lundi 26 mai 2025

Aurélien Mauplot, «Moana fa’ a, aro»

 


Villa Cameline / Maison abandonnée, Nice

                                  Jusqu’au 28 juin 2025



Dès l’entrée, l’espace est saturé, comme enlisé dans la poussière du temps. Contre les murs des objets se bousculent dans le désordre d’un cabinet de curiosité. Ici l’horloge s’est arrêtée, le silence s’abat sur le désert des choses pour nous confier son histoire… Ou faire semblant. Car par d’innombrables fragments - cartes, photographies, ossements ou objets non identifiés - c’est bien un récit qui éclot à l’instant même où il se dissipe. Et qu’on le prenne au début ou à la fin, qu’importe puisque nous sommes pris dans un jeu de miroir par lequel le réel se confond à l’imaginaire. Aurélien Mauplot, avec gravité, s’amuse des désordres du monde et de toute identité: Est-il le narrateur ou le héros, l’artiste ou le romancier, l’explorateur ou le lecteur? De même les chronologies se confondent-elles et, d’une métamorphose à l’autre, l’histoire claudique entre fantômes et maison abandonnée, océan Pacifique et mondes imaginaires que le narrateur étudie avec le sérieux de l’anthropologue, de l’archéologue et de toute autres sommité des sciences.

Puis l’espace s’allège, des boursoufflures de plâtre sur les murs ou de peintures écaillées se parent de taches d’or quand des réminiscences d’atolls ou des déploiements d’archipels se devinent comme dans une cartographie incertaine. Donc des personnages, un capitaine de navire, une femme Giulia, une île inconnue de Polynésie, un volcan éteint, un chef de village Oriata et le tout au XIXe siècle mais une redécouverte aujourd’hui quand personnages et temps se culbutent puisqu’une boussole n’indique plus le nord et que l’artiste lui-même se raconte dans l’imaginaire de ses véritables résidences d’artiste en Italie ou au Chili qui se confondent avec l’illustration du récit.

La Villa Cameline se transforme alors en un immense palimpseste dans lequel des strates de récit se découvrent pour se transformer en nouvelles aventures. Le monde est un labyrinthe dans lequel je est un autre. L’art est un leurre. S’y aventurer c’est risquer de soi-même se dissoudre dans les traces de cette réalité illusoire ou de ces illusions réelles. Vertige de la perception, Grandeur et misère de la vérité. Aurélien Mauplot nous entraîne dans le sillage de ses eaux troubles au cœur d’une troublante histoire de l’art revue et corrigée par Jules Vernes, Conrad…L’enquête continue, de nouvelles pistes apparaissent... Élémentaire mon cher Watson!

De verre et de pierre, Chagall en mosaïque

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 22 septembre 2025



Par son étymologie, on sait que la mosaïque, dès son apparition dans la Grèce antique, se rapportait aux muses. Cette relation aux arts et à l’architecture, Chagall en eut la révélation lorsqu’en 1954, au retour d’un voyage en Grèce, il s’arrêta à Ravenne où il découvrit ses splendeurs byzantines. Des voûtes célestes drapées d’or et de bleu pour un hommage à l’élévation et à la spiritualité répondaient intimement aux aspirations de l’artiste qui, un an plus tard, peignit une gouache, le «Coq bleu» qui sera sa première esquisse pour une mosaïque. Ce n’est qu’en 1958 qu’elle sera transposée à Ravenne en deux versions par deux mosaïstes différents ouvrant ainsi la voie à quatorze projets de mosaïque murale à travers le monde conçus jusqu’en 1979.

Cette aventure d’une collaboration du peintre avec des artisans nous est racontée selon un parcours chronologique et se diffuse sous les auspices du «Prophète Elie», cette mosaïque qui ensoleille le bassin du Musée niçois avant que l’exposition ne voyage vers le Musée de Ravenne… Documents relatifs à l’exécution des œuvres, travaux préparatoires et bien sûr, vastes photographies de l’ensemble de ces réalisations, illustrent cet aspect trop méconnu de l’œuvre de Chagall. Et pourtant c’est dans le sud, entre Nice au Musée Chagall et à la Faculté de droit, la Fondation Maeght et l’école de la Fonette à Saint Paul de Vence, la cathédrale de Vence et la chapelle Sainte-Roseline des Arcs-sur-Argens qu’on peut découvrir six de ces mosaïques.

