mercredi 20 novembre 2024

Emilija Skarnulyte, «Tethys»

 


La Citadelle, Villefranche-sur-Mer

Jusqu’au 26 janvier 2025



A l’issue d’une résidence dans la Citadelle de Villefranche-sur Mer, Emilja Skarnulyte, artiste visuelle et vidéaste née en 1987 en Lituanie, investit le Bastion de la Turbie dans un parcours à travers ce lieu clos semblable à une grotte. L’œuvre qui en résulte distille une oscillation merveilleuse entre matière et lumière. C’est alors un conte qui se développe à partir de cet environnement de pierres surplombant la Méditerranée au fur et à mesure que l’on pénètre dans les entrailles d’une casemate sous les auspices de la déesse Thetys pour une aventure sensorielle entre mythologie, art et géologie.

Comparant Lascaux à la Grèce antique, Antonin Artaud écrivait: «La Grèce nous donne un sentiment de miracle, mais la lumière qui en émane est celle du jour, la lumière du jour est moins saisissable: Pourtant, dans le temps d’un éclair, elle éblouit davantage». Ici, l’artiste sculpte la lumière et la fait rejaillir parmi les ombres. Elle se fige dans des entrelacs de verre multicolore disséminés sur le sol pour des dépôts magiques où se mêlent en discrètes stalagmites, les «Larmes de la déesse». Ou bien elle se dépose dans les anfractuosités de la pierre pour en dévoiler les mystères. L’artiste elle-même se pare des attributs de cette déesse, tour à tour sirène ou serpent, comme si l’artiste fusionnait avec son double. Elle surgit, polymorphe, dans des représentations énigmatiques dans la confusion de la roche, de la Méditerranée et du temps. Thetys s’incarne dans cette figure d’un monde désormais englouti dont nous ne percevons plus que la mémoire. Peinture, sculpture ou vidéo, tout ici ne vibre que dans l’hésitation de la lumière, le souvenir des profondeurs marines, du sel et du plancton. Et tout se dissout dans des vagues d’images dans leurs flux et reflux qui nous entraînent au seuil de l’invisible.

Par cette expérience d’art total, l’art et le mythe se confondent de même que l’artiste se métamorphose à travers sa propre représentation. Le temps se dissout dans l’espace et l’on se prend à rêver que des étoiles de mer brilleraient dans le ciel. Fluidité des éléments, porosité, tout s’anéantit et revit dans le spectre des couleurs. Tout se cristallise dans la seule fragilité du monde et l’éphémère de l’éternité. L’art se joue ainsi des paradoxes, du réel ou de l’imaginaire. Il n’existe que dans la conquête de sa liberté. De nouveau Artaud quand il écrivait: «Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre: elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde dans la vie».






lundi 18 novembre 2024

«Passion Renaissance», Légendes d’artistes au XIXe siècle

 


Musée des Beaux-Arts, Draguignan

Jusqu’au 23 mars 2025



Comme en un jeu de miroir, l’artiste souvent se mesure à l’aune de ses prédécesseurs. Il s’y confronte parfois pour en parfaire les leçons, souvent aussi pour se contempler à travers l’aura d’un mythe comme ce fut le cas de bien des peintres du XIXe siècle lorsqu’ils rendirent hommage aux grands maîtres de la Renaissance. Ce sont ces «Légendes d’artistes» que nous raconte le Musée des Beaux-Arts de Draguignan et qui, au-delà d’un seul point de vue anecdotique, nous propose une réflexion sur la relation formelle qui se joue d’un artiste à l’autre et sur la mise en abyme d’un tableau par la rencontre d’un artiste avec ses prédécesseurs.

Il exista au début du XIXe siècle, cette «veine troubadour» qui, dans le sillage du Romantisme, répandit une vision idéalisée du passé en littérature comme en peinture. L’Histoire est alors revisitée sous le filtre de l’héroïsme et, dans les arts, sur celui du mythe du génie créateur, comme il le sera plus tard sous le signe de celui de l’artiste maudit. Entre imaginaire et réalité, un récit se construit donc et, en vingt-sept œuvres provenant de musées français et italiens, l’exposition explore ces instants de fascination et nous permet de saisir comment ceux-ci peuvent paradoxalement aveugler le regard des artistes et susciter en eux le désir de les dépasser par la seule puissance narrative.

