lundi 13 octobre 2025

« Mondes parallèles »


Dialogue des collections MAMAC, Musée d’Art Naïf

Musée international d’art naïf, Nice

Jusqu’au 31 mars 2026



Définir l’art revient toujours à se casser les dents. De même pour les qualificatifs qu’on veut lui adjoindre tant l’art demeure une aventure qui ne saurait être corsetée par des découpages et des classifications. Aussi mettre en parallèle les collections du Musée d’Art Moderne et Contemporain avec celles du Musée d’Art Naïf, c’est, par un effet de miroir, permettre un autre regard sur des œuvres qui, toujours, selon l’espace d’exposition, leur relation avec d’autres œuvres et d’autres artistes, proposent une autre perception voire une nouvelle compréhension lorsqu’ aucune clé n’est offerte.

Toute œuvre demeure donc une sorte d’OVNI et parler de « mondes parallèles », c’est toujours évoquer la possibilité d’un autre univers dont nous ne connaissons rien. L’œuvre est muette et ne se livre que par un langage de signes qui reste une énigme tant qu’elle ne se soumet pas à notre sensibilité et à des mots. C’est alors une conversation qui s’engage entre le face à face des peintures ou autres dispositifs esthétiques avec le spectateur. Et celle-ci est d’autant plus riche qu’elle fait intervenir des liens, des proximités tout en se rapportant à des approches souvent opposées. Au sein même de l’art «contemporain», rien ne rapproche Boltanski, Karel Appel ou Lars Fredikson. Quant à la peinture de Karen issue du MAMAC est-elle contemporaine ou naïve ? Autant débattre du sexe des anges…

Cette présentation a le mérite de proposer des œuvres rarement exposées. Une puissante huile de Karel Appel résume l’effervescence expressionniste des années 80 et son cri fait ironiquement un clin d’œil à la solitude muette des matériaux et des couleurs de Chaissac. Tout ici résonne d’une même question originelle et sans réponse. Ou bien la vie se déroule-t-elle dans un théâtre de l’absurde quand Boltanski met en scène des « fonds de tiroir » dont les rebus son agrandis par la photographie pour dire notre destinée ? Et La classe morte, un assemblage de boites de conserves rouillées de Serge Dorigny lui répond avec humour dans une semblable mise en scène d’un fondamental théâtre de la cruauté. Quant à Niki de Saint Phalle, elle s’amuse avec les étoiles, les cactus ou le sable du désert quand elle ne sacralise pas -ironie et douleur confondue - une vache. Celle-là même qui traîne sa vie dans l’imagerie populaire.

Partout on s’y imprègne du poids ou de la légèreté du quotidien, on perçoit les liens de l’artisanat et de l’art, on s’adonne aux couleurs de la vie. Les fleurs dangereuses de Séraphine de Senlis, la sérénité dans l’ordre d’une table sur une toile de Zofia Rostad. Toujours cette même simplicité, ce regard «naïf» sur le monde. Mais celui-ci n’est-il pas ce geste originel d’une confrontation au monde, une forme de balbutiement qui inaugure notre désir de comprendre et notre soif de vivre? La naïveté serait alors peut-être un cache protecteur pour ne pas hurler sa solitude au monde. Ou, pour d’autres, un simple bouquet de fleurs pour dire l’émerveillement. Célèbres ou anonymes, 18 artistes interprètent la diversité des regards pour des voies parallèles dans une même célébration de l’art.

Jérémy et Julien Griffaud, Vers un nouveau maniérisme

 


Espace à vendre, Nice

Jusqu’au 29 novembre 2025



C’est après le sac de Rome et dans le contexte troublé de la Réforme qu’émergea le maniérisme en rupture avec l’idéal classique et le rationalisme de la Renaissance. Aujourd’hui l’état du monde impose de la même manière de nouvelles distorsions de la réalité comme pour autant d’aventures, non pour explorer le monde mais pour en extraire les « Zones grises » pour reprendre le titre des œuvres de Julien Griffaud. Pourtant, à l’injonction religieuse et moralisante d’hier répond désormais l’angoisse d’une morale écologique fondée sur la nature et non plus sur un au-delà.

