jeudi 5 août 2021

Gilles Barbier, "Travailler le dimanche"

 


HAB Galerie, Nantes

Jusqu'au 26 septembre 2021





Au Moyen-Âge les moines copistes recopiaient inlassablement sur des parchemins les pages de la Bible en les revêtant parfois d'enluminures pour diffuser et célébrer la parole divine. Aujourd’hui l'artiste se soumet aussi à des protocoles strictes et à ses propres rituels. Le scriptorium du moine se transforme alors en atelier pour des tâches répétitives, obsessionnelles et l'ennui ou la démesure se disputent souvent à l'absurdité quand il s'agit de juste passer le temps, d'inscrire une nouvelle page dans l'existence, de combler un vide métaphysique. Gilles Barbier écrit, peint, illustre tout cela à travers une multiplicité de supports. « Travailler le dimanche », s'imposer des contraintes sans autre finalité que le simulacre, l'arbitraire et la répétition est cette page de l'art que l'artiste écrit dans un humour sombre.

Sur une feuille de papier d'un format géant, il recopie soigneusement à la main tous les dimanches depuis trente ans, les pages du Petit Larousse Illustré de 1966. La définition de chaque mot est fidèlement reportée à l'encre tandis que les images en couleur ou en noir et blanc sont reproduites à la gouache. Bien sûr, quelques omissions ou erreurs peuvent se produire et elles sont alors corrigées dans un erratum sur un autre cadre en parallèle à la page. Un accident, tel que le café qui se renverse sur le texte, subira la même opération.

L'hybris de la connaissance se heurte aux multiples incidents du quotidien et les œuvres de Gilles Barbier, au-delà de l'austérité apparente du propos, résonnent dans un rire grinçant qui traverse l'espace et met en scène la permanence du corps. A ce travail du dimanche, il superpose des sculptures de personnages grotesques en cire ou en résine mais l'écriture occupe toujours sa place prépondérante. Quand ce n'est pas la voix puisque, dans une salle entièrement peinte en rose, il reprend la page rose du dictionnaire avec des animaux taxidermisés et un mélange de sons reproduisant les locutions latines correspondantes. Langue morte à la mesure d'une langue vivante en péril par la disparition des mots et des images ? L'indistinction et la disparition programmées dans l'ère numérique ? Gilles Barbier écrit : « Cette copie c'est mon CHÂTEAU DE SABLE, une performance à l'échelle de ma vie. Les mots sont les grains de sable, collés ensemble par l'ordre alphabétique, la page est ma plage. » Il n'y a donc ici que les mots et les choses, sans l'idée d'une quelconque transcendance. L'exposition des travaux de Gilles Barbier, entre tragique et comédie, propose une vision implacable de notre monde.






dimanche 1 août 2021

« Au-delà de la couleur. Le noir et le blanc dans la Collection Pinault »

 

Couvent des Jacobins, Rennes

Jusqu'au 29 août 2021







                   Peut-être l'exposition la plus passionnante de l'année en France tant par la qualité des œuvres présentées que par la pertinence de leur choix. S'interroger sur cet « Au delà de la couleur, le noir et le blanc dans la Collection Pinault » c'était se confronter à la domination chromatique dans l'histoire de l'art et révéler la puissance interne de ces « non couleurs » puisque, selon Newton, le noir marquerait l’absence du spectre coloré tandis que le blanc résulterait de son mélange. Le Musée des Beaux Arts de Rennes répond d'ailleurs à cette exposition, au même moment, par la revendication d'une « couleur crue » autour d'une trentaine d'artistes, lesquels démontrent que la couleur, au-delà d'une fonction symbolique et décorative, est liée intrinsèquement à la matière ou à la forme et qu'elle s'inscrit à la racine même de la nature ou de toute culture. Le débat est donc fructueux quand il s'agit, dans le Couvent des Jacobins, de définir l'art sous les auspices d'une disparition.

