attribua à Borgès.
Quand est-il du réel hors de toute représentation ? Par quelle perception et quelle système de pensée peut-on l'appréhender ? Et qu'en est-il de la mémoire ? Toute l'exposition au MAC VAL semble répondre à cet enjeu si sensible de l'art d'aujourd'hui. Mais l'originalité de ce duo d'artistes est de saisir cette représentation, de biais, par le reflet, la singularité de la marge. Aussi le réel est-il en prise avec les addictions, les enfermements et les écumes de la nuit. Ceci s'enchevêtre dans des lignes de fuite nimbées de brutalité et de poésie. Nos artistes parlent beaucoup du temps et les objets en sont ici les écailles. Chaque œuvre contient ce glissement secret entre le réel et ce temps qui s'arrête quand elle est accomplie. C'est par la magie que le réel se donne ici à voir sans concession.



Matisse Métamorphoses

Musée Matisse, Nice    Jusqu'au 4 mai 2020




Plus que nul autre, Matisse sut découper l'espace en masses colorées et intégrer le cadre d'une fenêtre comme une trouée dans le tableau ou la possibilité de son expansion vers sa réalité extérieure. De l'espace au volume, l'artiste se livre bien à une réflexion complémentaire et il n'est pas étonnant que Matisse s’intéressât à la sculpture. Par ses gouaches sur papiers découpés, il s’affranchissait du pinceau et par la sculpture il ciselait l'espace et, paradoxalement, il retrouvait les lignes et les courbes dans la même justesse que dans ses dessins.
Les sculptures de Matisse restent peu connues. Il rencontra Rodin mais surtout il suivit l'enseignement de Bourdelle et se lia d'amitié avec Maillol. Matisse fut aussi l'un des premiers à s’intéresser aux arts primitifs. « Comparativement aux sculptures européennes qui dépendent toujours du muscle, de la description de l'objet d'abord, ces statues nègres étaient faites d'après la matière, selon des plans et proportions inventées », écrivit-il. Ce sont donc quelque quatre-vingt-quatre pièces que Matisse réalisa entre 1900 et 1950 et dont la plus grande partie est conservée à Nice. Cette exposition réalisée en partenariat avec le Kunsthaus de Zurich permet non seulement de découvrir les sculptures de Matisse, mais de comprendre ce lien qui exista chez lui entre le dessinateur , le peintre et le sculpteur. Les œuvres sont ainsi mises en perspective et, des photographies, des sculptures non occidentales ayant appartenu à Matisse, sont également présentées et permettent de mieux comprendre son cheminement.
Rares sont les peintres qui surent équilibrer aussi savamment les zones de plein et de vide. Cette découpe à l'intérieur de la matière en œuvre dans les sculptures accompagna donc peut-être les recherches picturales de Matisse. L'intérêt de cette exposition ne réside pas seulement dans la présentation de ces sculptures mais également dans ce qu'elles disent du travail du peintre. La mise en parallèle de certaines d'entre elles avec quelques tableaux est à cet effet particulièrement éloquente.



lundi 9 mars 2020

Qalqalah – Plus d'une langue



CRAC Occitanie à Sète
jusqu'au 24 mai 2020
                                                   


Voici une exposition qu'on ne pourra savourer ou comprendre sans un mode d'emploi. Les deux universitaires curatrices, Virginie Bobin et Victorine Grataloup, ambitionnent en effet, à partir de leur association « Qalqalah », de mettre en question la langue tout en négligeant son aspect purement linguistique et de « créer une plate-forme d'échanges artistiques, de recherche et de traduction... Elle rassemble artistes, théoricien-ne-s internationaux-ales engagé-e-s dans l'articulation des problématiques artistiques, politiques et sociales »... Rien de bien nouveau donc dans le contenu et dans la forme mais il est toujours passionnant de se plonger dans la recherche pour en extraire quelque pépite insoupçonnée, les artistes n'intervenant alors que comme outils pour illustrer le concept.
Le projet tel qu'il est exposé s'énonce ainsi : « Les œuvres se font l'écho de langues multiples, hybrides, acquises au hasard de migrations familiales, d'exils personnels ou de rencontres déracinées (…) Comment (se) parle-t-on en plus d'une langue, en plus d'un alphabet ? » A ce fort questionnement, toutes les réponses sont possibles à la vue de l'exposition, d'autant plus que tout repose sur des signes arabes et des phrases en anglais. Mais heureusement ce qui est traduisible est disponible sur une feuille à l'accueil : On y trouvera donc d'hermétiques citations de Derrida, une autre de Sara Ahmed « Une oreille féministe capte les sons qui restent bloqués par le refus collectif d'entendre » ou bien encore celle de Omar Berrada ; « C'est avec ton corps que tu traduis, pas avec ton esprit ».
Fort de ces éclairages, le visiteur peut donc visiter les lieux dans lesquels les « œuvres » sont imbriquées à tel point qu'on saisit mal ce que chacune est censée exprimer. Mais sans doute « dialoguent-elles » et entrent-elles en résonance avec l'espace qui les accueille. Et ces œuvres sont des sons, des vidéos, des lettres, des journaux, de l'artisanat et une multitude de signes arabes dispersées un peu partout et qui raviront ceux qui sauront les décrypter. Les visiteurs éprouveront-ils dans ce parcours autant de plaisir que les curatrices ? Il faut le souhaiter et s'ils en sortent fortifiés, «L'Art » aura rempli sa mission.