Mais, pour l’artiste comme pour son frère Jérémy Griffaud, la nature n’est plus une simple création mais bien un autre au-delà toujours en gestation de par ses lois propres comme de par l’action des hommes qui eux-mêmes se transforment peu à peu dans les vagues d’un flux universel. Les zones grises de Julien se désignent comme celles de l’effet du pétrole et des mutations qui agissent sur notre monde. Un dessin suggérant une Piéta sans visage, saisie dans une multitude de plis pour un drapé rappelant l’excès de l’ornemental maniériste répond aux teintes caverneuses d’un jerrican qui, dans le dessin et face à lui, est repris par une composition en imprimante 3d. Les nouvelles technologies, leur capacité à dissoudre ou à recomposer le réel répondent à cette esthétique d’un autre temps quand, entre le Parmesan et le Greco, l’irrationalité se transpose dans l’irréalisme spatial, la superposition des plans et la distorsion des lignes.

«Sèves» est le titre donné par Jérémy Griffaud pour son exposition immersive dans «le château» de la galerie. Nous sommes imbriqués dans un environnement hybride quand le vivant est aux prises de l’artifice et que nous nous mouvons dans un univers liquide d’eaux stagnantes et d’un air contaminé par la couleur. Mapping, dessins numérisés, modélisés en 3 dimensions ou aquarelles nous plongent dans l’inconscient d’un monde déjà là, inaccompli, déjà en voie de disparition ou sur les traces de sa régénération.. Dans une précédente exposition au Musée Chagall, les êtres hybrides répondaient aux anges. Ici ils évoluent dans un jardin des délices ou des maléfices dans lequel l’artiste nous saisit d’une façon vertigineuse par ses couleurs acidulées et leurs contours baveux pour un séjour périlleux dans l’enfer ou au paradis.

Voici un art de notre temps. Il explore les viscères du dessin, de la peinture, des écrans et du décoratif dans lesquels se reflètent nos doutes et nos certitudes qui vacillent parmi les flux du temps. Les lianes du végétal s’emparent des regards et nous voici emportés dans un nouvel espace… Sommes-nous encore humains?

jeudi 9 octobre 2025

«Les Orients perdus» de Jacques Ferrandez

 


Palais Lascaris, Nice

Jusqu’au 12 janvier 2026



Par sa situation stratégique au cœur de la Méditerranée, à quelques encablures de la Sicile et de la côte africaine, Malte fut, à l’instar de Rhodes, l’une des grandes portes maritimes de l’Orient. Et c’est dans le contexte des croisades que se développa l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem et les familles nobles de Gènes, les Grimaldi ou les Lascaris, s’épanouirent à travers ces réseaux d’influence commerciales, politiques et militaires.

Construit au XVIIe siècle, le Palais Lascaris, dans l’étroitesse des rues du vieux Nice, témoigne de cette histoire puisque, en 1636, Jean-Paul Lascaris fut élu Grand Maître de l’Ordre de Malte. Sobre dans son extérieur, le lieu se dérobe à la lumière. De rares fenêtres diffusent une aura de mystère dans ce dédale de pièces au parfum baroque qui, aujourd’hui, renferment maints instruments de musiques et autres objets comme vestiges d’une gloire passée. Il y règne encore le trouble de l’aventure quand les temps se confondent comme les personnages qui l’occupèrent saisis désormais dans la confusion du réel et de l’imaginaire.

C’est ainsi que Jacques Ferrandez nous plonge parmi les méandres d’un récit palpitant dans le sillage de cette saga familiale avec le clair obscur de l’exaltation, de la grandeur et de ses ombres. Et le mystère de ce qu’il révèle de nos vies et de nos rêves. Auteur et dessinateur de bandes dessinées, il entame dans «Les Orients disparus», premier tome des aventures de Théodore Lascaris, une enquête sur cet homme énigmatique, héros fantasmé d’une odyssée à grand spectacle. Le Musée éponyme nous propose un parcours matériel pour illustrer cette œuvre. Des planches préparatoires, des peintures de Trachel, des documents et divers objets du quotidien répondent aux rebondissement et aux décors de la bande dessinée. Comme pour une réponse aux grands voyageurs du XIXe siècle, Chateaubriand, Lamartine ou Nerval dans le mythe d’un Orient fantasmé et l’idéal d’un ailleurs, Jacques Ferrandez reprend les codes de l’iconographie d’alors et s’inspire de la peinture orientaliste pour inscrire l’intrigue dans un rythme cinématographique. Action, sensualité et débauche de couleurs entraînent le lecteur comme le visiteur de l’exposition dans un voyage dans le temps quand à partir de Nice, le héros embarque pour Malte avant de rejoindre Napoléon dans la campagne d’Egypte, puis Palmyre, Alep, Beyrouth…

