lundi 17 avril 2023

«Le balai mécanique», Pierrick Sorin

 



Musée National Fernand Léger, Biot

Jusqu’au 15 décembre 2023



Lorsque Fernand Léger découvre le cinéma et Charlie Chaplin en 1916, c’est pour lui la révélation d’un nouvel art populaire associé à la machine et au monde moderne. Cette invention donnera lieu à un film expérimental «Le ballet mécanique» qu’il réalisera en 1923. A l’intersection du cubisme et du dadaïsme, à travers un montage rapide et saccadé, le peintre assemble alors objets du quotidien et formes géométriques sur un rythme répétitif où se mêlent images et musique.

Un siècle plus tard, Pierrick Sorin reprend le dispositif de Léger, mais sur un mode burlesque, à travers une scénographie complexe où le merveilleux, la vidéo, les hologrammes et les théâtres optiques se conjuguent dans une symphonie de dérisoire et d’auto-dérision. «Le balai mécanique» - l’objet du délit - dépoussière l’œuvre de Léger pour peu que celle-ci eût quelques rides et nous entraîne dans une Danse de Saint Guy avec ses gestes désordonnés et son rythme endiablé.

L’humour est ravageur et le visiteur est happé par cette machinerie complexe faite de bric et de broc dans un déluge de lumière et de nuit, de chic et de choc. Pierrick Sorin est-il magicien, bricoleur, farceur ou artiste? Sans conteste, il est tout cela et il orchestre par un comique de répétition ravageur son festival optique d’objets incongrus et de fulgurances parmi lesquels l’artiste interprète, comme un pantin désarticulé, son propre rôle. Auteur et acteur, étranger au monde et aux choses, mais rêveur éveillé et créateur de merveilles, il nous entraîne sur les chemins de la poésie.

L’ombre de Jarry, Mélies ou Tati plane dans ce théâtre de l’absurde qui introduit une nouvelle dimension dans l’œuvre de Léger. Si le peintre est célèbre pour sa décomposition des plans et le cerne de ses dessins avec ses aplats de couleurs, il reste néanmoins un inventeur de formes nouvelles tout en s’attachant à demeurer proche du peuple. Avec son inventivité et ses gags, cette exposition infuse cet humour secret que l’œuvre du peintre recèle parfois. Le face à face de Léger et de Sorin est grandiose dans cet échange d’ironie et d’humilité. Ici l’art est à la portée de tous sans jamais s’abandonner à la facilité. On regarde autrement. On admire, on s’étonne et on rit. Pari gagné.

samedi 8 avril 2023

Florian Schönerstedt, « Exposition exhaustive »

 

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 10 juin 2023



Se prévaloir de l’exhaustivité renvoie toujours à la volonté démiurgique de vouloir épuiser un sujet, d’en circonscrire tous les aspects et d’en mesurer aussi bien la portée anthropologique que les conditions de son existence. Une telle démarche se heurtera toujours au projet scientifique quand il est poussé jusqu’à l’absurde du prélèvement jusqu’à l’analyse. Florian Schönerstedt, au Musée d’archéologie de Nice, avait présenté «Méta-Archéologie» en 2019, une exposition dans laquelle il exhibait l’ensemble des emballages utilisés dans sa famille durant toute l’année 1916. Plastiques et cartons nettoyés, conservés soigneusement dans des poches transparentes se retrouvent réactualisés ici par un nouvel accrochage et transformés par le traitement numérique auquel l’artiste soumet sa récolte de reliques ordinaires.

Mais l’enveloppe même est l’indice d’une dépense et d’une disparition. Comment ne pas penser alors à ce strict protocole auquel se livra George Pérec autour de la consommation dans «La vie mode d’emploi» lorsqu’il jouait de l’interaction du collectionneur qui accumule et du joueur qui truque et dissimule. Dans une démarche analogue à l’écrivain, Florian Schönerstedt rassemble les fragments du quotidien mais en y apposant le virtuel aux confins de l’absurdité.

Collecter et collectionner se confondent sur le monde marchand. Collectionner revient à sélectionner sur des critères esthétiques, voire sentimentaux, selon un choix personnel, tandis que collecter suppose neutralité et utilité. On collecte les déchets pour les détruire, les recycler ou bien, ici, les conserver dans un but archéologique. Le prélèvement suppose classement et construction d’un sens au-delà même de toute visée documentaire. Tout est contrôlé dans l’œuvre de Schönerstedt mais l’aspect obsessionnel, voire maniaque, se trouve contrecarré par l’apport de l’intelligence artificielle et la menace de déshumanisation qu’elle implique.