                      Que la couleur s'éclipse et c'est le nerf à vif de la création artistique qui se tend vers notre regard. Dans le jardin du cloître, deux stèles imposantes de David Nash se font face comme pour sceller ou défaire le lien entre le profane et le sacré. C'est le soleil noir de la cendre qui s'élève vers les cieux. Et cette couleur duveteuse et aveugle, faite de ténèbres inquiétantes, de mort ou de luxe et de perfection, se décline aussi bien en peinture ou en sculpture que dans la photo ou la mode. C'est aussi par ce mélange des genres que l'exposition parvient à nous faire saisir, physiquement et intellectuellement, le poids du noir ou du blanc quand ce n'est pas la légèreté de l'un ou de l'autre.

                  Chaque œuvre extirpe la force d'un symbole, la puissance d'un mythe ou la suffisance d'un préjugé. La non-couleur agit alors comme le révélateur de ce que la couleur a parfois pour fonction d'occulter. Associée à un autoportrait photographique en noir et blanc, la peinture blanche de Roman Opalka ne ment pas : elle inscrit le cycle de la fusion et de la disparition dans un même processus. Douceur ou violence, vie ou mort, réel ou imaginaire s’interprètent ailleurs en notes blanches ou noires dans une orchestration sombre ou lumineuse. Un piano repeint par Bertrand Lavier nous en restitue la pesanteur silencieuse. Preuve est faite que l'extinction de la couleur prête au monde une autre lumière. Dangereuses parfois, séduisantes ou envoûtantes, les vagues du blanc et du noir nous transportent sur d'autres rivages ou nous rejettent avec fracas vers notre quotidien. C'est ainsi que l'anecdotique ou l'actualité s'inscrivent aussi en noir et blanc dans la violence, par exemple dans le choc du coup de boule porté par Zidane à son adversaire et immortalisé dans une extraordinaire sculpture d'Adel Abdessened. Réunis par Jean-Jacques Aillagon, ce sont soixante créateurs pour plus d'une centaine d’œuvres qui nous entraînent dans leur sillage pour un périple d'ombre et de lumière.


                                           Maurizio Cattelan, Ali, 2007


                  

Peder Severin Krøyer , « L'Heure bleue »

 

Musée Marmottan, Paris

Jusqu'au 26 septembre 2021



Le sable, la mer et le ciel. Autant d'éléments sensibles pour la quête de la lumière sur cette plage de Skagen à la pointe septentrionale du Danemark. Et ce décor presque abstrait serait déjà suffisant pour définir cette « Heure bleue », cet instant instable où le soleil disparaît dans l'attente de la nuit. C'est à ce point du jour que Peder Severin Kroyer étudie les variations de ces landes lumineuses d'où émergeront des figures tour à tour réalistes ou rêveuses.

Né en Norvège, le peintre subira les influences du naturalisme lors de ses nombreux séjours à Paris à partir de 1877 puis celles, contradictoires, du symbolisme. Dès lors son art s'extrait de tout courant et se développe en toute liberté, en plein air ou à l'atelier, d'abord comme portraitiste puis comme peintre de paysage. Autant dire que Kroyer est l'artiste de l'indéfinissable, souvent aux lisières de l’impressionnisme, toujours au-delà de ce qu'il feint de représenter.

S'inspirant parfois d'une photographie, la figure pénètre la toile comme étrangère à l'espace qui la contient. A peine ébauchée, elle contemple, rêveuse, les modulations d'un ciel et des ombres qui la sculptent. L'heure bleue, celle qui donne son titre à cette première exposition monographique à Paris, en définit le cadre. L'accent est mis sur la lumière et ce qu'elle suscite comme qualité de silence quand la nuit guette le théâtre des hommes et de la nature à l'instant où il se vide. L'heure bleue est alors cet espace que Kroyer saisit à merveille, loin de cette peinture de salon à laquelle il s'adonna par ailleurs et de la célébrité qui l'accompagna. Cette heure à elle seule confère de l'éternité à cette peinture par les seuls mouvements de la lumière, les subtiles modulations de sa palette pour imprimer des traces de pas dans le sable ou suggérer des silhouettes à peines ébauchées sur les dunes.