Se confronter à Giotto, à Léonard, à Raphaël ou à Michel-Ange témoigne d’une aventure quelque peu déroutante quand on l’aborde dans un style académique. Pourtant qu’il s’agisse de peintres reconnus tels Fragonard, Ingres ou Granet ou d’autres plus confidentiels, leur lecture du passé nous permet de considérer que l’Histoire n’est toujours qu’une réécriture qui se réalise à partir du présent. Et l’art nous permet d’anticiper ce présent.

D’un tableau à l’autre, il faut alors saisir l’aventure des regards, la direction qu’ils empruntent quand ils se rencontrent ou qu’ils capturent tel ou tel détail d’une œuvre passée. Ainsi Cesare Maccari repeint-il la Joconde en train d’être exécutée par Léonard. Ou bien c’est la fascination du modèle qui l’emporte chez d’autres artistes, comme la Fornarina pour Raphaël et toujours, dans une vision académique, le trouble des sentiments perçus au travers de mises en scène très étudiées au terme d’une véritable théâtralisation.

Ce parcours insolite entre la Renaissance et le XIXe siècle qui concerne aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire politique est aussi un jeu de piste dans lequel il faudrait démêler les fils de la légende et les traces du réel. Les œuvres présentées nous fournissent des bribes de réponses tout en demeurant des énigmes. Mais les plus belles œuvres ne sont-elles pas celles qui recèlent cette puissance du mystère?

dimanche 20 octobre 2024

Vivian Maier, « Anthology»


Musée de la photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 16 mars 2025




Il existe une énigme Vivian Maier, par sa vie, son œuvre mais aussi par l’engouement que celle-ci suscita lorsqu’en 2011 on l’exposa pour la première fois à Chicago deux ans après sa disparition. Celle qui travailla comme gouvernante d’enfants à partir des années 50 ne pratiqua la photographie que pour elle-même et seul le hasard fit que l’on découvrit d’elle 120000 négatifs, quelques 300 films et quantité de pellicules non développées.

De l’anonymat au mythe, il y a donc ce mystère pour une œuvre qui elle seule peut nous en délivrer le clé. Toute vie se résume à un récit fait de banalités et d’accidents. Elle s’écrit dans les images et les rencontres du quotidien et Vivian Maier nous en restitue une vision bouleversante par son extraordinaire simplicité. Elle qui vécut toujours dans l’ombre de la vie de ses employeurs, écrivit en images ce récit des autres auquel elle adhérait, celle des pauvres et des gens ordinaires, ceux dont nous ne rêvons pas la vie mais qui nous ressemblent. A Chicago ou à New York, elle porta un regard étonnée sur le monde, comme étrangère à celui-ci. Ses cadrages relèvent tour à tour d’une frontalité froide ou d’une liberté sidérante. Les sujets surgissent dans un contexte inattendu si bien que chaque image se trouve imprégnée d’un détail incongru qui bouleverse l’ordre normal des choses.

Amputée de toute vie personnelle, son appareil photographique devient pour Vivian Maier une prothèse par laquelle se construit silencieusement une existence par le biais de ce pas de côté dans le monde de l’image. Elle se photographie elle-même, de manière distanciée, comme pour explorer la vie qu’elle s’est refusée et, souvent, seule son ombre résulte de ses autoportraits. Pourtant à la routine des jours, elle superpose la magie de l’invisible. Les images affluent dans un rythme maniaque, les enfants courent les rues et la photographe les capture dans un regard d’entomologiste pour en extraire une vérité douloureuse. Vivian Maier nous restitue l’instantané d’une surprise, d’une découverte du monde, comme si la vraie vie lui avait été interdite et qu’il lui fallait la faire pénétrer dans la pellicule pour en restituer l’essence.

Alors cette fascination que l’on éprouve en parcourant une telle œuvre réside dans ce mystère que nous partageons avec elle. Intuitivement, nous savons que Vivian Maier nous renvoie une image implacable de nous-mêmes, celle dans laquelle on se réfugie pour faire face aux autres, celle du miroir qu’on se construit et dans lequel nous nous égarons, celle de notre solitude au monde et de nos questions sans réponse. Toute œuvre d’art est une énigme et cela, Vivian Maier nous le dit, peut-être de l’autre coté du miroir. Car contempler une photographie c’est toujours saisir un fragment de vie.

lundi 14 octobre 2024

Jérémy Griffaud, «Sous le ciel»