D’inspiration mystique ou relatives à l’Odyssée, les œuvres célèbrent l’amour et la joie. La dimension des mosaïques et le subtil assemblage d’une multitude de tesselles sur les parois soulignent ce sentiment d’exaltation qui se traduit par un effet de miroitement ente la matité et la brillance de la pâte de verre ou du marbre. L’espace frémit de toutes ces parcelles de lumière d’où surgissent contes et merveilles. Et le sol même du musée se parsème des éléments de ces mosaïques. Sur plusieurs salles, dessins, peinture ou lithographies se mesurent aussi à la réalité de ces réalisations de verre et de pierre. Cette pratique ancestrale, dans une tradition d’artisanat et par son ouverture à un large public, correspondait aux vœux du peintre qui toujours s’attacha aux liens entre la poésie, la musique et les arts décoratifs.

La mosaïque est une pratique d’assemblage de milliers de fragments irréguliers de matières qui constellent une paroi. Elle résulte d’un long travail que Chagall surveilla constamment en guidant les artisans dans l’agencement des éléments et la nuance de leurs coloris. Cette exposition évoque toutes les facettes de cet art qui, à l’instar des fresques, illuminent des pans entiers de l’architecture.




jeudi 22 mai 2025

«Vertigo», Fondation Carmignac

 


Île de Porquerolles

Jusqu’au 2 novembre 2025



Il y a le ciel et la mer et tout ce qu’une île peut délivrer d’un paysage. Mais celui-ci est mouvant et ne se laisse jamais absorber dans une simple image. Il résulte d’une rencontre entre qui le perçoit et l’éprouve et une nature multiple, tumultueuse qui répond à l’œil ou à l’esprit du poète ou du peintre. Mais l’art ne saurait s’asservir à rendre fidèlement la copie du réel si bien que cette rencontre s’apparente à une expérience pour détricoter les mailles de l’apparence, un «vertigo» donc, une aventure par laquelle l’artiste se confronte à la transparence de l’air, au ressac des vagues, à la brûlure du soleil à moins qu’il ne se laisse emporter par le vent. Cet état physique de qui se mesure à l’atmosphère se donne à voir, au seuil de l’invisible, dans cette exposition pensée par Matthieu Poirier dans l’architecture de la Fondation Carmignac entre pierres, mer, oliviers et herbes folles.

Les œuvres présentées résultent de ces états où la conscience se modifie de telle sorte que la représentation du monde se craquelle au point de se dissoudre dans une pure abstraction. Voici donc un voyage déstabilisant qui nous entraîne dans les sillages de l’art abstrait des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Une Odyssée du regard entre ombres et lumières qui s’ouvre sur un déluge de pigments dans une nébuleuse colorée de Flora Moscovici, «A la poursuite du rayon vert». D’emblée le ton est donné, les portes de la perception s’entrouvrent pour laisser place au trouble, à l’effervescence des sensations et à l’immersion dans un monde sans repères. En plusieurs chapitres, l’exposition nous mène vers des contrées qui nous emportent successivement dans l’esprit des forces telluriques, des mondes sous-marins ou de la seule atmosphère, là où toute représentation nous est interdite. C’est donc bien une histoire de l’art qui est ici en train de s’écrire entre les peintures de feu et le bleu d’Yves Klein, une condensation lumineuse d’Hartung ou l’intrusion dans un univers parallèle par le trouble déroutant du rouge et noir de James Turrel. Les phénomènes s’éprouvent alors dans leur instabilité, vagues, nuages, couleur pure, illusions… Se dissoudre dans les voyages brumeux de Thu Van Tran, ou les résonances hypnotiques d’Oliver Beer, autant de nouvelles expériences pour s’immerger dans le seul monde des sensations.

Pourtant au-delà des magmas et des brumes, il existe cette abstraction rigoureuse de la ligne et de la couleur. L’univers se saisit alors dans la seule incandescence d’un trait, la perfection d’une courbe, le cisaillement de l’espace. Uns sculpture d’Artur Lescher nous le rappelle comme une toupie qui nous désorienterait en restructurant l’espace entre pointes acérés et ombres portées. Sous un plafond d’eau, une sphère jaune de Jesus Rafael Soto rayonne de ses pleins et de ses vides comme un soleil réduit à un pur objet pour une méditation sur l’énigme de la matérialité et de l’énergie qu’elle diffuse. Une cinquantaine d’œuvres d’artistes internationaux ponctuent ce parcours initiatique qui se poursuit dans les jardins… Sensations encore, vertige toujours.