Peder Severin Kroyer est le peintre du bonheur. Mais comme l'heure bleue, ce bonheur se teinte de toute une variété de touches imperceptibles, parfois empreintes d'une nostalgie pour un temps qu'on voudrait éternel et que, peut-être, seule la peinture pourrait immortaliser. Entre les vagues, des enfants nus courent et rient sous le soleil déclinant. Ailleurs, un homme seul contemple l'horizon. La peinture est toujours une histoire du regard. Mais dans les tableaux de Kroyer, le regard peine à accéder à l'autre. Le regard est prisonnier de ses propres songes. L'artiste peint alors un paysage pour exprimer cette vie intérieure et il peint aussi ce grand silence.








vendredi 30 juillet 2021

Damien Hirst, "Cerisiers en Fleurs"

 Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris

Jusqu'au 2 janvier 2022



                   

Peindre c'est toujours écrire une nouvelle page pour un livre dont on croit tout connaître et qui pourtant, si l’œuvre est suffisamment puissante, apporte cette touche nouvelle qui éclaire autrement l'ensemble de l'ouvrage. On connaît cette histoire-là. Celle de la peinture de paysage et, plus précisément, ces arbres dont le feuillage se confond au ciel, cet espace saturé de lumière comme pour les amandiers de Van Gogh ou les pommiers de Klimt. Une histoire du temps aussi, avec le japonisme, le pointillisme, la matière colorée de Bonnard, le recouvrement de la toile ou plus tard, le jet libre et les coulures hasardeuses avec l'Action Painting et Pollock.

A son début, Damien Hirst illustra l'artificialité de cette peinture par un protocole stricte de points colorés répétés de façon mécanique. Cette série des Spots Paintings inaugura une vaste réflexion sur le geste pictural, son impact sur la représentation et sur les limites de celle-ci. En s'attaquant aux « Cerisiers en Fleurs », l'artiste déjoue les notions d'abstraction et de figuration en revendiquant la monumentalité et la validité de l'ornement. Et pour cela, Damien Hirst ne répugne jamais à l'excès qui, au contraire, est sa marque de fabrique. Pourtant, dans cette nouvelle série de 107 toiles dont 30 sont présentées à la Fondation Cartier, l'artiste revient avec humilité aux racines de la peinture, sans l'aide d' assistants, dans la seule solitude du peintre.

Cette confrontation affirmée avec l'espace et la couleur est aussi un parcours entre matière et fluidité, épaisseur et légèreté. Elle est un rappel allégorique d'une méditation tranquille sur la vie et la mort. Les couleurs doucement acidulées dans une gamme de bleus calmes et d'un rose aérien irriguent la toile parfois jusqu'à l'étouffement. Couleurs et formes s'imprègnent alors de ce combat tour à tour inquiet et jubilatoire avec la toile blanche. « J'ai toujours été un grand amoureux de la peinture et pourtant J'ai constamment cherché à m'en éloigner», déclare Damien Hirst. Ce bel aveu traduit superbement cette hésitation, ce tremblement du sens qui est en jeu dans ce retour à la peinture. L'artiste tourne les pages de son récit avec brio. Avec sensibilité ou, au contraire, dans des effets d’éloignement et d'objectivité, cette peinture chante le temps des cerises qui est aussi celui de la fleur et de la désillusion. Poussée à son paroxysme, la beauté est condamnée à se flétrir. L'immensité des toiles nous invite à pénétrer physiquement dans un monde désordonné de formes et de couleurs dans lequel chacun de nous restituera sa propre histoire pour autant que l'art lui accorde de s'ouvrir à de nouvelles portes de la perception.

 


 

Damien Deroubaix, "La valise d'Orphée" Musée de la Chasse et de la Nature, Paris

 


Le lieu est certes très « chargé » mais pour un Musée consacré à la chasse, rien d'étonnant à ce que cela détonne ! Aussi, d'une salle à l'autre, dans le Musée de la Chasse et de la Nature qui rouvre après deux années de travaux avec l’adjonction à l'Hôtel de Guénégaud dans le Marais de celui, mitoyen, de Mongelas, se développe une histoire singulière. On rebondira sur des trophées de chasse, des collections d'armes et d'improbables cabinets de curiosité. Les murs se parent tour à tour de tableaux et de vitrines, le velours alterne avec le bois, le papier peint suggère quelque histoire secrète, la lumière caresse les ombres et infuse une vie étrange aux animaux empaillés ou aux scènes de genre qui ponctuent un parcours riche en surprises...

