jeudi 11 novembre 2021

Noël Dolla, "Visite d'atelier/Sniper, 2018-1021

 


Musée Matisse, Nice

Jusqu'en mars 2022



Ce n'est pas faire injure à Noël Dolla que de percevoir son œuvre à travers le prisme de l'histoire de la peinture et plus précisément, pour ces derniers travaux, dans le souvenir des immenses toiles de Barbett Newman. Il y a bien sûr le rappel de ce « zip », de cette ligne qui ouvrait l'espace et dont l'importance, pour l'artiste américain, se substituait aux champs colorés qu'elle définissait. Pour l'un comme pour l'autre, il s’agissait d'un engagement social, d'une volonté de créer un espace à taille humaine pour y insérer celui qui regarde, pour contrer le regard académique et imposer l'abstraction afin d'inscrire le geste d'une pensée. Le noir et le blanc des « Stations of the Cross » en 1952 marqua l'aboutissement d'un travail sur les effets optiques, le refus du pinceau et la relation du corps à un environnement pictural. Mais ces toiles concentrèrent sans pathos l'idée d'une histoire de la douleur et, de façon plus aiguë encore, Noël Dolla inscrit, à travers cette série, la peinture dans la chair d'une histoire meurtrie par les horreurs de la guerre et de ses causes.

Quand le zip-éclair de Newman libérait l'espace, la ligne définie par Dolla imposerait davantage le signifiant d'une déchirure. Elle s'étend, parfois sur plusieurs mètres, comme une ligne de barbelés dans un champ d'une blancheur livide. Ce déroulement de la toile c'est la page vide de l'Histoire, cette écriture qui ne s'inscrira nulle part aussi longtemps que la barbarie et l'injustice imposeront leur loi. Inutile donc de les représenter quand l'abstraction suffit à leur donner corps. Noël Dolla dépose alors les traces des tirs de ces snipers qui laissent sur leur sillage ces traînées de sang, ces éclats de feu et les taches sombres de la mort. La souffrance des corps n'apparaît pas ici, comme absorbée déjà dans le linceul de la toile. De même que cette peinture est en elle-même une expérience du corps quand Dolla, pour réaliser ces « Fleurs du Mal », a dû construire un dispositif d'une dizaine de mètres pour se déplacer horizontalement le long de la toile pour y souffler de la couleur mais aussi ramper, retrouver le temps du tir et de l'impact, enfin découvrir le résultat de « l'exécution ».

L'écho des pulsations s'inscrit alors sur l'écran de la peinture. Derniers râles ou plaintes chargées d'espoir, tout s'écrit ici dans l'espace vierge de la toile. Celle-ci se distribue dans la continuité des murs blancs et des cimaises du Musée Matisse. Espace tautologique du tableau qui est aussi une scène qui est aussi le lieu même dans lequel celui-ci se trouve. Et Matisse y est présent. Ses découpes de lumière. Ses espaces recomposés. Noël Dolla peint ainsi le Musée et l’œuvre du peintre dont il dira : « Ma première rencontre avec la peinture, en vrai, c'est Matisse. »

vendredi 5 novembre 2021

Robert Combas chante Sète et Georges Brassens

 


Musée Paul Valéry, Sète

Jusqu'au 31 décembre 2021


La mauvaise réputation


Si une ville souvent ressemble à ses habitants, Sète, par sa géographie, figure le grand large de la Méditerranée et l'enracinement sur une terre âpre s'élevant jusqu'aux flancs du Mont Saint- Clair. Ville populaire, elle est avant tout ce port, ce lieu d'où l'on part et où l'on revient, lieu de contradiction dans l'éclat violent du ciel et de la mer, par sa masse austère et terreuse, au rythme des ruptures entre l'ombre et la lumière. Sète est bien la ville des poètes, Paul Valéry et Georges Brassens, mais aussi celle des peintres, Hervé et Richard Di Rosa qui y naquirent, Robert Combas qui y passa son enfance et Pierre Soulages qui s'y installa il y a soixante ans. Sète, ville du peuple, c'est l'ancrage dans le quotidien, le labeur des artistes et des pêcheurs, l'inverse des artifices de Saint-Tropez. Le cimetière marin la domine et le Musée Paul Valéry qui le jouxte se livre aujourd'hui à l’exubérance colorée de Combas qui chante Brassens.