Autant d’escales pour cet homme somme toute insaisissable mais fascinant dans la recherche d’un idéal ou de lui-même parmi cette lignée tumultueuse des Lascaris. «Théodore», comme il aime se faire appeler en se prétendant descendant des empereurs byzantins, tour à tour, espion, séducteur ou témoin d’un monde disparu, est un homme de l’image à l’égal de l’auteur. L’image représente ici cet espace béant entre la vie et un rêve éveillé. Jacques Ferrandez la nourrit superbement avec les lignes et les couleurs de la mémoire et du désir, là où le réel se mêle à la fiction.

samedi 5 juillet 2025

Viallat, Charbonnel § 15 dessinateurs


Château Grimaldi, Cagnes sur mer

Jusqu’au 16 février 2026


                                                                    Agnès Jennepin


Des profondeurs du château Grimaldi jusqu’à ses étages, coule le noir et blanc du dessin avant que n’explose la couleur à son sommet en compagnie de Claude Viallat. Quinze dessinateurs lui font écho et s’organisent à l’ombre des sentinelles de bronze de Cristophe Charbonnel qui veillent, de leur autorité sombre sur des étincelles de braise et de cendre. Dessins qui surgissent d’un ciel, d’un ventre ou d’ailleurs pour écrire les contours du temps quand, à l’origine, il ne sont que flèches, traits et découpes avant de s’adoucir dans la rondeur. Et plus tard, une seule incision dans la chair du sang et de la couleur. Comme un nuage dans ce récit, une transition, avec un glissement en rouge et blanc pour une peinture de Sourav Chatterjee tout en drapés transparents dans la douceur des visages qui s’éteignent dans un ciel de sang.

Dans le sous-sol, tels des diablotins malicieux, des oursons en peluche et des petits bonhommes mènent leur danse joyeuse en noir et blanc dans ce petit monde, loin de ce qui se joue plus haut. Tel est le paradis du dessin pour Moya dans son origine du monde. Au rez de chaussée, voici Agnès Jennepin. Ici elle peint, magiquement, dans la nuit, le velours des plumes cotonneuses dans le rêve d’un envol. N’en subsiste que, dans un éclair blanc, les ailes amputées du désir et magnifiées dans l’éternité de l’instant où l’image se fige dans l’absence d’un corps et d’un ciel.

Plus haut, les fils du noir et du blanc s’entremêlent pour d’autres histoires, celles qui remontent des failles de l’enfance pour faire jaillir dans la trame du dessin, ritournelles, comptines ou autres contes entre acidité du rêve ou suavité du cauchemar. Audrey Quittet et Corinne Battista, s’exercent à ce jeu dangereux tandis que Victor Soren, dans une suite intitulée «Anatomie de la rupture», nous enferme dans son enchevêtrement de poupées de chiffon et de monstres pour un monde sans âme. Celui sans doute du geste rageur de Nasica quand il restitue les rumeurs de la rue et de la foule, tout ce qui se coagule dans la silhouette d’un animal écorché pareil à une crucifixion. Et bien sûr, Franta, le corps à corps amoureux ou guerrier, tout ce qui se joue dans l’incertitude de soi et de l’autre comme dans le feu de ses désirs, l’angoisse du silence ou notre solitude au monde. Nul autre ne sait alors aussi bien traduire les flammes de la passion ou de la douleur.