dimanche 18 mai 2025

Jean-Michel Othoniel, «Poussière d’étoiles»

 


Centre d’art La Malmaison, Cannes

Jusqu’au 4 janvier 2026



Alors qu’il interprétera cet été en Avignon, «Les fantômes de l’amour», c’est aujourd’hui à Cannes, dans une Malmaison hantée de «Poussière d’étoiles» que Jean-Michel Othoniel diffuse sa symphonie d’or et de lumière. Il faut en effet parfois s’extraire des blessures du temps pour célébrer la beauté du monde et l’artiste se saisit de l’espace cloisonné du lieu pour, au cœur de la Croisette, restituer les courbes majestueuses de ses palmiers, l’incandescence solaire et le miroitement du ciel dans le bleu de la Méditerranée.

C’est donc dans un rêve éveillé, parmi les méandres d’un conte où tout ne serait que luxe et volupté que nous entraîne Othoniel. Le rez de chaussée baigne dans le poudroiement de l’or que l’artiste, tel un magicien, diffuse dans d’immenses colliers de sphères de feu comme autant d’astres pour le souvenir d’un paradis perdu. Dessinateur, peintre, sculpteur de rêves, Othoniel nous rappelle que l’or, issu d’une collision de supernovas, serait selon les astrophysiciens un matériau issu d’une autre planète. Ici il essaime l’espace de ses spirales enchantées comme la promesse d’un idéal qui se réaliserait dans la transparence de l’eau lorsqu’elle jaillit de fontaines lumineuses dans un jeu de reflets qui se répand d’une salle à l’autre.

Aux étages supérieurs, la couleur rayonne pour une immersion dans le merveilleux sous le signe du langage des fleurs. Le verre, matériau de prédilection pour l’artiste, s’inscrit dans le rayonnement d’un bouton de rose à l’aube de son éclosion ou dans la délicatesse d’un lotus blotti dans sa spiritualité. Car l’art est aussi un acte de méditation pour s’abstraire des misères du monde et le réenchanter. Et ce monde résulte aussi de cette plongée au-delà des vastes fenêtres qui, ici, nous conduisent jusqu’aux horizons de la Méditerranée. Du dedans au dehors se joue cette secrète alchimie du réel et du merveilleux dans les entrelacs de briques et de sphères.

Il ne s’agit plus alors seulement de voir mais d’éprouver l’univers à travers une communion des sens. Les couleurs ont un parfum. Les chapelets d’astres rutilants qui s’égrènent du sol au plafond répandent leur suc comme les éléments d’une bonbonnière avec les sucreries d’une enfance perdue. Le luxe parfois se pare de la naïveté de l’innocence quand on veut s’évader vers d’autres ciels… A l’image de l’art baroque, tout n’est que chant, danse, élévation… Les parures de perles que tisse Jean-Michel Othoniel dessinent autant de larmes de bonheur que de douleur pour une œuvre toute en profondeur bien au-delà de l’effet de fascination qu’elle suscite. Plongeons alors parmi les méandres de la poésie et nulle besoin d’une boule de cristal pour prédire que cette exposition ravira toute personne qui s’immergera dans cette seule promesse du bonheur.








dimanche 13 avril 2025

Maxime Parodi, «Les vengeances de la nuit»


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 31 mai 2025



C’est toujours par effraction qu’on pénètre dans l’œuvre de Maxime Parodi. Il faut d’abord arracher le cadenas qui enserre toute logique ou, plus précisément se doter d’un nouvel outil pour ouvrir comme le préconisait Aldous Huxley, «les portes de la perception». Celles-ci s’entrouvrent alors à travers une déconstruction du temps et de l’espace qui s’apparente à la structure du rêve pour nous plonger aux sources même de l’intime. Telles se déroulent ces «vengeances de la nuit», séquences hachées, épisodiques, obsessionnelles dans lesquelles le sujet rayonne sombrement au cœur des forces ténébreuses. Dans ses dessins, le plus souvent l’artiste se dépeint dans une nudité neutre en rupture avec le décor qui l’absorbe. Le dessin se trame dans les couleurs de la nuit, les lignes se fondent dans l’effacement d’une brume où se figent des bribes de récit. Nous voici plongés parmi des plans cinématographiques aussi énigmatiques que ceux de David Lynch.