dimanche 8 mars 2020

Le vent se lève





MAC VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A partir du 7 mars 2020
Le vent se lève

MAC VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne
Vitry-sur-Seine
A partir du 7 mars 2020


Le gigantisme d'une œuvre de Tatiana Trouvé, « Desire lines » impose d'emblée sa présence. Mais surtout il orchestre l'ensemble de l'exposition tant par les sujets qu'elle aborde que par les ramifications de ces fils qui guident métaphoriquement le visiteur et à partir desquels tout un parcours sensible se construit. L'artiste archive ici les 212 chemins de Central Park et les transfère sur des cordes selon leur métrage sur autant de bobines. Chacune d'elles mentionne les références à une marche qui a marqué l'histoire des idées et des hommes. Chaque pièce présentée répond ainsi à une « démarche » engagée et incite à suivre ce fil imaginaire.
« Le vent se lève... Il faut tenter de vivre » écrivait Paul Valéry. Ce sont cette autre vie possible et ce souffle nouveau qui traversent les salles du MAC VAL. Cinquante-deux artistes de plusieurs générations témoignent des relations ambiguës entre les Hommes et la Terre à travers un parcours qui s'inscrit dans le temps de la marche, celui d'une austère méditation ou d'une flânerie rêveuse. Ou bien par le rythme, la superposition de fragments, comme dans les promenades de Nietzsche quand celui-ci suggérait qu'elles permettaient à la pensée de s'ouvrir continuellement à des perspectives nouvelles.
Les œuvres présentent ainsi les facettes toujours renouvelées de la nature à partir d'une multitude de supports et de points de vue. Bernard Moninot évoque « la mémoire du vent » par des prélèvements en traces lumineuses tandis qu'une toile de Dubuffet recourt à la pâte de papier mâché pour inscrire la puissance de la terre. Pourtant l'humain revient comme en écho avec les éléments. Une action de Gina Pane de 1970 témoigne d'une fusion avec la terre et dans « We are legion », Clément Cogitore convoque l'air, l'eau, la terre et le feu dans un cérémonial sauvage, un « déjeuner sur l'herbe» revu sous le prisme de la dérision et de la révolte. Nicolas Floc'h photographie de façon sculpturale les fonds sous-marins, les confins du visible et de l'invisible, le trouble d'une architecture et d'une ruine dans des structures artificielles immergées. L'alchimie végétale de Michel Blazy impose sa couleur tandis que les images de Jean-Luc Moulène surgissent entre récit et documentaire comme des instants de déambulation et d'arrêt.

Chaque artiste dévoile ainsi sa relation personnelle, physique et mentale avec son environnement. L'exposition déroule ce fil fragile qui nous relie au monde et elle parvient à nous égarer, avec inquiétude ou bonheur, dans ces petits chemins de l'art qui s'enfoncent parfois dans la forêt mystérieuse du réel.


Pierre Malphettes, "L'arbre et le lierre"