Puis Charbonnel et ses cuirasses de glaise coulées dans le fer. Graves, elles semblent veiller au-delà des siècles sur l’éternité. Sans doute protègent-elles des tréfonds charbonneux du dessin pour un ciel lumineux et cet avènement de la couleur que nous promet Claude Viallat. Mais celui-ci, à l’instar des grands peintres, renverse la table. Tout là-haut, il nous accueille dans une salle aux dessins colorés tels que nous les connaissons, avec cette ponctuation de signes identiques, osselets ou haricots qu’il décline depuis des décennies. Mais à côté, couleurs et formes se dissolvent dans le monochrome d‘un blanc et d’un noir. De la même manière, plus loin, il en exhibe des déchirures ou les organise en bas-reliefs. Formes et couleurs se cherchent, crient et s’épousent dans un geste sauvage. Songeant aux derniers Picasso, je lui parlais de cette radicalité soudaine et il me dit: «Vient un moment où il faut encore déconstruire mais après on ne plus revenir en arrière, au risque de ne faire que du joli

                                                                    Claude Viallat




«Cactus»

 


Nouveau Musée National de Monaco, Villa Sauber

Jusqu’au 11 janvier 2026



Avec sa silhouette sculpturale et son caractère bien trempé, ce roi des épines et des terres arides pique notre curiosité. Doux et agressif, fragile et robuste, modeste et extravagant, le cactus incarne le paradoxe avec cette pointe d’ironie qui convient pour une exposition somme toute très duchampienne. Et l’art lui-même ne tient-il pas aussi de ce cactus, image iconique du désert? Irritant, à l’image de l’art, le cactus émerge par son étrangeté avec la nature, son aspect artificiel, sa verticalité boudeuse, ses molles rondeurs et ses oreilles décollées. Avec condescendance, mais sans quelque précaution, on le toise pour la bêtise qu’on subodore en lui. Sans doute est-ce pour cela que certains s’entichent de cet être incertain en le collectionnant comme d’autres collectionneraient timbres, papillons ou objets d’art…

Donc un regard à la Marcel Duchamp entre science, botanique, histoire et ce qui s’appelle de l’art. Car il y en a quelques spécimens et des plus étonnants qui s’amusent de leur présence au milieu de cet aréopage de savants qui dévident leur science… De mauvais élèves donc, tel David Hockney qui s’amuse avec son iPad au lieu d’écouter le professeur. Ou encore Penone, un autre sale gosse avec ses jeux de miroir qui brouillent les frontières entre les choses et leur reflet. Aucun respect pour Platon! Et un autre qui se permet de créer de faux cactus en bronze et qu’on ne sait même plus alors où est le vrai du faux! C’est la foire aux cancres. Et dans ce chahut, les copies s’envolent dans le plus grand désordre pour une exposition jubilatoire dans sa docte sévérité. Il faut dire que le cactus genre Peyotl produit la mescaline et que ses effets psychotropes pourraient peut-être expliquer ceci ou cela pour de mauvais esprits…

Botero a peint d’autres plantes grasses mais elles n’ont pas trouvé leur place ici. Mais ce n’est pas le sujet, soyons sérieux, ces cactus enrobés dans leur cire, étrangers au souffle du vent, méritent bien quelque compassion. Et on les aime justement parce qu’ils sont des mal aimés. Enfermés dans leur cabinet de curiosité, on s’éprend de la liberté qu’on leur rêve. On les console d’une caresse écologique malgré leurs piquants quand on s’y frotte. On les glorifie dans les couleurs de l’arc en ciel dans un «Sunrise cactus» de Paul Smith pour un cocktail aphrodisiaque et le souhait d’un paradis tropical. Qui ne sait que dans la vie il y a des cactus… Et qu’il faut vivre avec!

Alors cette remarquable exposition, parfois déroutante, nous entraîne sur les chemins de la métaphore sur lesquels nous faisons l’école buissonnière. On s’émerveille, on se gratte la tête, on s’amuse ou on s’ennuie, c’est selon. On s'assoit parfois sur un coussin de belle mère, on traverse tous les univers, peintures d’hier et d’aujourd’hui, lampe de Majorelle, vidéo d’Alain Fleischer, «L’apparition du monstre», photographies de Doineau ou de Brassai, installations botaniques de Ghada Amer ou superbe portrait sur toile d’un «Cactus en fruit» comme un clin d’œil à Arcimboldo. On se bouscule dans un joyeux labyrinthe dont on ne cherche pas toujours la sortie. En compagnie de dizaines d’artistes, on s’étonne, on sourit et on rit. Et le cactus n’est-il pas le signe de l’inconfort et un pied de nez aux délicats feuillages de nos forêts tempérées?