Dans un film d’animation «Les cartes du champ de bataille», l’aléatoire du jeu répond à l’inexorable de la transformation. C’est ainsi qu’aux limites de l’art, de la science et d’une réflexion philosophique, l’œuvre s’élabore. Irréel, virtuel et poétique se croisent quand l’artiste crée un objet hybride à partir des seules données numériques. La récolte de diverses feuilles soumises à la seule intelligence artificielle, produit alors «Les feuilles de l’arbre qui n’existe pas».

Florian Schönerstedt juxtapose ainsi le quotidien le plus trivial à un impossible vertigineux. Dans cet interstice se façonne une autre manière d’appréhender l’art au-delà de toutes les catégories traditionnelles - dessin ou sculpture - pour l’insérer dans l’ordre de l’aléatoire, du jeu et de nouveaux territoires à explorer.



mercredi 5 avril 2023

«Avant l’orage»


Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris

Jusqu’au 11 septembre 2023


                                                             Cy Twombly

Avant l’orage, le rêve d’une surface étale et muette, d’un monde amniotique, sans ligne ni couleur, avant que la vie ne la déchire et la défigure. Ou bien le souffle d’un cauchemar qui le préfigure non par le feu du ciel mais du seul geste de notre déraison que l’artiste tel un chaman pourrait conjurer par la magie de ses créations.

Dans la vaste rotonde de la Bourse de Commerce, se déploie un amoncellement de charpentes de bois et de troncs de chênes foudroyés semblant s’agripper à un ciel qui se dérobe. L’installation de Danh Vo, pensée comme une serre, devient la colonne dorsale d’une architecture sur laquelle adhèrent objets et images voués à un nouveau destin. Ce sont ceux-là qui vont donner corps à cette vertigineuse exposition sur la coursive du rez-de-chaussée et dans l’ensemble des galeries.

En prélude à l’état de la planète, autant retourner à ce rêve originel d’un Eden lumineux. Il y a d’abord l’extraordinaire ensemble de toiles de Cy Twombly comme autant de digressions autour d’un voyage sur les eaux du Dieu Soleil. Ici la peinture absorbe sueur et sang dans une brume solaire. Mots et formes se diluent dans des vagues de couleurs d’où émergent des épaves de phrases pour une mélopée dans l’intuition d’une catastrophe.

D’une galerie à l’autre, une vingtaine d’artistes tissent un récit pré-apocalyptique ou prémonitoire, tout en nuages, en éclairs ou en ténèbres. Là où les frontières se dissolvent entre l’humain et le végétal, les éléments se plient aux forces de l’artificiel et il revient aux artistes d’interpréter le chaos autant que d’imaginer d’autres écosystèmes. Vestales ou filles du feu, les femmes de Judy Chicago, dans une vidéo, percent la nuit de leurs torches lumineuses pour la célébration d’un combat tandis que la végétation n’est plus que fumée. Quant au paysage, il se dissout dans la mémoire et Lucas Arruda en restitue la beauté dans son tremblement onirique, l’or d’un soir, les palmes caressant un ciel confondu à la terre. Chaque œuvre introduit cette idée d’une beauté fragile et pourtant, en filigrane, se diffuse l’espoir que la poésie sauvera le monde. Car de cette errance circulaire dans la Bourse de commerce, il y a les feuillages et les fleurs, l’eau et les nuages, tous ces brins de nature qui irriguent l’univers. Et l’obstination du regard de l’Homme. Peut-on croire en l’orage?



mardi 4 avril 2023

Nicolas H. Muller, «Anima Ebria in Corpore Ebrio»

 

La Station au 109,  Nice

Jusqu’au 27 mai 2023



Déambuler dans un espace d’art contemporain revient parfois à se confronter à tellement d’univers que le visiteur s’égare dans un labyrinthe de propos toujours plus ambitieux dans la relation à tel film renvoyant lui-même à telle musique si ce n’est au concept d’un philosophe inconnu ou autoproclamé… Heureusement il arrive qu’à la grandiloquence des références réponde la belle humilité des œuvres. Nicolas H. Muller est de ces artistes qui, dans une démarche in situ, nous entraîne dans un jeu de piste dans lequel les œuvres seraient autant d’indices pour une enquête entre fiction et réalité quand seul le titre de l’exposition nous ramènera sur terre. «Anima ebria in corpore ebrio», formule magique d’un latin claudiquant nous susurrant qu’au-delà du délire aviné des mots et du concept pourraient surgir quelques pépites matérielles…