En tout, quelques 3500 objets collectés par la Fondation Sommer racontent notre relation à la nature et à la vie sauvage. Les peintures anciennes se confrontent à l'art contemporain pour un effet saisissant quand, par exemple, on s'égare dans une forêt de carton d'Eva Jospin ou une peinture à la cire de Philippe Cognée, un « Paysage vu du train ». Ailleurs les lustres ruissellent d'une lumière mystérieuse pour faire jaillir un bestiaire fantastique où les animaux parlent des hommes. Poésie, science, taxidermie et humour, tout ici s'entremêle. Présent et passé se télescopent. Cette nature recomposée est alors l'écrin d'un songe où la cruauté s'énonce par la densité et le mystère des choses. Elle nous emporte au cœur d'une forêt de Brocéliande recomposée par un mobilier désuet et la trace incertaine des hommes.

Aussi L'exposition temporaire au rez de chaussée pour la réouverture du Musée est elle une introduction à cette expérience initiatique. L'artiste Damien Deroubaix nous plonge dans une sorte de grotte où l'art, la magie et la préhistoire agissent de concert dans une œuvre, « La Valise d'Orphée ». Dans la mythologie, celui-ci avait le pouvoir de charmer les bêtes sauvages. De vastes peintures expressionnistes célèbrent donc ce qui relie la vie animale au cosmos et, en contrepoint, dénoncent l'ignorance et la cruauté des hommes. L'installation composée de peintures dispersées sur le plafond et les murs, mais aussi de sculptures et de gravures sur bois, se construit en parallèle au contenu de la valise d'Orphée : Trois cent minuscules figurines zoomorphiques datant de l'Antiquité qui racontent le mystérieux pacte symbolique qui relie l'humain au règne animal depuis la nuit des temps.




mercredi 7 juillet 2021

Les GIACOMETTI, une famille de créateurs




Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence

Jusqu'au 14 novembre 2021


L'été Giacometti


Toujours chez Alberto Giacometti revient ce fil incandescent de la sculpture comme si celle-ci, de ses mains, se réconciliait avec son point d'origine, délivrée de sa matière, réduite à la seule vérité du nerf qui l'organise et lui donne vie. Alberto Giacometti est à la fois celui qui parle de l'origine et qui trace un autre chemin. « L'homme qui marche » est pétri de cendre et, tel le chien ou le chat de ses sculptures, il renifle des miettes de lumière pour continuer à vivre.

La lumière, ce fut son père Giovanni qui, dans la peinture, la célébra. Né en 1868, il inaugura une lignée familiale d'artistes qui durant plus d'un siècle perpétua cette croyance en l'art, cette volonté folle de découvrir la vérité du monde. La Fondation Maeght nous raconte aujourd'hui cette histoire-là qui est celle du feu et de la cendre, celle des braises qui nourrissent de nouvelles flammes pour croire en la vie. Cette aventure s'incarne dans cette famille qui, dans la peinture, la sculpture, la décoration ou l’architecture, embrassa le monde de sa passion créatrice. Giovanni eut trois fils. Alberto, l'aîné, rayonne encore du bronze de ses sculptures émaciées et son œuvre s'expose aujourd'hui à Saint-Paul de Vence comme au Forum Grimaldi de Monaco. Entre l'ombre et la lumière, le plein et le vide, il nous place au cœur de l'acte créateur – celui que Nietzsche évoquait dans « La naissance de la tragédie » : l'opposition fondamentale entre le principe apollinien lié à la lumière et au feu et le principe dionysiaque sous les auspices de l'obscurité et de l'effacement.

