lundi 3 avril 2023

Faith Ringgold, «Black is beautiful»

 


Musée Picasso, Paris

Jusqu’au 2 juillet 2023



En plusieurs tableaux, c’est dans une écriture noire, tour à tour sombre et lumineuse qu’un récit se construit. Né à Harlem en 1930, Faith Ringgold nous entraîne dans une vaste fresque de cette Amérique noire qui prend conscience de son histoire et de son destin. Dans la résonance du jazz et d’une communauté noire en pleine mutation, c’est une femme qui s’affronte aux règles dictées par des blancs et des hommes, une femme avec une autre écriture pour dire l’art occidental quand il rencontre ce qu’on appela «l’art nègre», Picasso, l’art textile mais aussi l’art mural, la typographie, la mosaïque et même des livres pour enfants. C’est la vie en noir et blanc, mais aussi dans son éruption de couleurs et de styles, celle qui jaillit d’une œuvre riche en anecdotes et en matières.

«Je voulais montrer qu’il y avait des Noirs quand Picasso, Monet et Matisse faisaient de l’art. Je voulais montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire.» Voici donc un nouveau chapitre qu’ouvre Faith Ringgold dans le Musée Picasso en se mesurant au peintre, à l’histoire de l’art occidental mais aussi à toutes les ségrégations qu’elle illustre aussi bien par la place de la femme, que du racisme ou de toute autre hiérarchie culturelle. Le regard engagé de l’artiste se lit dans un foisonnement de pratiques que Cécile Debray, commissaire de l’exposition, est parvenue à exprimer avec clarté et pertinence par le choix des œuvres, dans la scénographie d’une expérience artistique unique dans sa durée, sa diversité et dans l’engagement obstiné d’une artiste.

Celle-ci s’inscrit dans l’histoire de ce creuset culturel de l’Amérique que fut Harlem. L’exposition s’ouvre sur «Lumière noire» car la couleur d'un corps est aussi une réflexion sur la peinture, son développement et ses manques. Elle se poursuit donc sur ses apports dans un aspect autobiographique, les voyages de l’artiste en Europe, sa découverte des tankas tibétains qu’elle adapte en broderies avec l’aide de sa mère, styliste, et en courtepointes. Les personnages interprètent un récit lié à cette histoire d’émancipation d’une communauté, avec des anecdotes en patchworks tissés dans la tonalité des fresques et des affiches comme pour prendre une distance afin de  privilégier le sens plutôt que l’émotion. Il y a des mots, parfois une naïveté feinte et surtout cette volonté de ne jamais se répéter mais de toujours labourer le temps et l’espace pour s’ouvrir à un autre regard qui changerait le monde. « Mon art est ma voix » dit-elle. Du haut de ses 92 ans, cette voix vibre d’une superbe énergie à la fois bras de fer et clin d’œil face à la figure tutélaire de Picasso qui hante le lieu.


jeudi 30 mars 2023

Miriam Cahn, «Ma pensée sérielle»



Palais de Tokyo, Paris

Jusqu’au 15 mai 2O23


                         Oui la peinture de Miriam Cahn est scandaleuse. Délibérément. Non pas en ce qu’elle qu’elle suscite pour certains de méconnaissance et de réprobation mais parce qu’elle ose énoncer et dénoncer les scandales du monde. Et la peinture n’est jamais une abstraction, elle fait corps avec l’univers et la vie et c’est bien ce corps à corps douloureux que l’artiste s’attache à mettre en scène.

Le corps donc comme l’antre des pulsions et des blessures avec le sexe qui déchire ou comme plaie béante. Et la fluidité de la lymphe et du sang qui se saisit de la peinture pour embrasser la puissance organique d’un paysage surgi d’une apparition hésitante. Car l’univers de l’artiste suisse née en 1940 se saisit de ces silhouettes fragiles, dans l’interstice de la vie et de la mort, en proie au chaos du monde. Les visages à peine esquissés sont des ballons vides, les corps se diluent dans l’espace. La souffrance rayonne de tous ses dards au cœur de l’humanité.