Revenons donc sur terre pour une hygiène du regard et des choses. Et le monde réel, celui des œuvres de Nicolas H. Muller, se pare alors de la splendeur de sa fragilité. Toujours au seuil de l’accidentel, les pièces semblent s’agencer sans commune mesure les unes aux autres. Jeux d’échelles, relation à des cultures opposées, tout contribue à rechercher ce point d’équilibre qui s’établit dans la perfection d’un savoir-faire artisanal face à «l’ébriété» du projet. Délicates, les œuvres relèvent de cet aspect tremblé qui révèlent leurs fêlures à l’instant où elles pourraient se briser. La porcelaine devient une peau légère et translucide, un drapé presque, quand il ne s’agit pourtant que de minces sculptures empruntes d’une influence chinoise. Mais ailleurs le regard dérive sur son contraire, deux bustes terreux qui se confrontent sous leur casquette dérisoire. Et sur les murs, des disques énigmatiques ponctuent l’espace dans le trouble de leur forme et d’une couleur à peine suggérée… Aussi, plutôt que de nous laisser emporter dans la lourdeur d’un appareil théorique, enivrons-nous de ce voyage poétique entre incertitude et fascinante matérialité des œuvres.

L’exposition est aussi une opportunité pour Nicolas H. Muller de présenter quelques artistes qui s’attachent également à déjouer les codes pour instaurer le trouble de l’indéfini au cœur de leur pratique. Céleste Richard-Zimmermann est une plasticienne qui parvient à mêler images populaires et mythes fondateurs dans d’imposantes colonnes de polystyrène où la légèreté de la matière s’oppose à la lourdeur de l’apparence. Il faut prendre le temps d’errer, de découvrir et de s’étonner, alors on se perd, on se retrouve et on découvre d’autres mondes...



lundi 3 avril 2023

Faith Ringgold, «Black is beautiful»

 


Musée Picasso, Paris

Jusqu’au 2 juillet 2023



En plusieurs tableaux, c’est dans une écriture noire, tour à tour sombre et lumineuse qu’un récit se construit. Né à Harlem en 1930, Faith Ringgold nous entraîne dans une vaste fresque de cette Amérique noire qui prend conscience de son histoire et de son destin. Dans la résonance du jazz et d’une communauté noire en pleine mutation, c’est une femme qui s’affronte aux règles dictées par des blancs et des hommes, une femme avec une autre écriture pour dire l’art occidental quand il rencontre ce qu’on appela «l’art nègre», Picasso, l’art textile mais aussi l’art mural, la typographie, la mosaïque et même des livres pour enfants. C’est la vie en noir et blanc, mais aussi dans son éruption de couleurs et de styles, celle qui jaillit d’une œuvre riche en anecdotes et en matières.

«Je voulais montrer qu’il y avait des Noirs quand Picasso, Monet et Matisse faisaient de l’art. Je voulais montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire.» Voici donc un nouveau chapitre qu’ouvre Faith Ringgold dans le Musée Picasso en se mesurant au peintre, à l’histoire de l’art occidental mais aussi à toutes les ségrégations qu’elle illustre aussi bien par la place de la femme, que du racisme ou de toute autre hiérarchie culturelle. Le regard engagé de l’artiste se lit dans un foisonnement de pratiques que Cécile Debray, commissaire de l’exposition, est parvenue à exprimer avec clarté et pertinence par le choix des œuvres, dans la scénographie d’une expérience artistique unique dans sa durée, sa diversité et dans l’engagement obstiné d’une artiste.