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu’au 21 janvier 1025



Entre terre et ciel, l’univers de Chagall s’épanouit dans les tourbillons d’une danse où les amours, les prophètes et les hommes s’entremêlent au cœur des promesses ou des déchirures. A ce ciel constellé de lunes et de visages, dans des couleurs d’or ou de sang pour célébrer l’élévation et la vie, répond un autre monde aujourd’hui, «sous le ciel». C’est celui dans lequel nous plonge Jérémy Griffaud à travers les entrailles acidulées d’un univers virtuel, d’un paradis perdu ou peut-être d’une nouvelle promesse qu’il nous reviendrait d’entendre et d’accomplir. La vie, le vivant, tels sont les enjeux d’une peinture et d’un environnement poétique qui ferment les rideaux de l’apparence d’un monde ancien comme des paupières s’ouvriraient alors, hallucinées, sur nos existences desquelles nous nous effaçons sous l’effet des technologies.

Comme si la poésie de Chagall avait atteint son intensité ultime, un autre monde alors se façonne. Celui du jour où les anges ont disparu. Puis celui où les hommes se sont éteints. Ne reste après le feu du soleil qu’un air moite, un ciel vide qui colle à la terre quand des ailes de papillons rament de leurs ailes dans une eau visqueuse. Des lianes coulissent entre les nuages, des fleurs artificielles se meuvent parmi des créatures hybrides… Tel est ce paradis qui nous aspire ou nous menace et que l’artiste façonne aussi bien par des aquarelles imbibées d’une encre trouble que par un environnement immersif qui nous saisit dans d’enivrantes contorsions colorées pour traduire une nature sans âme.

Jérémy Griffaud, à l’aide de l’ordinateur, numérise ses images. Et la musique qui les accompagne nous conduit dans ce monde de l’anthropocène, de la fantaisie, du merveilleux et des mutants. L’artiste, entre jardin des délices et jardin des supplices, par des effets hypnotiques et un jeu psychédélique, nous entraîne dans les sillages de l’art fantastique ou d’un Jérôme Bosch mais, cette fois, pour des œuvres amputées de toute humanité et de toute morale. Il nous installe alors dans ce face à face saisissant entre nous, humains, et cette nature dénaturée et peut-être, ce ciel de paradis perdu. L’ordinateur, l’intelligence artificielle, seront-ils cette baguette magique pour réenchanter le monde et croire en un nouvel Eden? De ces traces humaines immergées dans les débris de la botanique, dans les souvenirs des chants d’oiseaux et dans une lumière morte ne subsiste peut-être que le soupçon d’une beauté à venir. Et qui a dit que seule la beauté sauvera le monde?

Sorti du Pavillon Bosio à Monaco en 2017 et Résident de la Villa Médicis en 2023, Jérémy Griffaud confirme ici qu’il est l’un des artistes les plus prometteurs de cette décennie. Dans le cadre du festival OVNi en novembre, il sera présent pour une vidéo dans une chambre de l’Hôtel Windsor à Nice ainsi que pour une installation en projection immersive, «The Garden» dans la Grotte du Lazaret. Le visiteur deviendra performer à l’aide d’un casque de réalité virtuelle si bien que l’œuvre sera dépendante de son implication.






samedi 12 octobre 2024

Florence Obrecht, «Odyssée»

 


Le Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 16 février 2025



Et si la vie était en soi une œuvre d’art dans ses éclairs quand rêves et réalité se confondent au cours de ses accidents ou de ses miracles et, partout, toujours, avec la beauté au bord du chemin? C’est à ce voyage que nous convie Florence Obrecht. Une «Odyssée» qui ne se contente pas de rassembler des images mais qui s’empare de fragments de vie glanés au fil des jours quand, pour l’artiste, l’univers se concentre dans son atelier qui se confond avec une fenêtre ouverte sur le monde.

Ainsi l’exposition du Suquet des Artistes, ne se réduit-elle pas à un accrochage de peintures mais se présente comme un cabinet de curiosité où les objets du peintre, sa palette, ses tableaux, leur matière colorée, coïncident avec le quotidien de la famille, des amis et des choses. Ici la splendeur des toiles résonne dans le vertige de la banalité des jours quand la peintre dépose une étoffe, une valise, des étendards ou de simples boites comme des reliques et des traces pour dire que la peinture est aussi une mémoire qui se dépose quand elle écrit le monde.