A l'oxymore d'une ville répond celui des artistes. Rebelles mais bienveillantes, libertaires, sombres ou joyeuses, les chansons de Brassens s'incarnent aujourd'hui dans les peintures de Robert Combas. Violence et douceur s'entremêlent dans une même sérénité naïve pour traduire les heures des humbles et la grandeur des rites qui sont les leurs. Autant de scènes que Combas restitue avec vigueur dans la déchirure de la tendresse. Peintre de la « Figuration libre » avec Boisrond et Blanchard, il réhabilite le vulgaire, le populaire et le cru pour dire que l'art est cette transgression de toutes les normes, à commencer par celles de la beauté. L’œuvre vibre de toutes les fibres du vivant, elle tisse ses cernes sombres et ses traits défaits pour faire jaillir le feu des couleurs crues pour dire le monde mis à nu, restitué dans sa vigueur primitive. Pour son centenaire, Brassens reprend alors vie sur un rythme rock n' roll avec des toiles que Combas peignit en 1992 et Sète, par des peintures plus récentes, se désarticule en images inédites pour clamer la vérité d'une ville. Quarante toiles pour chanter la liberté.

mercredi 3 novembre 2021

"Psychédélices, Expériences visionnaires en France"

 



MAIAM -Musée International des Arts Modestes, Sète

Jusqu’au 9 janvier 2022


C’était le temps du pop, de l’op, des mandalas et de la Beat Generation, des herbes magiques et des champignons roses. Et celui des flashs hallucinés qui traversèrent une histoire de l’art qui ne daigna pas s’y arrêter. Il fallait donc retracer l’histoire de ces artistes qui ne se rattachaient à rien d’autre qu’à leur propre expérience, qu’à ces moments de vie accrochés aux cordes d’une guitare sèche pour de nerveuses extases hédonistes et de vertigineuses envolées mystiques. Le terme « psychédélique » apparut avec Aldous Huxley à la fin des années 50 en désignant « un révélateur de l’âme » et, artistes et écrivains, célèbres ou inconnus, témoignèrent alors de l’usage des psychotropes et de leurs expériences sensorielles et mentales. Héritiers des surréalistes, utopistes, explorateurs de la psyché, aventuriers dans l’âme, leurs traces n’ont souvent rien imprimé d’autre que l’incandescence d’un moment.

Le MIAM de Sète, créé en 2000 par Hervé Di Rosa et Bernard Belluc, redonne vie à ces « arts modestes » et à ceux qui, aux confins du graphisme et de l’illustration, s’abandonnèrent au vertige de la spiritualité ou de l’érotisme, dans le foisonnement des formes, des courbes et de la saturation des couleurs acidulées. On y retrouve l’écriture psychique d’Henri Michaux et les expérimentations de Bryon Gysin et de Burroughs, la liberté de Di Rosa et de Combas, le début de l’art cinétique avec Julio Le Parc, l’engagement avec Henri Cueco... Une aventure sur à peine deux décennies où les recherches des plasticiens furent souvent ignorées, étouffées par la frénésie d’une musique rock n’roll ou planante… De ce kaléidoscope de près d’une quarantaine d’artistes, on retiendra l’extrême variété de la création avec des personnalités fortes telles que Joseph Sima, Jacques Noël ou Kiki Picasso. Et peut-être surtout, Robert Malaval. Lui qui reste le grand oublié d’une « École de Nice » qu’il méprisa. Lui l’artiste des paillettes et de la poussière d’étoiles au son des Rolling Stones dans un univers nébuleux et tragique. L’exposition consacrée à ce moment de l’ underground français est ce trip halluciné qui nous conduit dans toute l’intensité d’un art populaire qui, pour cela peut-être, reste trop oublié. Elle est une ode pour cette épopée libertaire. Plus que jamais, en ces temps sombres où l’angoisse sanitaire, écologique et sexuelle suinte de partout, il est temps de redécouvrir ces Psychédélices!