Celle-ci s’inscrit dans l’histoire de ce creuset culturel de l’Amérique que fut Harlem. L’exposition s’ouvre sur «Lumière noire» car la couleur d'un corps est aussi une réflexion sur la peinture, son développement et ses manques. Elle se poursuit donc sur ses apports dans un aspect autobiographique, les voyages de l’artiste en Europe, sa découverte des tankas tibétains qu’elle adapte en broderies avec l’aide de sa mère, styliste, et en courtepointes. Les personnages interprètent un récit lié à cette histoire d’émancipation d’une communauté, avec des anecdotes en patchworks tissés dans la tonalité des fresques et des affiches comme pour prendre une distance afin de  privilégier le sens plutôt que l’émotion. Il y a des mots, parfois une naïveté feinte et surtout cette volonté de ne jamais se répéter mais de toujours labourer le temps et l’espace pour s’ouvrir à un autre regard qui changerait le monde. « Mon art est ma voix » dit-elle. Du haut de ses 92 ans, cette voix vibre d’une superbe énergie à la fois bras de fer et clin d’œil face à la figure tutélaire de Picasso qui hante le lieu.


jeudi 30 mars 2023

Miriam Cahn, «Ma pensée sérielle»



Palais de Tokyo, Paris

Jusqu’au 15 mai 2O23


                         Oui la peinture de Miriam Cahn est scandaleuse. Délibérément. Non pas en ce qu’elle qu’elle suscite pour certains de méconnaissance et de réprobation mais parce qu’elle ose énoncer et dénoncer les scandales du monde. Et la peinture n’est jamais une abstraction, elle fait corps avec l’univers et la vie et c’est bien ce corps à corps douloureux que l’artiste s’attache à mettre en scène.

Le corps donc comme l’antre des pulsions et des blessures avec le sexe qui déchire ou comme plaie béante. Et la fluidité de la lymphe et du sang qui se saisit de la peinture pour embrasser la puissance organique d’un paysage surgi d’une apparition hésitante. Car l’univers de l’artiste suisse née en 1940 se saisit de ces silhouettes fragiles, dans l’interstice de la vie et de la mort, en proie au chaos du monde. Les visages à peine esquissés sont des ballons vides, les corps se diluent dans l’espace. La souffrance rayonne de tous ses dards au cœur de l’humanité.

Plus de deux cent œuvres de 1980 à nos jours retracent ce cri face à la guerre, aux injustices, mais aussi qui clame notre fragilité, nos terreurs intimes dans un espace insondable. La peinture de Miriam Cahn en fournit l’architecture avec ses arêtes et ses vides. Toute en coulures ou en nuages crayeux, elle désigne le déséquilibre et la chute dans les entrailles de la souffrance. Accrochées dans un état précaire, les œuvres résonnent de leur solitude et d’un état d’abandon pour extraire ce fond de terreur qui traverse l’univers et mutile corps et âmes. Couleurs organiques ou artificielles façonnent ces entrailles et ces peaux flottantes au gré des machineries militaires qui les déchirent. Le monde brûle et nous en sommes la cendre.

La puissance hallucinée de l’horreur irradie cette œuvre dans le souvenir de Goya et des désastres de la guerre. Et le corps est l’enveloppe de cette violence originelle que Miriam Cahn décrit au plus près de l’universalité, dans sa nudité et sa fragilité. Et le sexe en est la flamme, tour à tour arme et blessure. Œuvre scandaleuse? Étymologiquement, le scandale est une pierre d’achoppement, le prélude à une chute. Par extension, il donna le verbe «scander». Alors oui, cette œuvre est bien la résonance d’une plainte et de sa litanie. Elle est un chant psalmodié dont la répétition lancinante conjure la force du mal.











mardi 28 mars 2023

Philippe Cognée, «La peinture d’après»

 


Musée Bourdelle, Paris

Jusqu’au 16 juillet 2023




Le traitement d’une image dépend davantage de son aspect matériel que de ce qu’elle représente. Aussi, pour Philippe Cognée, la peinture est-elle ce qui fixe l’image à l’instar de la photographie qui parfois la précède. Mais encore faut-il que cette image ne soit pas qu’un simple support mais plutôt une pâte qu’il faut travailler pour en faire jaillir cet instant de trouble entre l’apparition et la disparition. «La peinture d’après» illustre ce passage, ce processus de transition entre une figure d’abord perçue comme telle et ce qui s’est modifié au cours de l’intervention sur la matière picturale.

Reprenant des rudiments de pratiques anciennes souvent liées à l’Afrique où il passa son enfance, Philippe Cognée utilise de la cire chauffée pour lier les pigments avant de déposer un film sur l’image peinte. Une fois fondu par un fer à repasser, celui s’incruste dans la figure qui prend un aspect tremblé et se déporte vers l’abstraction. Car l’image n’est plus qu’un support, un vestige du quotidien quand l’art est vertige, fenêtre pour d’autres regards et ouvertures au monde. C’est pourquoi les peintures des musées sont encore des images à l’égal des autres comme sur l’étal des supermarchés. Philippe Cognée dans un espace labyrinthique du Musée Bourdelle reprend ainsi un millier de ces images extraites de catalogues de Art Basel pour repeindre chacune d’elles. Mais soumises à un tel protocole de masse, elles s’annulent, se neutralisent dans le seul spectacle marchand. Tout n’est qu’objet.