La nuit se venge, elle hurle l’étouffement des jours, la norme, l’enfer des autres, la solitude dans la prison du décor. Et le dessin ou le tableau sont encore cette cage de laquelle il faudrait s’extraire de même que rêve ou cauchemar nous délivrent des griffes du réel tout en en exhibant la douleur. Entre stries et gommage, un univers flou se construit pour un théâtre factice dans lequel les personnages ne sont jamais les acteurs de leur propre vie. Tous sont étrangers à eux-mêmes, imperméables aux autres, réduits aux conventions sociales qui les façonnent. Spectres errants dans la nuit, les êtres se confondent à leurs fantasmes pour se fondre dans la seule réalité des images.

Le décor est si solidement planté qu’aucun air ne circule. Les réminiscences de l’art affluent en désordre. Ici le déjeuner sur l’herbe de Manet et son érotisme froid et sans désir avec la campagne comme une nature morte. Ailleurs, un morceau de manga, un rappel de bande dessinée, une lueur de sourire de l’ailleurs parmi les convenances de la société. Mais toujours une intériorité figée dans l’univers resserré d’un tableau de Vuillard. Et quand il s’ouvre, c’est sous les auspices d’une lumière artificielle et balafrée comme dans la peinture d’Hockney lorsqu’il peint la nature. Le dessin pour le Noir de l’intérieur, la Couleur pour l’extérieur et cet éveil qui rime avec merveille. Peut-être alors le jour se venge-t-il de la nuit…

Ne cherchons pas d’autres clés pour se soustraire à ces enfermements que le reflet qui nous en est ici restitué. Peindre, dessiner est un acte de résistance et de délivrance. Maxime Parodi conjugue avec brio les labyrinthes de l’invisible et de l’impossible qui s’accrochent à nos vies comme une mauvaise herbe.







Karina Bisch, «La tête dans le décor»

 


Musée National Fernand Léger, Biot

Jusqu’au 10 novembre 2025



L’accidentel est la norme. Ainsi Karina Bish travaille-t-elle au cœur de cette antiphrase et s’amuse-t-elle de toutes ces conventions d’un art drapé dans la certitude d’un idéal, auréolé de beauté et coupé du monde. Alors voici qu’elle fait une embardée, qu’elle se plante et se retrouve «la tête dans le décor»!

Et cette tête bien ronde, presque lunaire en guise d’autoportrait, la voici qui d’emblée, à l’entrée de l’exposition, se morcelle en fragments de fresques et en multiples éclats comme rappels du répertoire graphique de Fernand Léger. Rencontre fortuite puisque le hasard est par essence accidentel et que la collision détruit en même temps qu’elle construit du nouveau et implique un autre regard. Karina Bisch s’amuse donc avec «légèreté», virevolte autour du peintre, le titille avec maintes fleurs et papillons stylisés comme pour réactualiser avec humour l’œuvre du Maître. Autoportrait mais aussi autodérision. Car l’artiste ne cesse de jouer entre des citation du vocabulaire de Léger et son aspiration à décloisonner les arts, l’architecture, l’artisanat, la tapisserie, la mosaïque, le textile… Rendre hommage à Léger c’est le passer à la moulinette de ses utopies et de son système, laver plus blanc que blanc et faire plus Léger que Léger.

Aussi Karina Bisch se penche-t-elle sur l’héritage des avant-gardes modernes du XXe siècle. Elle se mesure à la monumentalité, à l’aplat des couleurs vives et contrastées, au cerne du dessin et à la géométrisation de la figure. Mais tout vole en éclats, les nuages se cognent à des aspérités et sur le béton poussent des fleurs numérisées. Le souvenir de Léger s’imprime alors sur un patchwork truculent sur lequel s’agencent le désordre des signes iconiques de tel ou tel peintre, des motifs géométriques, le souvenir des arts «premiers» ou, plus simplement, la trace ou la trame du quotidien. L’artiste s’autorise tout; elle accorde d’ailleurs à la peinture la même autorité quand elle s’en habille ou en fait un parapluie. L’art est total, il déborde de partout, s’empare des murs entre ébauche et perfection, hésitation et certitude. Karina Bisch pratique l’art dans l’esprit d’une performance qui, ici, nous apprend à lire autrement l’œuvre de Fernand Léger.