«Couleurs!», Chefs-d’œuvre du Centre Pompidou

 


Grimaldi Forum, Monaco

Jusqu’au 31 août 2025



Maculant un visage de teintes vertes en 1905, Matisse, avec le fauvisme, inaugure une nouvelle manière de dire le monde. A la suite de l’impressionnisme, la couleur impose son autorité et son autonomie par rapport au réel. C’est le début de l’art moderne. Et deux ans plus tard, ce sera Picasso qui révolutionnera formes et perspectives. La couleur donc. Impérieuse dans son pouvoir de traduire les émotions ou de transcrire les idées les plus abstraites, elle défie le réel et perturbe ainsi notre perception du monde.

Cette aventure de la couleur nous est ici racontée à partir de plus d’une centaine d’œuvres et nombre d’objets de design comme pour nous rappeler que la gamme chromatique est chargée tout à la fois d’une fonction ornementale, expressive et culturelle. Et que ces fonctions se croisent, se heurtent ou s’éprouvent différemment d’un individu à l’autre du fait de la puissance de l’impact sensoriel de la couleur. Aussi, répartie selon sept espaces monochromatiques, l’exposition conçue par Didier Ottinger se développe à partir d’un noyau central qui nous conduit vers des salles dans lesquelles, par des jeux de lumière, chaque couleur s’associe à une composition sonore du compositeur Roque Rivas réalisée avec l’IRCAM et à une ambiance olfactive créée par un «nez» de Fragonard, Alexis Dadier.

Pour cette exposition immersive, nous traversons des pièces perçues comme des lieux d’habitation où la couleur joue tout aussi bien de l’intime, de l’ornement que de la publicité. Puis nous voici saisis dans le flux d’un jaune ou d’un rouge avec, pour introduction, une série d’œuvres consacrées au cercle chromatique avec bien sûr le couple Delaunay ou un immense nuancier de 1024 couleurs de Gerhard Richter. Et c’est alors que, dans un vaste circuit, chaque teinte se développe à travers un portrait, une abstraction ou un paysage. Le bleu c’est l’envol pour Kandinsky, la qualité d’une profondeur spirituelle pour Klein, une traversée onirique pour Magritte. Entre couleurs froides ou chaudes, un jaune criard ou une tonalité plus sourde, nous évoluons à travers une floraison des plus belles toiles du Centre Pompidou.

Histoire de contrastes autant que de dialogues confidentiels, ce parcours se déroule dans les modulations d'une symphonie visuelle quand les mimosas de Bonnard palpitent à côté de deux corps renversés de Bazelitz dans une lacération de jaune. Haï par Mondrian parce trop lié à la nature, voici que le vert irrigue un portrait de jeune fille par Picasso et qu’il enchante les toiles de Chagall. Et il y a les couleurs adulées, les dangereuses aussi et celles aussi incertaines que le blanc et le noir. Et ce rose, triomphe de la frivolité et du mauvais goût qui se chante merveilleusement dans un lit peint par Philip Guston! Tout est prétexte à cri ou à méditation et l’on circule avec bonheur parmi cette floraison de silences ou de récits en compagnie des plus grands Maîtres de l’art moderne. Le rouge écorché d’un groom peint par Soutine ou la carnation verte d’une odalisque de Martial Raysse sauront déchirer votre regard et au terme de ce voyage coloré, vous verrez toujours le monde autrement. Et pour reprendre les mots de Didier Ottinger: «Contre les dogmes et les écoles artistiques, la couleur est l’outil privilégié d’une liberté, d’une affirmation de soi.»



dimanche 29 juin 2025

Barbara Hepworth, «Art § Life»

 


Fondation Maeght, Saint Paul de Vence

Jusqu’au 2 novembre 2025



Clin d’œil ou hasard, dès l’entrée de la Fondation Maeght, on se confronte à une haute sculpture de Miro avec ses pleins et ses creux dans une forme oblongue dotée d’une excroissance sphérique. C’est déjà une approche du style développé par l’artiste anglaise née en 1903, Barbara Hepworth, celle qui fréquenta les proches de la famille Maeght -  Giacometti, Miro, Braque et tant d’autres. Volumes épurés, souvent perforés par des trous pour faire circuler la lumière, jeux du plein et du vide, relations d’une matière à l’autre, autant de solutions plastiques pour une œuvre qui aura durablement marqué la sculpture du XXe siècle. Fascinée par l’autorité de la matière et de son rapport à l’humain chez Rodin mais aussi emportée par la quête d’une simplification des formes amorcée par Brancusi, Barbara Hepworth nous entraîne dans une expérience tout à la fois sensorielle et intellectuelle.