Plus de deux cent œuvres de 1980 à nos jours retracent ce cri face à la guerre, aux injustices, mais aussi qui clame notre fragilité, nos terreurs intimes dans un espace insondable. La peinture de Miriam Cahn en fournit l’architecture avec ses arêtes et ses vides. Toute en coulures ou en nuages crayeux, elle désigne le déséquilibre et la chute dans les entrailles de la souffrance. Accrochées dans un état précaire, les œuvres résonnent de leur solitude et d’un état d’abandon pour extraire ce fond de terreur qui traverse l’univers et mutile corps et âmes. Couleurs organiques ou artificielles façonnent ces entrailles et ces peaux flottantes au gré des machineries militaires qui les déchirent. Le monde brûle et nous en sommes la cendre.

La puissance hallucinée de l’horreur irradie cette œuvre dans le souvenir de Goya et des désastres de la guerre. Et le corps est l’enveloppe de cette violence originelle que Miriam Cahn décrit au plus près de l’universalité, dans sa nudité et sa fragilité. Et le sexe en est la flamme, tour à tour arme et blessure. Œuvre scandaleuse? Étymologiquement, le scandale est une pierre d’achoppement, le prélude à une chute. Par extension, il donna le verbe «scander». Alors oui, cette œuvre est bien la résonance d’une plainte et de sa litanie. Elle est un chant psalmodié dont la répétition lancinante conjure la force du mal.











mardi 28 mars 2023

Philippe Cognée, «La peinture d’après»

 


Musée Bourdelle, Paris

Jusqu’au 16 juillet 2023




Le traitement d’une image dépend davantage de son aspect matériel que de ce qu’elle représente. Aussi, pour Philippe Cognée, la peinture est-elle ce qui fixe l’image à l’instar de la photographie qui parfois la précède. Mais encore faut-il que cette image ne soit pas qu’un simple support mais plutôt une pâte qu’il faut travailler pour en faire jaillir cet instant de trouble entre l’apparition et la disparition. «La peinture d’après» illustre ce passage, ce processus de transition entre une figure d’abord perçue comme telle et ce qui s’est modifié au cours de l’intervention sur la matière picturale.

Reprenant des rudiments de pratiques anciennes souvent liées à l’Afrique où il passa son enfance, Philippe Cognée utilise de la cire chauffée pour lier les pigments avant de déposer un film sur l’image peinte. Une fois fondu par un fer à repasser, celui s’incruste dans la figure qui prend un aspect tremblé et se déporte vers l’abstraction. Car l’image n’est plus qu’un support, un vestige du quotidien quand l’art est vertige, fenêtre pour d’autres regards et ouvertures au monde. C’est pourquoi les peintures des musées sont encore des images à l’égal des autres comme sur l’étal des supermarchés. Philippe Cognée dans un espace labyrinthique du Musée Bourdelle reprend ainsi un millier de ces images extraites de catalogues de Art Basel pour repeindre chacune d’elles. Mais soumises à un tel protocole de masse, elles s’annulent, se neutralisent dans le seul spectacle marchand. Tout n’est qu’objet.

Rien n’est hiérarchisé dans une telle œuvre. Au même moment, dans le Musée de l’Orangerie, Philippe Cognée montre des feuillages fleuris aussi troublés et troublants que d'autres images empruntées à Street view ou, ailleurs, à des foules anonymes dont les corps se confondent avec leurs ombres. En alchimiste, l’artiste recompose la matière picturale pour en extraire ce qu’elle recèle de sève et de sécrétions pour les incruster au cœur de l’image. Sale et délicieuse, celle-ci n’est plus seulement celle qu’on voit mais celle qui s’imprime dans la pensée où elle persiste à vibrer, à se déformer, à se recomposer. Voici une peinture vivante, une «repeinture» du réel dans les angles morts de l’art contemporain.









lundi 6 mars 2023

Marie Baronnet, «Amexica»