Cette exposition répond à cet autre volet, «Léger peintre de la couleur». Celui-ci écrivait: «La couleur est une nécessité vitale (...) Elle devient un besoin social et humain». Ainsi l’art et la vie se conjuguent-ils autant qu’ils se percutent. Et dans les premières œuvres de Léger on découvre une superbe approche impressionniste dans une tonalité inédite ainsi qu’une façon très cézanienne de déterminer la couleur en fonction du trait. L’intervention de Karina Bisch accentue cette autre lecture du travail de Léger et l’ouvre à d’autres perspectives. Elle dit: «Aux échecs comme en peinture, la diagonale est la pente du risque et de la déraison. Et c’est bien dans cette aventure oblique que je veux entraîner la peinture.»




Gottfried Honegger, «Du singulier au pluriel»

 


Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu’au 22 février 2026



Il arrive que le titre d’une exposition fournisse la clé d’une œuvre en résumant les orientations qu’elle déploie au fil du temps. L’œuvre d’art se livre dans sa singularité mais, pour Gottfried Honegger, il fallait surtout qu’elle s’infusât dans toutes les mailles de la société, qu’elle s’accordât à un double idéal esthétique et d’émancipation pour éclairer le monde. L’artiste souhaitait cette résonance de l’art par l’usage d’un vocabulaire simple, directement accessible par l’impact du blanc ou de la couleur, par le dénuement du signe ou de la matière pour que chacun puisse en éprouver un désir de spiritualité face à l’illusion consumériste.

Il s’agira donc de toujours s’impliquer dans une démarche pédagogique, de s’adresser à la pensée plutôt qu’aux émotions et de ne jamais privilégier la subjectivité pour que l’œuvre d’art reste plurielle et puisse s’adresser à tous. Honegger fut aussi collectionneur et voulut que son action ne restât pas solitaire mais qu’elle se situât dans le contexte de l’abstraction pour imposer la souveraineté du concept.

Né en 1917, Gottfried Honegger fut d’abord graphiste et perçut la publicité comme un vecteur social. Au fil de l’exposition, on s’aperçoit que dans sa pratique artistique, l’objet peu à peu se dissipe, que la perspective se contracte pour laisser place au seul jeu des lignes et d’une couleur pure. En contrepoint d’une abstraction lyrique et gestuelle qui domine dans les années 50, il revendique le refus de toute subjectivité pour l’idéal d’un langage universel. Il reprend les principes de l’art concret théorisés par Theo Van Doesburg en 1930 en s’attachant à la rigueur d’un système que l’imaginaire ne saurait dévoyer. A cette austérité répond néanmoins l’autorité plastique d’une œuvre qui délivre immédiatement son message par la simplicité de ses plans et la monochromie pour seuls matériaux d’une construction de l’espace.

Cependant l’œuvre ne cessera d’évoluer parallèlement aux apports de la science et des systèmes informatiques. Et le «pluriel» ce sera aussi la relation aux autres artistes qui s’exerce dans la quête d’un même idéal de rigueur géométrique. Gottfried Honegger a su les collectionner et, dans cet Espace de l’Art Concret qu’il créa en 1990, il s’attacha à présenter la diversité des approches tant dans la peinture que dans la sculpture et l’émergence de nouvelles techniques. «Du singulier au pluriel» réunit ainsi les œuvres de Max Bill, Marcelle Kahn, Ad Dekkkers, Richard Paul Lohse, Aurélie Nemours, Jan J.Schoonhoven pour une même célébration de l’art comme une ouverture au monde et à la connaissance.





dimanche 30 mars 2025

Arts’Falaise 2025

 


Centre d’Art La Falaise, Cotignac

Jusqu’au 31 mai 2025


                                                      Les faux-semblables, Jean-Marc Calvet

Dans leur diversité, les œuvres se répondent, se contredisent ou s’associent dans une symphonie de formes et de couleurs. Et le regard circule de l’une à l’autre dans l’excitation d’une découverte quand au fil du parcours surgissent des perspectives nouvelles, des récits, des bribes de réel enchevêtrés dans les mailles de la fiction. Pour cette biennale, Art’Falaise met en lumière les œuvres de 9 artistes que rien ne réunit d’emblée si ce n’est qu'à chaque rencontre, la surprise d’une écriture forte, une relation originale à l’espace et la revendication d’une liberté absolue. Ici peintures ou sculptures s’offrent à la contemplation sans mode d’emploi pour des aventures qu’il revient à chacun d’éprouver et de vivre. Entre les peintures de Jean-Marc Calvet et de Serge Plagnol, deux univers se font face comme pour affirmer l’impossibilité d’imposer en art une définition totalisante et un point de vue unique.