Sur la terre des dieux


Marc Chagall et le monde grec
Musée Marc Chagall, Nice
Jusqu'au 27 avril 2020


Dans l'espace lumineux d'une œuvre de Chagall, la terre se confond au ciel et à la mer dans un tourbillon de couleurs. Et les hommes partagent le règne des dieux, des animaux, des anges et des sirènes de telle sorte que le peintre n'aurait pu s'épargner d'illustrer cette Grèce qu'il rencontra en 1952 pour illustrer « Daphnis et Chloé ».
L’univers de Chagall est ainsi constitué de cette fusion de l'homme et du divin, de la nature et des mythes anciens. Et de la Bible à la Grèce, c'est le souffle d'un même chant qui se développe sur les rives de la Méditerranée. Aussi le Musée Chagall de Nice est-il le lieu privilégié pour une rencontre entre l'artiste et le monde hellénique  dans toute la puissance des forces contrariées et solaires de la poésie antique. L'exposition donne lieu à une explosion de lumière et d'images quand, sur des dizaines de lithographies, de livres ou de céramiques, Marc Chagall illustre cette vie sensuelle et tourmentée, quand les nymphes se jouent des enfers et des hommes et que le souffle tumultueux de l'Odyssée se heurte à la douceur bucolique d'une pastorale.
Lorsqu'il évoque une « mer vineuse », Homère charge la Méditerranée d'ivresse et de sang. L'artiste, comme le poète, est ce magicien qui métamorphose la légèreté d'un bleu dans un rouge tragique. Chagall, comme Ulysse, vécut le déracinement et l'exil, l'obstination inquiète et le triomphe de la sensualité et du désir dans une même quête spirituelle. Il faut alors se laisser porter, dans la beauté sereine du lieu, par cette élévation musicale, par ce rythme coloré des flots de la Méditerranée : Cette exposition nous invite au plus merveilleux des voyages.


vendredi 21 février 2020

Fabien Giraud § Raphaël Siboni, INFANTIA (1894-7231)




Institut d'Art Contemporain, Villeurbanne
Jusqu'au 3 mai 2020

Déconcertante par son caractère hypnotique et sa complexité, l’œuvre de Fabien Giraud et Raphaël Siboni ne peut laisser indifférent. Tout ici est déchirure et déchirement, fiction et réalité, vie et mort. Mais au-delà de l'errance à laquelle elle nous soumet, cette œuvre est un récit ou, plus précisément, une juxtaposition de séquences morcelées où s'agrippent des voix lointaines et obsessionnelles, des films lents ou saccadés qui diffusent de la mémoire ou les vestiges d'un temps lointain comme l'écho de notre futur.
L'IAC de Villeurbanne se transforme pour l'occasion en labyrinthe austère dont les salles ne permettent plus aucune circulation linéaire. Au contraire, elles communiquent même par des trouées latérales qui permettent au regard de s'exercer sur des salles annexes. Des tubulures parfois en mouvements et des incisions murales supposées correspondre à l'axe de la terre, créent un réseau inextricable d'un lieu à l'autre, un espace déconcertant qui happe le visiteur.
Le décor est posé, tout est lenteur, palpitation impalpable d'une vie qui germe et s'éteint dans un même geste. Le sol est jonché de déchets, borné par des traces de moisissure, de sel et de sculptures d'objets érodées tandis que du plafond, des sceaux ou d'autres dispositifs arrimés par des cordages, deviennent des sabliers desquelles des gouttes d'eau s'écoulent comme des poussières de temps. Et surtout, des corps vivants et bien réels dans leur absolu immobilité, ponctuent l'espace, allongés dans des positions de misère au milieu des détritus.
Tout ceci ne pourrait être qu'une mise en scène ambiguë si l'enjeu ne résidait pas dans la structuration d'un récit avec toutes ses composantes - films, performances, installations avec des caméras et des ébauches de sculptures - pour un voyage au-delà de toute frontière mentale. De forme étoilée, cette fiction se défriche douloureusement et nous confronte à la banalité de nos schémas narratifs. Réel et imaginaire se croisent dans un scénario ou des mortels se rejoignent pour créer en 1894 un phalanstère communiste. Et toute l'expérience de l'exposition se réalise sur l'idée du capital, de la valeur et de l'échange. Tout sera ici signifié par ces indices d'un stricte signifiant économique quand l'échange se réduisait au sel, aux plumes et aux objets les plus pauvres avant toute autre monnaie. Le sel est au cœur de cette œuvre quand il sert à la composition de masques blancs, tel des résidus d'échanges mais aussi un rappel de la conservation des corps. Vie et mort, naissance et disparition, traversent la narration. « Infantia » c'est ce premier balbutiement du monde mais aussi son dernier râle. Les vagues du temps se déplient et se déploient dans l'espace qui alors s'étoile et se fêle. Échange et valeur règnent ici dans leur grande solitude. La fiction nous transporte jusqu'en 7231 où des immortels vivraient sur une nouvelle terre qu'ils auraient construite sur les ruines de l'ancienne.
Utopie et uchronie se croisent dans des mouvements ondulatoires quand la réalité est toujours proche, obsédante dans le miroir implacable de la fiction. Fabien Giraud et Raphaël Sidoni parviennent ainsi à agréger des bribes d'histoire réelle, une interview de Nixon en 1971 et des méditations délirantes qui nous projettent dans l'univers d'un Escape Game inquiet. L'expérience est réussie : cette histoire nous hante et, tout en déambulant dans l'exposition, le visiteur cherche la clé d'une énigme dont lui seul aura peut-être la réponse.