Conçue selon un parcours aussi bien biographique que thématique, l’exposition de sculptures, lithographies et autres documents rend compte de toute l’évolution de cette œuvre. A 22 ans, Barbara Hepworth se rend en Italie pour y étudier les sculptures primitives et celles de l’art roman et de la prérenaissance. Avec son premier mari, John Speaking, elle développe la technique de la pierre taillée. Puis en 1931 elle épouse le peintre Ben Nicholson et l’œuvre se simplifie. L’abstraction se réalise alors dans la mémoire de la nature qui se développera aussi bien en Cornouailles que dans les paysages méditerranéens. La lumière façonne l’œuvre dans sa traversée du marbre ou du bois. Mais la sculpture elle-même se module au gré de l’espace environnant et, pour en éprouver tous les éléments, il faut se mouvoir autour d’elle tant alors les volumes tour à tour s’harmonisent ou se contrarient.

Curieuse de musique, de poésie mais aussi de sciences, de spiritualité et de politique, Barbara Hepworth ne cesse de relier la nature et l’homme dans leur essence même. Souvent des éléments de plus en plus géométriques se font face ou se détournent comme pour un dialogue silencieux avec nous-mêmes. La signification de l’œuvre prend alors sa source dans la matière elle-même, au-delà des formes stylisées qu’elle emprunte. Brillant ou mat, un marbre diffuse un esprit autre et qu’il s’accomplisse en relation avec un bois verni ou un plâtre ou parfois un ajout de peinture, c’est toujours l'harmonie que volumes et courbes orchestreront. Parfois les éléments se relient par des fils, comme à la même époque chez Naum Gabo, pour exprimer la tension qui leur donne vie. Car l’artiste ne cesse d’explorer au cœur de la sculpture toutes les manifestations du vivant. C’est ainsi que des photographies témoignent aussi de décors, costumes et accessoires réalisés dans les années 50 pour le théâtre. Musique et danse furent indissociables des travaux de l’artiste et cette exposition est une invitation à nous déplacer pour s’engouffrer parmi les orbes et les entrelacs des sculptures afin d’entrer dans la cérémonie des œuvres et des corps: l’art vivant.



jeudi 26 juin 2025

«Ceux qui nous guident», Ryan Schneider

 


La Citadelle, Villefranche

Jusqu’au 23 novembre 2025



Autrefois peintre, Ryan Schneider composait ses toiles sans réelle perspective, jouant de la seule structure de la couleur brute comme pour renouer avec son fonds primitif. Désormais sculpteur, l’artiste californien né en 1980, se saisit de la couleur comme pour apaiser les plaies qu’il inflige à la matière. Il y en lui un chaman qui célèbre l’énergie spirituelle concentrée dans la matière et chaque entaille qu’il inflige au bois, à la pierre ou au bronze s’attache à faire rejaillir l’âme des éléments.

Disséminées dans l’enceinte de la Citadelle, plus de quarante œuvres se mesurent aux jardins, cours, chapelle et espaces intérieurs dont la minéralité répond à celle du désert californien où vit l’artiste. Même puissance, là où aridité et exubérance se conjuguent pour faire ressortir le feu et la cendre des forces telluriques dans leur relation avec le vent, les arbres ou les fleurs. A l’issue d’une résidence de deux mois à Villefranche, Ryan Schneider a créé une vingtaine de sculptures de pyrolite ou d’onyx, en bois de séquoia ou de pin pour des agencements en formes de totems pour inscrire le corps dans sa seule matérialité et sa communion avec la nature.