Le monde de Jean-Marc Calvet est saisi dans une tension extrême et chaque toile révèle un condensé d’images criblées de signes, de griffes et de dents pour des mythologies saisies dans leur violence originelle. Les couleurs crues cisaillent l’espace dans un enchevêtrement de cris et de récits qui se bousculent dans l’espoir d’une délivrance. C’est ici le paradoxe d’un étouffement et d’une explosion libératrice pour une peinture triomphante. A l’inverse, les toiles de Serge Plagnol, dans d’imposants formats distillent des gammes légères par leurs coloris et l’agencement des lignes semble directement infusée dans la nature dont elles procèdent. On y respire le vent et le doux froissement des feuillages. En marge de l’abstraction, l’artiste peint la transparence de l’air.

Les dessins de Magali Latil expriment une retenue dans le temps, un maillage de lignes qui se nouent ou se dénouent comme dans la construction d’un nid. Un monde secret s’organise aux confins du visible et l’écho de ce tremblement s’imprime sur le papier qui vibre par le jeu de la cire, des pigments ou du graphite. C’est plutôt dans un déluge de formes que nous entraîne Micheline Simon. D’une couche de peinture ou de superpositions de collages, c’est l’histoire d’un recouvrement qui paradoxalement fouille les entrailles d’une origine que la peinture ne cesse de vouloir dévoiler. Par l’emploi de couleurs vives, les toiles d’Yves Conte rayonnent de vie mais celle-ci semble happée par un voile qui la recouvre. Le peintre peint ce voile comme une peau qu’il faudrait peut-être arracher. Les fusains de Raoul Hebreard se livrent à nous comme dans un constat: L’anonymat des choses figées dans le temps.

Nature et légèreté irriguent les sculptures aériennes de Charlotte Dugauquier. Des entrelacs silencieux de fibres, de pennes de plumes ou de fils interprètent un chant qui vibre de toutes les profondeurs du règne végétal. C’est aussi la sculpture que Sophie Menuet travaille à partir du corps conçu comme carapace. Le textile, par exemple, se donne telle une peau culturelle qui recouvre tour à tour la vérité du sujet et la révèle. Toute œuvre d’art est un dévoilement.


                                            Fenêtre gris bleue, paysage de Pan. Serge Plagnol

jeudi 27 mars 2025

Hélène Delprat, «Écoutez! C’est l’éclipse»

 


Fondation Maeght, Saint-Paul-de- Vence

Jusqu’au 9 juin 2025



Philosophie de l’état gazeux, la «pataphysique» dont Alfred Jarry fut l’initiateur ne peut se définir que par la tautologie et, de ce fait, elle ne repose que sur un double imaginaire. C’est ainsi que Jean Baudrillard la définissait en 1949 et le titre de cette exposition renvoie à une citation du père d’Ubu qui nous propose, pour seule clé, la dissonance des mots et l’éclipse comme échappée du réel. Il faut donc lire ce parcours de l’œuvre d’Hélène Delprat, «Écoutez, c’est l’éclipse», comme une traversée du sens, une guerre ouverte face aux conventions et, surtout, le miroir d’une artiste quand elle s’affronte à son art, lorsqu’elle se débat avec son double jusqu’à le représenter dans l’hyperréalisme d’un mannequin. L’exposition se livre ainsi par une succession de chapitres avec pour fil directeur la peinture et son pas de côté dans la vidéo, la céramique ou toute activité se rapportant au vivant et à l’absurdité de son langage.

Foisonnant, l’art d’Héléne Delprat, convoque toutes les strates de l’histoire de l’art ou de la littérature comme autant de revenants pour hanter les cimaises de la Fondation. Sur de très vastes peintures à l’égal des fresques de la Renaissance, l’artiste exhume des fantômes hallucinés dans un monde de bande dessinée qui se déploient entre rire et fureur pour crier une colère originelle dont l’œuvre serait la cicatrice. L’autoportrait est omniprésent et comme pour Oscar Wilde dans le Portrait de Dorian Gray, la peinture est mouvante dans le double de sa représentation et, à la beauté, elle peut répondre par la laideur de l’âme. Les toiles d’Hélène Delprat souvent se parent d’or et d’argent pour s’alanguir pourtant dans des teintes terreuses et des vagues de vase pour dire combien la peinture est aussi un combat avec elle-même. Tour à tour burlesque et inquiète, elle s’empare avec dérision de toutes les images, des mythologies et des grands noms de la peinture qu’elle cite et brasse dans un tourbillon dantesque entre rire, nazisme et horreur. C’est alors que des goûts, dégoûts et des couleurs s’imbriquent dans un patchwork de figures hybrides surgissant d’une peinture nocturne.