La peintre nous entraîne alors au gré des cimaises et des assemblages dans son Odyssée. C’est à dire dans un voyage où le mythe se réalise par la fusion de l’intime et de l’universel. Florence Obrecht nous conduit entre Charybde et Scylla sur les chapitres d’une existence ici ou là, à travers des visions d’Orient, d’Arménie, d’Amérique, d’Ailleurs ou de Berlin où elle vit. Elle glane des objets improbables, les détourne et leur accorde une parole dans un effet de confidence. Autant d’images qui se diffusent en bouquets de couleurs quand elles nous disent que nous sommes tour à tour sujets du hasard ou héros à l’ombre de nos rêves ou de nos exils. C’est cela que nous raconte l’artiste en nous donnant une magistrale leçon de peinture: Celle-ci n’est pas seulement un reflet du monde, elle est une histoire de cette volonté à inscrire l’espace et le temps dans un langage universel.

 Ici les cultures se croisent et se confondent dans une même spiritualité, se heurtent à l’histoire de l’art quand un signe renvoie à Matisse, qu’un visage est peint comme un  Picasso ou que des figures semblent empruntées à l’imaginaire surréaliste quand tout est cependant réalisé dans une perfection proche de l’hyperréalisme. Autant de paradoxes qui rendent cette peinture si troublante par ce grand écart qui s'inscrit entre le souffle épique et l’humble geste du quotidien. La couleur est exacerbée, les formes se figent dans un impossible horizon, les visages s’immortalisent dans leur maquillage… Chaque tableau parle ainsi d’une attente, d’une espérance qui traverse les jours ou les siècles pour se transformer en un bel hommage à la grandeur des petits choses.








lundi 30 septembre 2024

Lukas Meir, «The Anoiting»

 


Villa Arson, Nice

Jusqu’au 2 février 2025



Toute image s’inscrit dans la trame d’un récit mais encore faut-il qu’elle s’associe à une pensée et qu’elle fasse remonter à la surface l’invisibilité des rituels qui façonnent notre quotidien pour qu’elle se prétende œuvre d’art. La peinture, dans son histoire, se constitue dans une transformation des formes et des couleurs au travers desquelles surgissent des images qui, au gré des métaphores, des allégories ou des symboles, parlent de nos mythes contemporains et de ce qui les relie aux fondement mêmes de notre société. Lauréat de la Bourse 2023 de la Francis Bacon MB Art Foundation et jeune diplômé de la Villa Arson, Lukas Meir peint et réalise des céramiques pour en extraire l’essence de nos propres mythologies «à l’ère des vacances et du capitalisme tardif». C’est donc aussi l’histoire de Nice qui se joue quand la plage se présente comme une scène théâtrale et que les estivants deviennent les acteurs d’une autre vie dans la transformation des corps par l’adoration d’un rite solaire qui se transforme en «coup de soleil»!

La peinture de Lukas Meir propose une illustration ironique de ces rituels par lesquels l’estivant, entre plaisir et souffrance, cherche quelque rédemption qui se traduirait ici dans le calque de la peinture religieuse de la Renaissance que l’artiste tour à tour cite et balafre dans un geste d’effacement ou quand il en exhibe des fragments. Cette dramaturgie du corps rougi, brûlé, supplicié répond à l’histoire même de la peinture, à l’image des martyrs, à ses poses stéréotypées, à ses injonctions morales dans l’idée de pénitence. La crème solaire est cette «anoiting», cette onction. Elle devient alors la panacée protectrice pour une peau souffrante et le miracle se produit alors pour des corps pourtant réduits au vertige de leur anonymat et de leur solitude quand chacun prétend pourtant à un idéal de beauté. L’intelligence du propos, Lukas Meir l’illustre par sa virtuosité à rendre ce monde artificiel dans une technique froide et distanciée pour illustrer les corps, pour peindre ciel ou mer comme des peaux mortes sur des plages où seules échouent nos solitudes. Réalisme et symbolisme ici se confondent pour énoncer implacablement les rituels qui nous gouvernent.

Dans le même temps, la Villa Arson présente une exposition d’une quarantaine d’élèves diplômés en 2023. Il s’agit bien alors aussi d’un «rite de passage» pour ces jeunes artistes dont nous percevons l’ancrage dans un art contemporain entre préoccupations sociétales, angoisse écologique, psychanalyse… Le bricolage, l’éphémère hantent des œuvres authentiques, parfaitement réalisées comme un miroir-reflet de l’art d’aujourd’hui. Ces jeunes artistes sauront-ils être les explorateurs des lendemains?



dimanche 15 septembre 2024

De la Vallée de la Stura à Cuneo

 



C’est à la sortie du Col de la Lombarbe à 2350 mètres d’altitude que s’entrouvrent les portes de l’Italie. Un paradis de roches cisaillant le ciel pour en accentuer la lumière et, au loin, la sinuosité des vallées qui déferlent en vagues douces vers Cuneo en s’effaçant vers l’horizon. Les montagnes du Piémont dessinent ce spectacle grandiose et s’offrent à nous, à nos désirs de les gravir, de les défier dans nos randonnées ou de rêver à l’hiver pour des traversées enneigées que nous subodorons merveilleuses.