Laurent Le Deunff, "My Prehistoric Past"

 



MRAC Occitanie, Sérignan

Jusqu’au 20 mars 2022



Être libre c’est ne pas être de son temps, de n’appartenir à aucun espace autre que celui qui se façonne dans les méandres de l’art. Laurent Le Deunff en parcourt les lignes de fuite, explore les circonvolutions du réel et de l’imaginaire quand l’espace se fissure et que le temps se dérobe à toute linéarité. «My Prehistoric Past» - décalage de la langue et dérision autobiographique - est ce récit tendu sur un fond primitif de figures polymorphes, dans un bestiaire réduit à un silence totémique et dans une nature caverneuse à souhait.

Le monde est nu dans la seule exhibition de son étrangeté. Rocailles, traces, fragments, tout n’est que l’écho d’un souffle que l’artiste manipule, sculpte, dessine, toujours dans les facéties du pas de travers et de l’enfance de l’art. Laurent Le Deunff brouille les pistes ; il emprunte les ressources de l’art populaire et de ses mythologies pour laisser en jachère les paysages qu’il compose dans la seule béance de leur incertitude. Vers ou coquillages, tirages pigmentaires de champignons aquatiques, colliers de dents en papier mâché, albâtre, sapin tilleul et chêne… Toute une archéologie de la nature s’éveille dans l’éclosion du faux, de l’illusion et de l’illusoire.

Tout n’est que décor, anachronisme, artefact. Il n’y a pas pas de création ex nihilo, ni dans la vie ni dans l’art. Le vrai et le faux renvoient alors des perceptions hasardeuses, des lambeaux de récits qui s’accrochent et se déchirent dans une mise en scène particulièrement soignée. L’inventivité des matériaux, l’hétérogénéité de l’espace dans la fusion du minéral, du végétal et de l’animal tout renvoie à une monumentalité organique, inquiétante. Mais par des jeux contraires, comme par sa série de petits dessins très précis à la mine de plomb avec toujours un chat qui revient au centre d’une narration burlesque, Laurent Le Deunff parvient toujours à redresser l’art fragile du déséquilibre. A la fois lieu d’investigation et scène primitive, l’installation de l’œuvre est en elle-même un clin d’œil au regard trop cadré qu’on accorde au monde, à la nature et à soi-même. Tout n’est que mouvement, déformation, recomposition, et toujours l'espace et le temps réunis dans les mêmes contractions du réel et de l’imaginaire.









mercredi 27 octobre 2021

Chaïm Soutine / Willem de Kooning, "La peinture incarnée"

 




Musée de l'Orangerie, jusqu'au 10 janvier 2022



Plonger dans une peinture au plus profond de sa matérialité telle est cette expérience au cœur du sensible que propose le Musée de l'Orangerie dans un face à face fascinant entre Soutine et De Kooning. « La peinture incarnée » reprend le titre de l'essai de Didi-Huberman évoquant « l'urgence de la chair » telle qu'elle se dévoile à travers l'obsession du peintre Frenholer dans « Le chef d’œuvre inconnu » de Balzac. Là se joue cette dramaturgie de l'incarnat, de l'impossible relation du plan et de la figure avec la peau. Nulle doute que la peinture pour Soutine et De Kooning ne soit cette histoire de recouvrements ou de lacérations et qu'elle agisse dans tous les tressaillements de la chair. Dès les années 1930, De Kooning découvre les toiles de Soutine, ses formes convulsives, ses empâtements pour des tons éteints ravivés de couleurs flamboyantes. Il ne cesse alors de témoigner, par ce qu'on appellera « l’expressionnisme abstrait », de cette tension entre les multiples recouvrements de matière, la fulgurance gestuelle et l'émergence d'une figure.