Hélène Delprat est de ces artistes qui imposent un style et une présence. Déroutante, l’œuvre s’écoute comme une improvisation pour traduire le théâtre de la vie et de son double. Théâtre de la cruauté et comme pour Artaud, elle est une réalité virtuelle. Ici la peinture n’est que costume et décor. Elle dit en creux le vide de ses espérances. L’exposition nous révèle aussi ses premières toiles de 1983 qu’elle réalisa lors de son séjour à la Villa Médicis pour être exposées à la Galerie Maeght. L’univers fantastique est alors vaporeux, dans des tons plus vifs pour une exécution parfaite. Peu à peu, à l’instar d’un Jérome Bosh, les flammes de l’enfer couvent dans le quotidien des guerres dont Hélène Delprat brandit l’étendard dérisoire pour d’impossibles victoires.

En marge de cette exposition, on découvrira une série de 32 tirages argentiques d’André Ostier (1906-1994) dédiés aux portraits des artistes liés à la famille Maeght.






mardi 11 mars 2025

Issei Suda, «Fushikaden»

 


Centre de la Photographie de Mougins

Jusqu’au 8 juin 2025



On se plie à la modestie de l’image si bien que le quotidien se distille par bribes, dans la retenue de la forme autant que dans celle des présences convoquées. Tout ici émane d’un noir et blanc sans fard et, si la photographie fait office de témoignage, elle ne s’impose que par la distance du regard de celui qui capture un visage, un détail anodin à l’égal d’un simple nuage. La seule matérialité de laquelle émergent les photographies de Issei Suda, c’est le silence.

Comme dans la prémonition ou l’attente d’un événement à venir ou déjà au seuil du souvenir, l’image désigne autant son sujet qu’elle signifie une absence. En retrait de ce qu’elle anticipe ou bien dans un pas de coté vis à vis de l’idée qu’elle diffuse, elle ne se confie que par l’humilité de son esthétique et de l’entre-deux dans lequel se joue le récit d’une nation mutante. Entre le Japon traditionnel et l’émergence d’une américanisation du pays, le photographe sonde cette faille dans laquelle s’écrit, dans la faillite des mots, une forme d’égarement dans le seul trouble d’un réel fragmenté en de multiples images qui désormais ne fonctionnent plus ensemble. Issei Suda photographie l’image de la solitude.

«Fushikaden» réunit une série de photographies dans un portfolio à destination de magazines qui donnèrent par la suite naissance à un livre. Inspiré de la théorie du théâtre traditionnel nô, ce titre nous rappelle que Issei Suda débuta sa carrière comme photographe auprès d’une troupe de théâtre expérimental. Né en 1940, ses images sur le quotidien du Japon sont issues d’un Rolleiflex pour des clichés réalisés de 1975 à 1979. D’apparence classique mais souvent fortement contrastées, ce sont des scènes de rue souvent saisies dans leur banalité, des portraits pour la plupart en trois-quart dans un point de vue central et des visages neutres dénués de toute psychologie. Issei Suda célèbre l’insignifiance. De ce silence, dans une lumière crue, rien ne se dévoile si ce n’est l’incertitude d’un pays emporté au lendemain de la guerre par un tourbillon de modernité.

Avec détachement, humour et poésie, le photographe scrute de la même manière l’accidentel et la normalité à moins que l’un ne soit en réalité le miroir de l’autre. Masques, visages grimés d’acteurs de Kabuki, portraits de groupes anonymes, et toujours ce mur de l’apparence qui fait écran à la visibilité des âmes. La tenue vestimentaire, tour à tour traditionnelle ou moderne, semble parler d’avantage que le corps ou le regard. Derrière cette façade anodine, on comprend alors que ces photographies recèlent un mystère que l’on est sommé d’élucider pour pouvoir s’en détacher. Et nous voici, en dépit de nos barrières culturelles, transportés dans un voyage dans le temps et l’espace, à la recherche de ces existences si modestes, si fragiles mais que le photographe nous impose comme pour s’étonner lui-même des insoupçonnables floraisons de la vie.