Rien n’est hiérarchisé dans une telle œuvre. Au même moment, dans le Musée de l’Orangerie, Philippe Cognée montre des feuillages fleuris aussi troublés et troublants que d'autres images empruntées à Street view ou, ailleurs, à des foules anonymes dont les corps se confondent avec leurs ombres. En alchimiste, l’artiste recompose la matière picturale pour en extraire ce qu’elle recèle de sève et de sécrétions pour les incruster au cœur de l’image. Sale et délicieuse, celle-ci n’est plus seulement celle qu’on voit mais celle qui s’imprime dans la pensée où elle persiste à vibrer, à se déformer, à se recomposer. Voici une peinture vivante, une «repeinture» du réel dans les angles morts de l’art contemporain.









lundi 6 mars 2023

Marie Baronnet, «Amexica»



Centre de la Photographie de Mougins

Jusqu’au 4 juin 2023


Toute image correspond à une esthétique particulière qui s’appuie sur des effets de mise en scène pour souvent définir un style plutôt que d’analyser la situation dont l’objectif photographique s’empare. Photo-journaliste indépendante pour la presse française et américaine, Marie Baronnet utilise la photographie pour établir en plusieurs plans un état du monde. Elle a réalisé un film documentaire pour Arte, «Amexica» et une série de reportages photographiques sur la frontière des Etats-Unis et du Mexique en privilégiant les petits format par didactisme et souci du détail. Dans des cadrages très précis, refusant tout pathos et dans un strict protocole de recherche des témoignages, la photographe parvient à traduire la configuration d’un espace, le contenu d’un visage et la présence d’objets comme illustration d’un drame vécu. De cette seule écriture, elle relate avec retenue toute la complexité d’une déchirure de l’humanité.

La frontière se donne littéralement comme cicatrice de cet espace avec ses milliers de kilomètres de barbelés et ses migrants affluant de toute l’Amérique du Sud et de Haïti. Dans une lumière crue et des couleurs chaudes qui découpent aussi bien le détail d’un corps que la métaphore d’un geste, Marie Baronnet expose dans une même objectivité les protagonistes de part et d’autre de la frontière. Désert, vie et mort en sont le cadre. Et partout cette violence absolue qui absorbe l’ensemble des acteurs, hommes et femmes ou communautés déchirées entre elles. Jeux de domination et d’écrasement président à une série d’images qui déclinent tous les instants de cette odyssée tragique.

C’est pourtant avec retenue et sans volonté de juger que la photographe dresse ces portraits toujours émouvants de solitude, comme dépassés par une histoire qui les projette au cœur d’un enfer auquel tous semblent étrangers… Ne leur répond que le silence des objets, ceux qu’on a trouvés sur un corps sans identité, un morceau de peigne, une paire de clés. C’est ce monde mutilé que la photographe décrit, séquence après séquence. Et cette nuit sans espoir qu’elle dépeint, elle la projette, aveuglante, en pleine lumière.



mercredi 1 mars 2023

Tom Wesselmann, «After Matisse»

 



Musée Matisse, Nice

Jusqu'au 29 mai 2023


Il refusait l'anecdote et en cela Tom Wesselman s'écarta de l'imagerie Pop à laquelle on ne cessa pourtant de l'associer. D'ailleurs en considérant ses aller-retours entre abstraction et figuration, on comprendra que sa peinture s'orienta largement vers une réflexion sur l'histoire de l'art, le nu et la nature morte. Aussi ne se priva-t-il jamais de citer plastiquement Cézanne ou Mondrian mais ce fut sans conteste Matisse qui marquera nombre de ses œuvres. L'exposition que lui consacre le Musée Matisse met en lumière cette filiation à partir de 41 pièces de l'artiste américain, de ses premiers collages en 1959 jusqu'à ses ultimes compositions monumentales des «Sunset Nudes» du début des années 2000.