Pour Chaïm Soutine, il s'agit bien de figurer, de dévoiler la réalité du monde. Paysages torturés ou hallucinés, visages émaciés et grimaçants, démesure des corps qui architecturent la toile. Autant de leçons que reprendra De Kooning, en particulier dans sa série « Woman ». Mais pour le peintre américain, le sujet est absorbé dans la peinture au point de disparaître. Il n'en reste que la pulsion, l'énergie du geste qui saisit la figure non comme elle se voit mais plutôt dans l'intériorité de ses viscères. L’œuvre de Soutine, au contraire, à l'instar de son personnage d'«artiste maudit", est introvertie. Tout se comprime dans l'épaisseur d'une pâte colorée. De son côté, De Kooning, par de vastes tournoiements et des gestes larges semble rejeter la figure hors du cadre ou du moins la défaire. Rythme et couleurs délivrent la peinture de toute présence physique autre qu'elle-même. Les circonvolutions du corps ne sont plus que le souvenir de l'énergie qui le soutient, des jets ou des nœuds qui se lisent dans la puissance des grands formats, dans l'intensité d'une couleur presque organique quand le sang palpite encore entre douleur et désir.

Une cinquantaine de toiles permettent d'aborder cette frontière ténue entre figuration et abstraction pour peu qu'elle eût un jour un sens. Le réel n'est jamais dans sa représentation de même que cette pensée qui préside toujours à l’œuvre. Mais de Soutine à De Kooning, la peinture est cet affrontement face au monde. Un choc visuel.


lundi 25 octobre 2021

Jean-Michel Othoniel, "Le théorème de Narcisse"

 



Petit Palais, Paris

Jusqu'au 2 janvier 2022



Célébré internationalement, membre de l'Académie des Beaux Arts, Jean-Michel Othoniel ne fait pas l'unanimité dans le petit monde de l'art contemporain. Autant dire qu'il est parfois mal vu mais sans doute est il surtout mal regardé. Certes ce qui peut sembler luxe et pacotille jusqu'à l'outrance peut révulser les adeptes du minimalisme et du pure concept mais la démarche de l'artiste nous entraîne dans le sillage du merveilleux et de cet excès qu'il suppose. L’œuvre répond à une subtile chorégraphie pour un récit où l'idée de beauté est fièrement revendiquée. A Paris, le Petit palais construit pour l'Exposition Universelle de 1900, est cet écrin que l'artiste parsème d'une débauche de verre et de lumière. La préciosité de son architecture, le charme des son jardin sont le décor de la mise en scène d'un « Théorème de Narcisse » dont l'action se joue en plusieurs tableaux.

Dés l'entrée, une cascade de briques de verre soufflé nous entraîne dans un univers où mathématiques, poésie et mythologie se confondent. Jean-Michel Othoniel, à partir de la théorie des reflets du mathématicien Aubin Arroyo, propose une série de variations en quelques soixante-dix sculptures sur l'univers et la façon dont nous le regardons. Que nous renvoie-t-il de nous-même et à l'instar de Narcisse se contemplant dans les eaux et se métamorphosant en fleur, qu'en est-il de cet entre-deux qui est aussi l'espace du regard ? Narcisse et son double, l'artiste et celui qui s'abandonne face à son œuvre.

A l'intérieur, un lac de briques de verre bleuté renvoie les reflets d'une myriade d’entrelacs colorés. Des bouquets de lumière, des couronnes de verre déversent des perles multicolores sur ce lac où se reflète un jardin imaginaire. Des formes baroques se diffusent dans un système complexe d'orbes elliptiques, d'atomes, pour une expérience de la diffraction de la lumière qui nous relierait au cosmos.

Le verre c'est le sable, l'eau et le feu. Dans ces colliers géants, chaque boule est en soi un monde et, dans les trois bassins du jardin du Petit Palais, Narcisse, dans le miroir des eaux fusionne avec le ciel et la nature alentour. Le visiteur déambule dans un monde enchanté de transparences et de reflets, dans un pays des merveilles ouvert à la rêverie mais aussi à la beauté inaccessible d'une lumière toujours changeante. A l'égal de la narcisse, le cosmos est aussi une fleur. Artifice et mirages ne sont que les pétales lumineux qui subsistent de ces fascinants jeux de miroir.




samedi 16 octobre 2021

"Le théâtre des objets de Daniel Spoerri"

 