Le père, Giovanni, fut l'un des précurseurs de la peinture moderne en Suisse. A côté des plus grands, Félix Valotton, Cuno Amiet et Ferdinand Hodler, ses talents de coloriste s'imposèrent avec une touche serrée et des aplats gorgés de lumière dans la représentation de la montagne ou de scènes familiales. Son autre fils, Diego, collabora à l’œuvre d'Alberto mais dans un souci affirmé du décoratif en intégrant la sculpture dans le mobilier. Meubles et luminaires se parent d'animaux du quotidien pour des fables légères qui illuminent le fer ou le bronze. Le benjamin, Bruno, proche des principes du Bauhaus, se révéla être l'un des architectes suisses les plus importants de l'après-guerre et l'exposition montre plans, maquettes et photographies de ses principales réalisations.

Augusto Giacometti, le cousin de Giovanni, s'illustra dans la première moitié du XXe siècle par une peinture poussée à son paroxysme dans l'emploi de la couleur et son rapport à l'abstraction dont il fut l'un pionniers à côté de Mondrian, Malevitch ou Kandinsky. La Fondation Maeght présente ici une exposition dont l'intérêt documentaire n'oblitère jamais la force des œuvres. Leur présence, dans un large éventail de couleurs et de matières, nous accompagne pour cette passionnante saga familiale qui écrivit l'une des plus belles pages de l'art du siècle dernier.


dimanche 4 juillet 2021

Georges Rousse, "Ici et maintenant"

 


Musée de Vence

jusqu’au 12 décembre 2012

                                             Georges Rousse



Arrêt sur image

En parallèle à l'exposition « Matisse, Méditation niçoise » qui se déroule à partir d'une œuvre majeure réalisée par l'artiste durant son séjour à Vence en 1944, le musée de la ville propose une intervention de Georges Rousse. Si celui-ci est connu pour son travail photographique, il s'empare ici des découpes et des couleurs chaudes du peintre et, plus encore, il se confronte à une œuvre monumentale de Sol Lewitt sur l'ensemble d'une salle attenante. L'effet est spectaculaire quand, par un effet d'anamorphose, les deux compositions murales se confondent et se contrarient mutuellement. L'impact de la couleur sur les figures géométriques détournent les perspectives promises par les lignes tracées par Sol Lewitt sur des surfaces planes tandis que Georges Rousse, en usant d'une même gamme chromatique, prolonge ce jeu à partir des reliefs et des stucs présents dans une autre salle. Le spectateur est immédiatement saisi par une mise en scène qu'il doit lui-même définir en s'insérant dans un point déterminé de l'espace.

 Georges Rousse intervient ici comme peintre et architecte qui perturbe le réel et le quotidien. Dans l'ensemble du Musée, il dissémine une série de travaux réalisés à travers le monde sur des sites désaffectés qu'il retravaille pour les métamorphoser à partir de jeux d'illusion et de perturbation symétrique. Une fois recomposé, l'espace du bâtiment est photographié. La conception de celui-ci est déterminante car elle s'appuie sur le temps. Si le volume du lieu reste identique, la façon de l'habiller autrement, par des jeux optiques ou par de multiples collages de journaux, place le spectateur dans cette béance entre l'avant - un lieu promis à la décrépitude et à la mort - et l'après qui fixe à jamais ce lieu dans une image. Celle-ci promet pourtant l'idée d'une renaissance quand l'artiste ne propose plus une autre réalité mais dépouille l'espace de toute fonctionnalité pour se confronter à l'imaginaire. Les lieux investis se transforment en œuvres d'art et c'est alors toute l’architecture du musée-château qui se trouve transformée par la grâce de l'illusion.



 
Sol Lewitt

mercredi 30 juin 2021

Otobong Nkanga, "When looking Across the sea, Do you dream?"