De merveilles en miracles, voici en contrefort de ce Col de la Lombarde, le Sanctuaire Sant’Anna de Vinadio puisque la légende veut que, sur «le rocher de l’apparition», Sainte Anne se révéla à une bergère et lui demanda d’y faire ériger une église. Celle-ci veille aujourd’hui sur la vallée dans son étonnante configuration avec son parquet en pente ascendante vers l’autel et ses murs tapissés d’ex-voto comme autant de traces émouvantes de la vie montagnarde. Important lieu de passage entre la France et l’Italie mais surtout centre de pèlerinage dès le Moyen-Âge, le Sanctuaire et ses dépendances étaient gérés par un «Randier» qui sonnait aussi les cloches pour accueillir les pèlerins quand ceux-ci s’égaraient dans un épais brouillard. Sa maison abrite désormais un musée qui relate au fil des siècles cette histoire, celle des épidémies, de la contrebande ou de l’émigration vers la France jusqu’en 1930 quand l’extrême pauvreté de ces régions montagnardes poussait à dire, «Si tu ne t’exiles pas en France, c’est que tu n’es pas un homme!». Aujourd’hui un sentier conduit pèlerins et randonneurs vers Cuneo en quatre jours à travers un parcours parsemé de refuges et permet au touriste français de faire le trajet inverse à celui de l’émigré d’hier.



Puis le paysage s’adoucit; il s’enrobe d’abord de forêts où les pins sylvestres s’abandonnent peu à peu aux frênes puis à des bosquets de châtaigniers et de noisetiers. De maigres prairies jouxtent de paisibles villages voués à l’élevage et à l’agrotourisme. Car la gastronomie dans une nature si intense est reine; on y déguste les pâtes locales - les «crusets», les tartes aux herbes de la montagne et aux orties, la crème d’ail de Caraglio, les saucisses de bœuf de Bra ou l’agneau noir. Le village de Valloriate propose d’étonnantes variations entre une cuisine pauvre de montagne et l’innovation culinaire. C’est ici, à la «Locanda Fungo Reale», le temple du champignons, le paradis des cèpes dans l’apothéose des vins du Piémont et des liqueurs de l’herboristerie Artemy.




En contraste avec cet hédonisme et ce territoire souriant, il exista pourtant l’âpre terre des hommes. Ces cimes impérieuses qu’on aime gravir racontent leur histoire dans leur implacable dureté. Il faut monter à pied jusqu’au refuge de Paraloup, un minuscule hameau maintenant en partie en ruine et qui fut le centre de la résistance contre le fascisme. Il fut un lieu stratégique pour surveiller l’ensemble des vallées et il y accueillit plusieurs centaines de combattants qui harcelèrent les troupes nazi jusqu’à la libération. En 1943, un millier de juifs assignés en résidence à Saint-Martin-Vésubie par les autorités italiennes d’occupation, firent l’ascension des sentiers alpins pour trouver refuge dans la vallée du Gesso. Malgré l’héroïsme de cette Résistance qui les aida dans cette exode, 334 d’entre eux furent déportés à Auschwitz.




Près du refuge, au cœur d’un panorama époustouflant, une maison a été restaurée tout en respectant son aspect d’origine et s’est transformée en un musée et un centre d’informations. Un peu plus loin, dans un village proche, on y apprend que la langue occitane est ici officiellement reconnue comme dans de nombreuses communes du Piémont en égalité avec l’Italien. Déjà dans quelques vers de la Divine Comédie, Dante faisait parler un troubadour provençal et, avec lui, de nombreux poètes en Langue d’Oc inspirèrent les auteurs italiens par des thèmes amoureux et courtois. Comme d’autres vallées, celle de la Stura recèle cette richesse linguistique et culturelle qui la distingue du reste de l’Italie et contribue à sa fierté. Face à ces puissantes racines, l’art contemporain parvient pourtant à s’insérer dans cette relation qui fut parfois si difficile entre les hommes et la montagne.