MAMAC, Nice

Jusqu'au 27 mars 2022



Pour nombre d'artistes, l'art s'apparente à une scène sur laquelle la créativité s'exerce sans toujours se coaguler dans la seule production d'une œuvre. Le dadaïsme, puis Fluxus, ont été ces instants où le rideau de la Toile de Maître s'est déchiré, s'ouvrant sur l'absurde, la vie mise à nu ou, pour reprendre le titre de l'exposition du MAMAC, « le Théâtre des objets de Daniel Spoerri». En effet cet artiste est bien ce funambule qui, sur ses 91 ans, progresse sur le fil d'une histoire où le tragique et la seule grandeur de l'humanité l'emportent sur les chimères de la gloire. Très jeune, à la suite du meurtre de son père dans un pogrom anti-juif en Roumanie, il se réfugie en Suisse, se découvre danseur, homme de théâtre, magicien des mots dans une poésie concrète. La vie sera cette scène-là, dans cette relation avec autrui et la présence éphémère des choses. Non plus la Grande Histoire mais la seule humilité de l'anecdote et du quotidien.

En 1960, Daniel Spoerri renverse littéralement la table. Plutôt que de représenter le monde à la verticale sur la toile, il colle les objets les plus triviaux sur un support qui fait office de tableau. Cette année-là, il signe au domicile d'Yves Klein le manifeste des « Nouveaux Réalistes » en compagnie d'Arman, de Tinguely et de ces quelques artistes qui, dans l'après guerre, observent la reconstruction d'un pays sous le signe de la consommation. Pour Spoerri, l'accumulation des objets ne suffit pas à désigner ce monde-là et le parcours proposé par le MAMAC retrace une histoire marquée par la toute puissance de l'insignifiance, de l'anecdote, de la marginalité et de l'éphémère. Ses « tableaux-pièges » s'inspirent de la rue, des déchets, des outils délaissés et tout ce qu'on trouvait alors au marché aux puces. L'artiste bricole et colle, sans plus. Le hasard tient la force d'un destin. L'art est pauvre comme le témoigne cette « Réplique de la chambre 13 de l' Hôtel de Carcassonne » dont le Musée vient de faire l'acquisition. Mais il y a le partage, la convivialité et, parmi les quelques 300 œuvres et documents exposés, les événements culinaires les plus outranciers sont réalisés collectivement et occupent une place centrale dans l’œuvre de l'artiste. En 1970, le banquet de l' « Ultima Cena » marque le dernier festival du Nouveau Réalisme.

Si l'instant est privilégié sur la durée, il n’empêche que la pétrification des objets implique une mémoire. De même que les mots absorbent les choses quand Spoerri les détourne pour des jeux où la farce, le rire et la dérision s’imprègnent d'une authentique passion pour la vie populaire. C'est sur cette notion de mémoire que l'exposition se termine. Daniel Spoerri inventorie et collectionne. Mais là encore, dans ces faux musées que sont les « cabinets de curiosités », tout ne serait-il pas que mystification ? Dans la « Pharmacie bretonne », un étalage de cent-dix-sept flacons d' eaux de sources sacrées se livre comme une encyclopédie du dérisoire. Et Spoerri déclare : « Nous voilà, tous des fétiches pris au piège de l'objet. »





vendredi 15 octobre 2021

"Espace libéré" - Hommage à Sybil Albers

 


Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 20 février 2022





L'art est ce récit que l'humanité s'est construit mais que le temps façonne autant que son espace s'ouvre encore à de nouveaux horizons. Et les œuvres présentées ici s'accordent avec cette expérimentation sans relâche qui reformule constamment la définition de l'art et ses frontières mouvantes. Gottfried Honneger fut cet artiste qui explora cet espace en le saisissant dans la formulation même de son origine : le plein et le vide, la lumière et la non couleur, aussi bien que l'infini des sensations liées à la matière. Telle est l'aventure de cette abstraction géométrique que Sybil Albers collectionna pendant plus de 30 ans au côté de Gottfried Honneger.

 Ines Bauer, fille de Sybil, présente aujourd'hui une cinquantaine d'artistes et nombre de documents et de livres liés à cette histoire. Entre minimalisme, art conceptuel et recherches issues du suprématisme russe, « l'art concret » se développa sur un spectre très large d'innovations plastiques en relation à la matérialité de l’œuvre et non plus à la représentation du monde. Plans, couleurs et formes produisent des apparences dont il convient d'extraire librement de la spiritualité ou, à l'inverse, d'autres lignes de fuite vers la conquête du réel.