 



Villa Arson, Nice

Jusqu'au 19 septembre 2021


Étrange paradoxe de parcourir une œuvre aussi multiforme tout en ressentant la présence d'un univers très personnel dans lequel l'artiste feint de nous égarer à travers l'espace labyrinthique de la Villa Arson sans autre fil directeur que ces dessins, ces tapisseries ou les photos documentaires qu'elle sème sur son parcours . D'origine nigériane, Otobong Nkanga nous parle de l'Afrique et de la femme africaine mais par les détours les plus inattendus tels que l'économie, la géologie, la poésie écrite ou sonore, ou l'artisanat. De ce brouillage apparent, une trame se constitue par une multitude de fragments qui s'agencent dans un réseau dont la structure se diffuse d'une salle à l'autre par de vastes compositions. Il ne s'agit plus alors d'élaborer un récit mais d'exposer les ramifications de ce qui relie la Terre, l'Histoire et les Hommes. Et l'artiste, à partir d'assemblages pareils à des coupes géologiques, laisse apparaître toutes les strates de l'interprétation. Rien de linéaire donc pour un horizon qu'on ne peut qu'imaginer dans son titre : « When looking Across the sea, Do you dream ? »

Les productions humaines sont ici soumises au filtre du minéral et du végétal. Les tapisseries artisanales où se lisent la mémoire de l'Afrique révèlent aussi la connectivité numérique. Et l'artiste met en scène ces réseaux signifiants qui irriguent l'univers, du microcosme à l'infini, avec, par exemple,  des noix de Kola pour leur pouvoir coloré et leur charge symbolique dans les légendes. Ailleurs il y aura des racines qui se confondent aux fruits et aux fleurs. Et la brillance du mica qui se heurte à celle du savon noir. Pourtant cet enchevêtrement sémantique et visuel prend sens dans une cosmogonie qui parle aussi bien du temps que de l'exploitation minière à partir de graines ou de sable. Les œuvres se répondent dans un écho transformé. Exécutées avec une parfaite maîtrise, elles rebondissent sans cesse sur de nouvelles thématiques dont nous retrouverons la trace sur d'autres supports. Elles tendent à figurer une cartographie de nos civilisations quand celles-ci sont toutes soumises aux caprices du vivant jusque dans le règne minéral. Tout ici évoque des cycles, le jeu des atomes et tout ce qui est en creux, invisible, impensé, avec la déperdition, l'effacement et la circulation du sens dont la conscience se matérialise dans l'art qu'il soit plastique ou performatif. Otobong Nkanga crée une forme de cérémonial visuel pour explorer ces liens invisibles entre le passé et l'avenir, redonner corps à ces membres disloqués semblables à des rouages de « machines célibataires ». Oui, quand nous regardons à travers la mer, nous rêvons.


2e Biennale Internationale de Saint-Paul de Vence

 

Gonzalo Lebrija, "Cubo torcido"


Jusqu'au 2 octobre 2021


Par son aspect monumental, la sculpture peut se heurter aux modulations d'un paysage ou contrarier les vieilles pierres d'un village, aussi exige-t-elle des artistes beaucoup d'humilité et un sens aigu de la poésie pour se fondre dans un lieu tel que Saint-Paul de Vence. Dans sa première édition en 2018, la Biennale s'appuyait sur des artistes déjà confirmés et chacun d'eux jouait sa propre partition en imposant fièrement son travail sur les remparts et dans les ruelles du village. Désormais, place à la jeune création pour des sculptures moins invasives et une orchestration plus subtile par les matières convoquées, la distribution des œuvres dans l'espace urbain et le choix de celles-ci sous le commissariat de Catherine Issert et la présidence d'Olivier Kaeppelin.

Avec plus de modestie, cette seconde Biennale confirme son incrustation dans un lieu où la force de l'art émane de chaque pierre comme de la qualité de son ciel. Dix-huit jeunes artistes insufflent ici de nouvelles perspectives en proposant des œuvres plus sensibles, plus en relation avec leur temps. Des installations se déploient avec délicatesse pour célébrer l'espace d'une chapelle, adoucir la rigueur d'une tour ou déjouer la puissance d’une architecture. La nature, les mythes, l'artisanat, la modestie des matériaux s'associent alors dans une circulation à l'encontre de l'esprit de verticalité qui préside d'ordinaire à une telle manifestation.