Centre de la Photographie de Mougins

Jusqu’au 4 juin 2023


Toute image correspond à une esthétique particulière qui s’appuie sur des effets de mise en scène pour souvent définir un style plutôt que d’analyser la situation dont l’objectif photographique s’empare. Photo-journaliste indépendante pour la presse française et américaine, Marie Baronnet utilise la photographie pour établir en plusieurs plans un état du monde. Elle a réalisé un film documentaire pour Arte, «Amexica» et une série de reportages photographiques sur la frontière des Etats-Unis et du Mexique en privilégiant les petits format par didactisme et souci du détail. Dans des cadrages très précis, refusant tout pathos et dans un strict protocole de recherche des témoignages, la photographe parvient à traduire la configuration d’un espace, le contenu d’un visage et la présence d’objets comme illustration d’un drame vécu. De cette seule écriture, elle relate avec retenue toute la complexité d’une déchirure de l’humanité.

La frontière se donne littéralement comme cicatrice de cet espace avec ses milliers de kilomètres de barbelés et ses migrants affluant de toute l’Amérique du Sud et de Haïti. Dans une lumière crue et des couleurs chaudes qui découpent aussi bien le détail d’un corps que la métaphore d’un geste, Marie Baronnet expose dans une même objectivité les protagonistes de part et d’autre de la frontière. Désert, vie et mort en sont le cadre. Et partout cette violence absolue qui absorbe l’ensemble des acteurs, hommes et femmes ou communautés déchirées entre elles. Jeux de domination et d’écrasement président à une série d’images qui déclinent tous les instants de cette odyssée tragique.

C’est pourtant avec retenue et sans volonté de juger que la photographe dresse ces portraits toujours émouvants de solitude, comme dépassés par une histoire qui les projette au cœur d’un enfer auquel tous semblent étrangers… Ne leur répond que le silence des objets, ceux qu’on a trouvés sur un corps sans identité, un morceau de peigne, une paire de clés. C’est ce monde mutilé que la photographe décrit, séquence après séquence. Et cette nuit sans espoir qu’elle dépeint, elle la projette, aveuglante, en pleine lumière.



mercredi 1 mars 2023

Tom Wesselmann, «After Matisse»

 



Musée Matisse, Nice

Jusqu'au 29 mai 2023


Il refusait l'anecdote et en cela Tom Wesselman s'écarta de l'imagerie Pop à laquelle on ne cessa pourtant de l'associer. D'ailleurs en considérant ses aller-retours entre abstraction et figuration, on comprendra que sa peinture s'orienta largement vers une réflexion sur l'histoire de l'art, le nu et la nature morte. Aussi ne se priva-t-il jamais de citer plastiquement Cézanne ou Mondrian mais ce fut sans conteste Matisse qui marquera nombre de ses œuvres. L'exposition que lui consacre le Musée Matisse met en lumière cette filiation à partir de 41 pièces de l'artiste américain, de ses premiers collages en 1959 jusqu'à ses ultimes compositions monumentales des «Sunset Nudes» du début des années 2000.

Conjuguer l'esprit et la forme, telle pourrait être la quête de bien des artistes mais Matisse fut celui qui imposa cette radicalité de la surface et de la couleur brute pour dire le monde. Commissaire de l'exposition, Claudine Grammont est parvenue à élucider les liens entre les deux artistes à travers une parfaite scénographie qui met en évidence chez eux la proximité des thèmes et l'affinité des formes par les aplats colorés et les découpages. Et l'exposition traduit toute l'évolution du travail de Wesselmann en relation avec cet apport matissien. C'est ainsi qu'entre l'ornemental des arabesques et autres odalisques orientales, Wesselman amplifie les leçons de Matisse par des contours nets, des motifs floraux, des croisillons de lignes et des courbes qui déchirent l'espace.