Parmi les centaines de pièces conservées par l'Espace de l'Art Concret qui fête son trentième anniversaire +1, Ines Bauer a choisi une sélection d’œuvres radicales, souvent monochromes, en les confrontant à d'autres artistes de la collection de sa mère, tels que Henri Michaux, César ou Ben. Et là où l'on aurait pu craindre de laborieux développements théoriques pour une visibilité austère, c'est au contraire toute une gamme créatrice qui se déploie. Riches en couleurs ou bien recueillies dans l'absolu d'un dépouillement, audacieuses dans le choix des matériaux, parfois empreintes d'une sévérité malicieuse, les œuvres choisies interprètent ce que nous ignorions de notre regard. A cet égard, les travaux d'Aurélie Nemours ou de Marcelle Cahn furent ceux qui façonnèrent l’œil de Sybil Albers et la conduisirent vers d'autres approches du réel pour s'ouvrir à des utopies pour de nouvelles aventures de l'art.

 Des œuvres de sa collection personnelle, celles de James Hide ou Verena Loewensberg fournissent un éclairage inédit sur cette démarche parfois déroutante, mais toujours passionnante par les découvertes qu'elle engendre. Ainsi, un tapis de Franz West permet-elle une autre lecture de l'artiste autrichien tandis qu'une production lumineuse de Michel Verjux s'inscrit-elle dans la réalité architecturale du lieu. C'est aussi dans cet esprit in situ qu'Ernst Caramelle modifie notre perception de l'espace par le jeu de pigments colorés sur le corps du mur. L'art vivant, au détour d'une logique facétieuse et du tremblement du sens, continue alors à vibrer au cœur même de ce miroir qui renvoie toutes les ombres et les étincelles de notre société.


                                                    Ernst Caramelle

vendredi 8 octobre 2021

Daniel Clarke, "Now, I live here"

 


Galerie 21Contemporary, Nice

Jusqu'au 15 décembre 2021






Ne pas copier le monde mais le recomposer par la pensée. Ne pas se laisser happer par les méandres doucereux des fantasmagories et autre visions pour travailler dans l'écorce même du réel. Lorsque l'artiste américain Daniel Clarke sculpte des bas reliefs, le souvenir des scories s’imprègne dans le bois au point d'introduire au sein de la figure cette qualité d'une mémoire qui défie le temps, la trace d'un visage qui en est en quelque sorte la cicatrice: la sculpture est toujours une perte. Mais Daniel Clarke est peintre et il lui faut aussi sur une toile arracher au monde l'anecdotique, l'apparente cohérence d'un récit, la cohésion des formes et des couleurs.

Peindre c'est se détourner de l'exactitude du motif, de la rigueur stéréotypée d'un cadrage photographique. C'est toujours créer une œuvre qui ne soit plus un reflet du monde mais qui sache rendre à celui-ci des contours et un cœur qui nous étaient inconnus. Daniel Clarke désosse cette visibilité, il grossit les angles, exacerbe les droites et les courbes. Il étire brutalement l'espace, déchire la figure ou, au contraire, accentue la douceur. Les couleurs luxuriantes se chevauchent et s’exaltent comme un défi à l'ordre naturel car il ne s'agit plus d'interpréter mais d'extirper par les techniques et l'histoire de la peinture ce qui résiste encore à la banalité du monde.