Quand l'artiste allemand Stephan Rink dresse ses figures de pierres calcaires c'est pour un rappel à l'art roman avec ses monstres qui le hantent dans un contexte populaire. Les colonnes brisées de Linda Sanchez se couchent sur le sol dans la blessure de leurs veines pigmentées tandis que Juliette Minchin joue de l'acier et de la cire pour une subtile scénographie où la peau du corps se confronte à la trame d'une architecture religieuse. Dans cette pièce, « Omphalos », l'artiste ajoute une dimension sacrée qui conduit à une méditation sur la mémoire comme traduction du site où elle se dépose. L'émotion peut aussi naître de la nature même du matériau comme chez Kokou Ferdinand Makivia, artiste du Togo qui parvient à donner vie à la matière en conjuguant le cuivre et un rondin d'arbre. Comme une onde organique qui se diffuserait de la terre vers le ciel, l’œuvre se présente comme l'instant d'une coulée qui se fragmente et s'interrompt. Elle consacre un arrêt dans le temps. Pour l'ensemble de ces jeunes artistes, l'énergie l'emporte sur la puissance de l’œuvre. Comme si celle-ci devait porter une force vitale, nourrie d'une mémoire, mais aussi d'un récit en construction et d'un horizon auquel il fallait donner forme.


Œuvres de Awena Cozannet,Martine Feipel & Jean Bechameil, Stéphane Guirand, Gonzalo Lebrija, Quentin Lefranc, Charles Le Hyaric, Kokou Ferdinand Makouvia, Juliette Minchin, Aurélie Pétrel, Florian Pugnaire & David Raffini, Stefan Rink, Kevin Rouillard, Linda Sanchez, Pierre-Alexandre Savriacouty, Elodie Seguin, Charlotte vander Borght, Delphine Wibaux et Scenocosme.

mardi 29 juin 2021

Louis Féraud, « L'artiste au dé d'or »

 

Centre d'Art La Falaise, Cotignac

Jusqu'au 24 octobre 2021





On célèbre le couturier, on ignore pourtant le peintre. Mais en parcourant cette exposition, on s'aperçoit que de l'un à l'autre, le doigt de l'artiste impose sans cesse l’exubérance de la couleur et dévoile les formes d'une sensualité dans l'imaginaire. Louis Féraud emprunte à sa Camargue natale les teintes chaudes d'une lumière crue et les courbes d'un paysage modelé par les bourrasques de vent. Pourtant ce n'est pas la nature qui l'inspire mais la femme, elle, seulement elle. Et à la sensualité de la peau, il lui fallait ajouter celle du vêtement et de la parure qui la revêtira.

Cette présentation somptueuse du travail de Louis Féraud donne toute la mesure de sa puissance créatrice. La mise en scène est joyeuse, on est aspiré par un torrent de couleurs pour des compositions aussi improbables que triomphantes. L'artiste ne s'interdit rien. Quand il peint, il s'empare de la chaleur des coloris de Matisse et de ses découpes, il revisite les méandres d'une peinture heureuse dont le souvenir irriguera ses pièces de haute couture. La femme, toujours la femme et son habit de lumière, les sinuosités qui se heurtent aux angles, la délicatesse des tissus, l'obsession du détail sans jamais contrarier l'explosion des formes.

Il y a de la magie dans ces doigts-là. Ils dessinent les contours minutieux d'un rêve éveillé, d'un bonheur simple tissé de fleurs, de fourrures, de nacres et de perles. Des robes et des foulards, des bijoux et toujours un enchevêtrement subtil de matières ensoleillées pour glorifier le corps féminin. Il rayonne ici par l'hommage que sa fille, Kiki, rend à son père. Une grammaire et un lexique coloré pour écrire cette certitude de la beauté et il faut se laisser alors envoûter par les mots qui décrivent certains habits dans le catalogue de l'exposition : « Fourreau long portefeuille, décolleté bain de soleil bordé de cabochons de strass » ou « Robe longue et veste de mousseline de soie blanche brodée de fines perles, de mini baguettes cristaux, avec application de satin. La veste à manches gigot est courte, laissant apparaître la ceinture de satin drapée de la robe qui s'ouvre aux genoux en large corolle ». Louis Féraud habille le monde avec l'or de la lumière et des mots qui le caressent.