L'American Way of Life se heurte ici avec bonheur à la sérénité heureuse du regard de Matisse. Assemblages, juxtaposition des images et jeux d'échelles interprètent avec brio cette volonté de décliner corps, objets et éléments décoratifs dans une même orchestration. Pour Wesselman la technique industrielle est un moyen de poursuivre le projet matissien. L'aluminium ou l'acier découpé au laser produit un dessin à même le mur tel un bas-relief. L'image publicitaire de papier glacé se teinte ici d'une plénitude solaire si bien que la banalité d'un objet se conjugue à la beauté du monde. Le désir se lit dans l'éclat pourpre d'un ongle, l'irruption d'un sein ou l'ouverture des lèvres.

 Wesselman, arrivé à New York en 1956 deux ans après la mort de Matisse, peint le plaisir de la peau et des choses comme autant de signes pour une grammaire visuelle qui nous incite à contempler ce qui peut rapprocher la forme d'un rouge à lèvre avec celle d'un baiser. La couleur pure et l'artifice des formes parfaites affirment que l'art n'est pas imitation de la nature mais émancipation de l'esprit et des corps.

lundi 20 février 2023

Marcel Alocco, «La peinture en fragments»

 


MAMAC, Nice



Emprunter la trace d’un animal de Lascaux, une figure de Matisse, un idéogramme chinois ou une signalisation routière, ce sera toujours se référer à l’universalité d’un langage à travers l’image. Mettre en regard celle-ci avec les mots, la dépouiller de toute narration de manière à en faire surgir la seule autorité du signe dans sa résonance poétique, voici autant de préoccupations qui président à l’œuvre de Marcel Alocco.

Depuis les années 60, celui-ci, aux confluences de Fluxus et de Support-Surface, s’est attaché à rendre compte de la matérialité de la peinture à travers celle des objets et se mesurer à l’abstraction du signe dans une époque marquée par la sémiologie et les réflexions sur la poétique. Et Marcel Alocco, de culture littéraire et dans une quête de poésie visuelle, s’empare de la peinture dans la recherche d’une autre grammaire pour explorer la relation des mots et des choses.

Accorder ou désaccorder les éléments de la peinture, le châssis, les couleurs, le tissus et la figure, autant de pistes pour une syntaxe personnelle et la construction de ces «patchworks» qui deviendront la signature de l’artiste. De ses rencontres avec George Brecht et avec Ben qui en 1967 l’exposera dans sa galerie «Ben doute de tout», il conservera l’idée de la prédominance d’un langage qu’il prélève à travers formes et matières. C’est ainsi que les œuvres présentées renvoient à des objets traduisant  la poétique du quotidien de Fluxus tandis que les autres, plus tardives, s’inspirent davantage d’une démarche intellectuelle d’analyse de l’image. Celle-ci n’existe qu’en relation à son support, à ses références et à son contexte. Aussi Marcel Alocco crée-t-il ses assemblages à partir de toiles de draps qu’il découpe, réassemble de façon aléatoire en les cousant et en y imprimant au pochoir ou au tampon, un signe iconique rappelant un logo, un moment de la peinture ou le style d’un artiste.

«La peinture en fragments» est ainsi une plongée dans le temps, un regard critique et distancié sur ce qui a constitué l’histoire de l’art. Et l’artiste poursuit ses recherches jusqu’à extraire la figure de sa trame en "dépeignant" le tissus, fil après fil, pour faire surgir l’image comme une trace ou une empreinte dans la mémoire de la matière. C’est ainsi que dans la blancheur d’un tissus patiemment déchiré, apparaissent les fils qui dessinent en transparence la Danse de Matisse. Et le nom de celui-ci n’est sans doute pas étranger à son choix de «tisser» et de rappeler l’humilité du geste artisanal. Voir, réfléchir, faire, voici une pensée en acte dans le corps même de la peinture et Marcel Alocco nous en restitue de savoureux instants.



lundi 13 février 2023

«FLUXUS, Côte d'Azur»


 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 23 mars 2023



Fluxus, la grande aventure


Se saisir corps à corps du présent sans autre prédestination que cet instant où l'événement se produit, telle fut la déflagration que Fluxus opéra dans le monde de l'art. L'abolition des frontières entre l'art et la vie, le «happening», l'intervention du hasard et la seule énergie du quotidien imprimèrent alors durablement la vie artistique. L'esprit de Fluxus se perçoit encore aujourd'hui dans nombre d’installations et de performances contemporaines et il importait donc d'en raviver la trace.