L'univers de Daniel Clarke réside dans cette juxtaposition de signes muets, de traces du quotidien, de parcelles d'un visible sans âme. Et la toile est l'empreinte de ce vocabulaire fait d'objets anodins, de visages vides, de jambes ou de bras amputés du corps, de ce que la peinture traditionnellement sublime mais que l'artiste renvoie désormais à sa seule vérité : celle de ne pas décalquer ni même de transformer mais se désigner  telle qu'elle est. Figurative pour restituer la réalité des choses, abstraite pour dire les jeux de matière, les larges coups de brosse, la fluidité de l'huile, la glace ou le feu. Penser la géométrie en même temps que le chaos. Le rectangle bleu d'un nez. Un visage boudiné de couleurs sous le poids d'un merveilleux bleu aérien. Exprimer le sable et l'eau tout en faisant jaillir l'intensité du corps. Les œuvres de l'artiste témoignent d'un monde fragmenté, de la vie comme une scène dont la présence demeure mystérieuse mais sur laquelle se déposent les gestes du quotidien pour dire l'intensité de la seule présence des choses. Cela s'appelle la solitude.

mercredi 29 septembre 2021

Barthélémy Toguo, « Kingdom of faith »

 


Centre d'Art La Malmaison, Cannes

Jusqu'au 14 novembre 2021





L'art africain d'aujourd'hui reste pour nous trop souvent ancrée dans les notions d'artisanat ou dans l'affirmation de l'identité d'un continent. Or, loin de ces stéréotypes, en écho à l'exposition « Désir d'humanité » au Musée du Quai Branly à Paris, l'artiste camerounais Barthélémy Toguo décline toutes les gammes de l'universalisme par la rencontre de l'humain et de la Terre. Né en 1967, il s'initie à l’art en copiant des sculptures classiques européennes avant de s'ouvrir à l'ensemble des médiums par lesquels il déplie les relations entre un espace physique et le temps qui l'absorbe. Participant à la Biennale de Venise en 2015 et finaliste du prix Marcel Duchamp en 2016, Barthélémy Toguo est aujourd'hui une figure majeure de l'art africain.

Pourtant, l'artiste résidant tout à la fois à Bandjoun au Cameroun, à Paris et à Düsseldorf, ne parle pas tant de l'Afrique que des crises subies par les hommes sous le poids des différences et des conflits dont l'histoire s'écrit aussi dans les méandres d'une œuvre d'art. La dérive des continents est celle d'une fracture humaine. Il nous montre que cette tragédie s'inscrit aussi dans notre relation à la nature. Écologie, économie, politique et sciences sont le fruit d'une mémoire mais aussi d'un engagement que l'artiste réactive à travers toutes les facettes de son art.

L'exposition se présente comme un environnement, un espace où fusionnent peintures, sculptures, céramiques et installations pour clamer la présence aveugle de l'humain dans toutes les strates de l'univers. Le corps esquissé, balafré, noyé, est l'élément récurrent de cette géographie de l'Homme. Souvent monstrueux, revêtu d'une brume organique, il se pare de tentacules végétales qui lui confèrent pourtant la beauté troublante d'une naissance. Car la fluidité de l’aquarelle, la douceur d'un lavis rouge ou vert leur accordent cet espoir d'une réconciliation entre les cultures humaines et une nature sacrifiée. Des unes ou de l'autre qu'en est-il des frontières physiques ou mentales quand nous appartenons tous à une même chaîne ? Dans « Urban requiem », Barthélémy Toguo dissémine des sculptures de tampons géants en bois, rappels de la statuaire africaine mais surtout signes d'un pouvoir administratif qui donne quitus ou qui exclut. Ainsi en va-t-il des frontières comme pour tout ce qui sépare. Aussi les mots dans leur rudesse se rapportent-ils à l'apparence des choses : Ici en allemand, ils fusent comme des slogans sur les estampes affichées aux murs, « Ausweiss », « Staatsgrenze ». Autant de marques d'autorité imprimées sur un tampon par lesquelles l'humanité se dissout.

Maladie du monde, maladie du corps. Tout dans un même processus de la menace ou de la guérison. Dans « Autoportrait en confinement », l'artiste présente une série de lavis et pastels gras sur papier qui se confrontent à des vases en porcelaine de deux mètres de haut figurant des corps humains. L'ensemble joue de l'ambivalence de la gestation et du pourrissement, avec des formes organiques suggérées, des couleurs aqueuses ou sanguinolentes pour dire la violence et les épidémies. «Vaincre le virus », tel est le titre donné à ces vases comme s'ils contenaient tout l'espoir et la foi en l'humanité que l’œuvre de Barthélémy Toguo diffuse avec éclat et délicatesse.