Conjuguer l'esprit et la forme, telle pourrait être la quête de bien des artistes mais Matisse fut celui qui imposa cette radicalité de la surface et de la couleur brute pour dire le monde. Commissaire de l'exposition, Claudine Grammont est parvenue à élucider les liens entre les deux artistes à travers une parfaite scénographie qui met en évidence chez eux la proximité des thèmes et l'affinité des formes par les aplats colorés et les découpages. Et l'exposition traduit toute l'évolution du travail de Wesselmann en relation avec cet apport matissien. C'est ainsi qu'entre l'ornemental des arabesques et autres odalisques orientales, Wesselman amplifie les leçons de Matisse par des contours nets, des motifs floraux, des croisillons de lignes et des courbes qui déchirent l'espace.

L'American Way of Life se heurte ici avec bonheur à la sérénité heureuse du regard de Matisse. Assemblages, juxtaposition des images et jeux d'échelles interprètent avec brio cette volonté de décliner corps, objets et éléments décoratifs dans une même orchestration. Pour Wesselman la technique industrielle est un moyen de poursuivre le projet matissien. L'aluminium ou l'acier découpé au laser produit un dessin à même le mur tel un bas-relief. L'image publicitaire de papier glacé se teinte ici d'une plénitude solaire si bien que la banalité d'un objet se conjugue à la beauté du monde. Le désir se lit dans l'éclat pourpre d'un ongle, l'irruption d'un sein ou l'ouverture des lèvres.

 Wesselman, arrivé à New York en 1956 deux ans après la mort de Matisse, peint le plaisir de la peau et des choses comme autant de signes pour une grammaire visuelle qui nous incite à contempler ce qui peut rapprocher la forme d'un rouge à lèvre avec celle d'un baiser. La couleur pure et l'artifice des formes parfaites affirment que l'art n'est pas imitation de la nature mais émancipation de l'esprit et des corps.

lundi 20 février 2023

Marcel Alocco, «La peinture en fragments»

 


MAMAC, Nice



Emprunter la trace d’un animal de Lascaux, une figure de Matisse, un idéogramme chinois ou une signalisation routière, ce sera toujours se référer à l’universalité d’un langage à travers l’image. Mettre en regard celle-ci avec les mots, la dépouiller de toute narration de manière à en faire surgir la seule autorité du signe dans sa résonance poétique, voici autant de préoccupations qui président à l’œuvre de Marcel Alocco.

Depuis les années 60, celui-ci, aux confluences de Fluxus et de Support-Surface, s’est attaché à rendre compte de la matérialité de la peinture à travers celle des objets et se mesurer à l’abstraction du signe dans une époque marquée par la sémiologie et les réflexions sur la poétique. Et Marcel Alocco, de culture littéraire et dans une quête de poésie visuelle, s’empare de la peinture dans la recherche d’une autre grammaire pour explorer la relation des mots et des choses.

Accorder ou désaccorder les éléments de la peinture, le châssis, les couleurs, le tissus et la figure, autant de pistes pour une syntaxe personnelle et la construction de ces «patchworks» qui deviendront la signature de l’artiste. De ses rencontres avec George Brecht et avec Ben qui en 1967 l’exposera dans sa galerie «Ben doute de tout», il conservera l’idée de la prédominance d’un langage qu’il prélève à travers formes et matières. C’est ainsi que les œuvres présentées renvoient à des objets traduisant  la poétique du quotidien de Fluxus tandis que les autres, plus tardives, s’inspirent davantage d’une démarche intellectuelle d’analyse de l’image. Celle-ci n’existe qu’en relation à son support, à ses références et à son contexte. Aussi Marcel Alocco crée-t-il ses assemblages à partir de toiles de draps qu’il découpe, réassemble de façon aléatoire en les cousant et en y imprimant au pochoir ou au tampon, un signe iconique rappelant un logo, un moment de la peinture ou le style d’un artiste.

«La peinture en fragments» est ainsi une plongée dans le temps, un regard critique et distancié sur ce qui a constitué l’histoire de l’art. Et l’artiste poursuit ses recherches jusqu’à extraire la figure de sa trame en "dépeignant" le tissus, fil après fil, pour faire surgir l’image comme une trace ou une empreinte dans la mémoire de la matière. C’est ainsi que dans la blancheur d’un tissus patiemment déchiré, apparaissent les fils qui dessinent en transparence la Danse de Matisse. Et le nom de celui-ci n’est sans doute pas étranger à son choix de «tisser» et de rappeler l’humilité du geste artisanal. Voir, réfléchir, faire, voici une pensée en acte dans le corps même de la peinture et Marcel Alocco nous en restitue de savoureux instants.