Dès le début des années 50 se développe aux États-Unis comme en Europe occidentale, en écho au Dadaïsme, un mouvement qui intègre l’œuvre au créateur et incorpore, souvent avec humour, l'ensemble des activités artistiques - musique, peinture ou poésie - dans une même utopie créatrice autour des productions de George Brecht et de John Cage. Ce n'est pourtant qu'en 1961 que l’appellation Fluxus se diffuse à partir d’une revue et d'expériences initiées par Georges Maciunas. En 1962 son manifeste propose de «promouvoir la réalité du NON ART pour qu'elle soit saisie par tout le monde». Une série de concerts se tiennent alors en Europe jusqu'au dernier festival «Fluxus Art Total» qui aura lieu durant l'été 1963 à Nice. Maciunas y rejoint Ben Vautier rencontré à Londres l’année précédente et c'est alors que l'aventure fluxus se répand sur la Côte d'Azur.

L'exposition «1963-68...2023» nous raconte cette histoire qui se déroule dans un cadre réduit entre Nice et Villefranche-sur-mer. Nombre de documents et d’œuvres de quelques dizaines d'artistes proches de fluxus jalonnent un parcours foisonnant avec Ben pour chef d'orchestre. Celui-ci ouvre à Nice le magasin «Ben doute de tout» tandis qu'à Villefranche, peu après, Robert Filliou et George Brecht installeront «La cédille qui sourit». Jusqu'en 1968 les événements et les expérimentations les plus audacieuses se multiplient sur ce territoire et les archives de Ben et de Marcel Alocco nous en restituent les principaux épisodes.

Affiches, tracts, dessins, photographies et documents personnels nous entraînent dans cet univers joyeux où le monde se réinvente. A côté d'une salle consacrée à ce récit, un autre espace présente des œuvres qui se répondent dans un désordre jubilatoire d'objets, de fulgurances, d'absurdités ou de pensée magique. Poésie, formes et couleurs se télescopent ainsi pour faire renaître l'aventure fluxus. Des peignes de John M Armleder, des collages de Spoerri ou les mots labyrinthiques de Jean Dupuy, nous fournissent autant d'occasions de nous plonger dans cette liberté folle qui bouleversa notre conception de l'art.

mardi 31 janvier 2023

«Chagall et moi», Regards contemporains sur Marc Chagall

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 30 avril 2023



Originellement nommé «Musée National Message Biblique Marc Chagall», le musée a souhaité en 2008 valoriser l’ensemble de la création de l’artiste et sa dimension universelle en changeant de nom. Pour son cinquantième anniversaire, une série d’événements ponctuera l’année 2023 autour d’une grande variété d’acteurs du monde culturel. Voici donc le regard que porte l’écrivain Stéphane Lambert à travers un parcours, «Le monde transfiguré» par lequel l’intimité du peintre se conjugue aux mythologies qui tour à tour le hantent et le hissent au plus près d’une vie réconciliée après les épreuves de l’exil. Les œuvres présentées participent à la rêverie, à la métamorphose et à la joie quand le peintre s’incorpore symboliquement à la fête de la vie.

C’est une autre approche que suggèrent Mimosa Hoike et Asier Edeso, danseurs et chorégraphes, en pénétrant physiquement les images de Chagall par une floraison de mouvements qui rendent hommage à l’extraordinaire effervescence des formes et des couleurs dans l’œuvre du peintre.


Makiko Furuichi est une artiste d’origine japonaise née en 1987. Dans une salle face à la mosaïque de Chagall se reflétant dans un miroir d’eau, elle propose par de vastes fresques et des aquarelles sur papier, une interprétation du lieu tout en élargissant  le message spirituel et universel du peintre. L’architecture semble alors absorbée aussi bien par la couleur qui incendie ou apaise que par la végétation alentour que l’artiste diffuse par de larges courbes qui embrassent ici les ailes d’un corbeau, là le souvenir des arbres et toujours la présence d’un ciel et l’envol des figures prophétiques.