Le fort de Vinadio compose un élément de défense qui s’adosse à la roche pour protéger la vallée. A la verticalité anguleuse et austère des murailles, l’artiste anglais du Land Art, Richard Long, répond par une pure douceur circulaire et minérale comme pour déjouer la fatalité guerrière du passé. Par sa sérénité, l’œuvre répond à la pierre par la pierre comme, paradoxalement, la délicatesse à l’âpreté. Le langage de l’art s’accorde ainsi de façon harmonieuse à celui de la nature. Un itinéraire long de 200 kilomètres, VIAPAC l’art contemporain réunit aujourd’hui les centres d’art de Digne-les-Bains en France et de Caraglio en Italie. Parmi douze autres étapes au long de cette aventure artistique, le fort de Vinadio présente les sculptures d’un autre artiste britannique, David Mach. Dans ce bourg naquirent à la fin du XIXe siècle deux géants de 2 mètres 30 qui avaient été exhibés comme des phénomènes de foire entre Paris et New York avant de  mourir dans la misère. A l’entrée du village, l’artiste a donc conçu deux géants de trois mètres, cernés de tuyaux d’acier aux couleurs criardes qui semblent, avec humour, protéger l’austère forteresse.







Du Paraloup, ce vertigineux balcon sur la terre, on discerne au loin la ville de Cuneo. Pour y accéder, les routes s’élargissent, l’exubérance de la nature se tarit, l’habitat lui répond comme pour la corriger sur le mode de la plaine et de l’urbanisme. Puis la cité surgit soudain entre deux fleuves, la ville moderne et la ville ancienne. C’est sur celle-ci que les pas résonnent sur les pavés avant de nous emporter dans l’ombre des arcades qui bordent les rues. Cuneo est de ces villes qu’on n’explique pas mais qui doit se découvrir dans les méandres secrets de son charme pour se dévoiler lentement à ceux qui l’aiment. Bien sûr elle déploie la richesse de tous ces atours et des joyaux dont elle se vêt. Des palais médiévaux, des églises baroques, une Tour Communale qui surplombe orgueilleusement la ville… Mais il faut surtout la parcourir dans la nudité de ses ruelles, saisir l’émotion d’un détail, la qualité de ses silences. Et pourtant, la Belle n’est pas pour autant endormie!




Pour sa 18e édition, Cuneo vit en août au rythme du Festival Mirabilia, celui du cirque et des arts du spectacle. Au terme de plus de 200 spectacles présentés par une cinquantaine de compagnies internationales, on reste parfois stupéfaits de l’originalité de ces événements où tout se confond, musique, dance, théâtre, mais aussi la magie, le burlesque, l’acrobatie avec toujours une philosophie décalée qui s’y mêle. Cette année c’est un album des Rolling Stones qui donne le ton, «Gimme shelter». C’est à dire, «Donne-moi un abri» avec ces paroles si puissantes encore aujourd’hui: «Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui. Si je ne trouve pas d’abri, ô oui je disparaîtrai».

Plaisir de déambuler parmi les détours mystérieux de la ville ancienne mais le corps s’exprime plus pleinement dans sa relation à la nature environnante - en particulier à travers ces vastes espaces sauvages qui ont été préservés entre les deux fleuves. Un parc a été aménagé pour célébrer ce contact direct et émotionnel entre le végétal, le minéral et nous-mêmes. «f’Orma» est le nom de cette expérience sensorielle totale qui nous invite à marcher pieds nus! Toucher, sentir, entendre selon que la voûte plantaire rebondisse sur telle pierre, que l’eau la caresse, que le sable l’apaise avec tant d’autres découvertes sur ce corps que trop souvent nous oublions de penser autrement qu’en termes de narcissisme ou de spectacle!





C’est pourtant celui-ci qui nous accorde à la nature. Alors, en quittant Cuneo, pourquoi ne pas emprunter la Haute route du sel? Entre les Alpes et la Méditerranée, cette ancienne route militaire complètement en gravier et d’environ 30 kilomètres s’ouvre au touristes et aux sportifs durant la saison estivale. Alors pourquoi ne pas l’emprunter, marcher, y courir, y pédaler ou voler à travers ses rêves, loin, là bas, vers les vagues de la Méditerranée et y faire surgir en soi tout le bonheur du monde avec au bout «La mer, la mer toujours recommencée»?