Il ne s’agit alors ni de copier ni même de dialoguer avec Chagall mais plutôt d’interpréter l’œuvre de celui-ci sur un mode poétique ou burlesque en adoucissant ou en grossissant la peinture comme le récit par la fluidité de l’aquarelle, l’expressivité caricaturale des visages et des gestes ou l’exaltation de l’imaginaire. Makiko Furuichi nous entraîne ainsi dans ses envolées souriantes et ses fantasmagories rieuses. Et sous la légèreté d’un pinceau plein de vie, c’est toute la vitalité de Chagall qui surgit, la force de ses miracles et le souffle d’un récit qui affleure l’image autant que la puissance de son mystère la pénètre. Un sourire malicieux l’accompagne quand Makiko Furuichi nous conduit sur ces autres rivages où la peinture de Chagall continue à vivre comme si elle échappait même à l’espace du musée.



mercredi 25 janvier 2023

Amy Sherald, «The World We Make»

 


Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 15 avril 2023




Il arrive que les corps soient habités davantage par l'Histoire que par un présent qui les aurait désertés. La peinture classique en proposait alors soit le portrait psychologique, soit une peinture héroïque qui délaissait le sujet pour énoncer un geste universel en prise avec l'idéal d'un futur. Renouant avec cet instant de l'histoire de l'art, Amy Sherald s'inscrit dans cette tradition du portrait social en le réactualisant dans le contexte de la communauté noire-américaine. Dans ses peintures monumentales, la grisaille de la peau traitée comme une couleur neutre et désincarnée à valeur universelle la dévêt de toute sensualité de même que les visages demeurent figés dans l'exil de toute mémoire.

C'est ici que le futur se dessine: «Le monde que nous construisons». Pour sa première exposition en Europe, l'artiste amplifie les attitudes et les poses artificielles, souligne les stéréotypes qui s'incrustent jusque dans les corps à tel point que ceux-ci résonnent comme des icônes intemporelles, chargées du poids du passé mais ouvertes à toutes les promesses de l'avenir. Amy Sherald excelle dans cette ambiguïté permanente à peindre le silence en même temps qu'elle suggère un cri qui ne s'énonce jamais. De même, dans une facture qui rappelle l’hyperréalisme, parvient-elle à exprimer une intériorité ouverte à tous les possibles. Chaque tableau devient une ode muette à la liberté. Chaque visage peut alors se charger d'une vie nouvelle.

Femme, noire et peintre, Amy Sherald peint en nous regardant dans les yeux. La mise en scène est simplifiée jusqu'à l'extrême, l'arrière-plan dans sa couleur brute accuse la tension intérieure des personnages. Le moindre détail agit comme un indice pour un récit qui se développe au sein d'un dépouillement qui pourtant nous bouleverse. Elle dit: «Mes yeux cherchent les personnes qui sont et qui ont en elles la lumière nécessaire pour imaginer un présent et un avenir rempli d'espoir». L'espace pictural s'investit alors de cette humanité latente qui traverse les mythologies de la culture américaine par la frontalité d'un tracteur, les découpes précises de motos qui se cabrent dans le ciel comme des sculptures équestres mais toujours pour circonscrire les lignes de l'intime. Entre celles-ci s'esquisse la force d'une évidence - celle de l'obstination et d'une fierté reconquise.

Car Amy Sherald ne cesse de nous parler de cette certitude à agir en nous-même et sur le monde, à nous glisser dans la peau de ses images. Car l'histoire, elle réside en ce que nous sommes: The world we make.





mercredi 18 janvier 2023

Hommage à Gianfranco Baruchello




Il est des artistes qui traversent leur temps sans que les regards de leurs contemporains ne parviennent à saisir la portée et le sens de leur œuvre. C'est sans doute là que réside la qualité de ceux qui anticipent une forme quand d'autres tarderont à seulement les imiter. Gianfranco Baruchello est un artiste rare. Et discret comme s'il s'était essayé à survoler son époque en rase motte et d'une manière indétectable. Malice et stratégie efficace qui se conjuguent à la création d'un espace émietté, d'une œuvre qui elle-même se dérobe à l'emprise d'un projet global pour se nourrir des mille et unes approches du mouvement, du vivant, de ses failles comme de ses multiples recompositions.

On comprendra mieux alors l’intérêt qu'il porta notamment aux écrits de Deleuze, par son refus d'un espace centré et unitaire, son rejet d'une pensée qui émergerait d'une histoire construite à partir d' une racine ou d'un socle pour, au contraire, capter toutes les incidences qui viendraient dilater l'espace, le fractionner par l’ajout d'une multitude de figures minuscules qui le criblent comme pour en faire éradiquer ou irradier le sens.

Baruchello est le poète d'une œuvre rieuse, ouverte sur le réel et pacifiée. S'il parle écologie, il ne le fait pas dans le misérabilisme des déchets, par un engagement factice et une récupération muséale. Il le fait par exemple de 1973 en 1983 en fondant au centre de l'Italie une ferme autonome aux activités multiples. Il sait alors comme personne articuler le réel à une fiction quand il crée une fausse société, Artifex, censée tout commercialiser. Et il joue alors de l'interactivité du producteur, de l'artiste et du consommateur. A l'image de son œuvre, Barucchello est un personnage mouvant et insaisissable. Né en 1924 à Livourne, il traverse l'ensemble des mouvements d'avant-garde de son époque. L'art est pour lui une manière de vivre, un témoignage, une expérience qui s'opère sur le monde. L'art doit être saisi dans la multiplicité de ses formes et par les contradictions les plus retorses de son contenu. L'artiste est le producteur d'une œuvre qu'il transcende par la pluralité des approches qu'elle suppose. Aussi est-il tout à la fois poète, peintre, cinéaste et tout simplement militant de la vie dans son sens le plus large.

Sa rencontre avec Matta en 1960 à Paris témoigne des influences du peintre et de sa liberté vis à vis du surréalisme. Une peinture aux volumes denses qui tranche avec la fragmentation de l'espace et l'émiettement de l'image qui deviendront plus tard la marque de fabrique de l'artiste. Car très vite il rencontre Marcel Duchamp et John Cage. Il s'ouvre alors à de multiples expériences visuelles et sonores à travers le cinéma et la fabrication d'images animées. L’œuvre de Baruchello se condense dans ce patchwork fascinant d'un face à face entre des brides de discours et de styles, des multitudes de récits qui se croisent, des figures qui surgissent aussi vite qu'elles disparaissent mais l'ensemble demeure toujours en suspens aux lisière de l'humour et de l'engagement.

Car ce qui retient peut-être le plus l'attention c'est sans doute cette distance visuelle et l'aspect extradiégétique du récit qui renvoie le spectateur à un ensemble de signes dont les pièces agiraient comme celles de ce jeu d’échecs si cher à Duchamp. Elles mettent en scène la présence du producteur et du spectateur tout autant que celle des figures multiples et contradictoires qui se confrontent à lui. Et tout se joue alors dans cette dynamique en amont et en aval d'un récit. C'est une œuvre libre, déterritorialisée, qui met en scène les contradictions de l'image, leur caractère aléatoire quand elles ne procèdent que des flux de la pensée. Une énergie brute l’irrigue et l'art n'est plus ici que la cartographie des pulsations, des associations d'idées avant que la pensée ne les recompose dans une quelconque téléologie. Les éléments sont distribués dans l'espace sans finalité et sans hiérarchie aucune. Ils se réduisent à des signes minuscules qui investissent le volume ou l'espace dans un récit déconstruit dont les signifiants seraient des hiéroglyphes dévitalisés, des mots-images comme des coquilles vides si nous peinions à en retranscrire l'énergie, la densité pure avant même qu'une ébauche de fiction ou qu'un reflet de la réalité ne l‘irrigue.

Il nous a quitté le 14 janvier 2023 à Rome.