L’artiste dessine à la tronçonneuse. Il burine l’écorce du monde pour en extraire cette sève invisible qui l’irrigue. Celle que seul l’art révèle quand il sait répondre à cette nécessité impérieuse de faire surgir ces mystères auxquels se confronte l’artiste avant de leur donner forme. Aussi l’image du corps morcelé – doigts, bouche, œil ou dent – résonne-t-elle avec des rappels de masques en bas-reliefs dorés dans la mémoire de toutes ces civilisations du Mexique ou d’Asie qui se mêlent au cérémonial de l’Afrique ou d’ailleurs.

La main est ici l’arme du sculpteur. Dans la Citadelle, elle implore aussi le pouvoir magique des plantes et des fleurs, le regard du ciel et de la mer. Dans les jardins, une statue dans un bleu Yves Klein se marie à des fleurs couleurs de sang et à des vagues de verdure. Souvent les socles s’apparentent à des troncs calcinés sur lesquels des semblants de visages nous contemplent dans leur tranquille éternité. Artiste, Ryan Schneider écrit cette symphonie sculpturale et méditative à partir des grandes figures de l’art qui l’ont précédé. Corps déconstruits de Picasso, expressionnisme gigantesque de Baselitz, violence déconstruite de César et, surtout, tout ce qui s’inscrit dans les failles du primitivisme. Souvenir peut-être des bois sculptés de Gauguin, d’une aspiration à un idéal de beauté absolue dans la nostalgie d’ un paradis perdu…

Il y a chez cet homme-là toute cette puissance tellurique qui surgit impérieusement parmi les murs de la Citadelle. Et l’on comprend vite qu’à travers les mythologies qu’il convoque, aucune muraille ne saurait lui résister. A travers «Ceux qui nous guident», nous écoutons leurs messages gravés sur la pierre ou le bois. Ils nous observent silencieusement, figures sculptées dans le temps.





vendredi 20 juin 2025

«Fantômes!»

 

Hôtel Départemental des Expositions du Var, Draguignan

Du 21 juin au 28 septembre 2025


                                                  Boltanski, Monument

Les fantômes traversent tout le «spectre» des civilisations, de l’antiquité jusqu’à nos jours. En plusieurs chapitres, l’exposition dracénoise s’ouvre dans une atmosphère nocturne comme pour éveiller la fluidité de ces corps vides réduits au suaire blanc qui en revêt le souffle. Partout et de tous temps, les «revenants» fascinent nos imaginaires pour cette porosité de la vie et de la mort et de la réversibilité de ces passages entre l’avant et l’après. Traversant les murs et le temps, figures de l’angoisse ou du rire, entre poésie et humour noir, les fantômes illustrent cette universalité de l’irrationnel qui irrigue l’art, la littérature et même la science puisqu’au XIXe siècle le spiritisme se fond dans le scientisme et qu’on convoque mediums et esprits en faisant tourner les tables.

Toute cette histoire, sombre, drôle ou sulfureuse, nous est ici contée à travers objets archéologiques, documents, photographies, peintures et quantité de pièces pour une enquête méticuleuse et une chasse aux fantômes. On y découvrira l’authentique manuscrit du Horla de Maupassant aux lisières de la folie ou du rêve éveillé, une plongée dans les cauchemars d’Enki Bilal avec ses Fantômes du Louvre ou la peinture joyeuse d’un graffeur italien dans un mode pop art. Le Commissaire principal de l’exposition, Philippe Charlier, précise: «Ce n’est pas une maison hantée, mais une immersion dans le monde des esprits.» Et la scénographie, par ses jeux de lumière ou de sonorité, et en usant de tous les «mediums», permet au visiteur d’éprouver tout ce qui se décline sous le signe des chamans, des vaudous, des amulettes ou bien à travers la légèreté des fantômes dans les albums de Lucky Luke.

Au-delà de ce répertoire très ouvert, c’est aussi une méditation sur l’intemporel et l’invisible à laquelle nous sommes conviés. Et l’art est ce socle que même les fantômes veulent hanter. Peinture, cinéma ou photographie souvent se sont mesurés avec humour ou terreur au vertige de cet au-delà. Parmi la quantité impressionnante de pièces présentées, on retiendra une toile de Ary Scheffer de 1846, Marguerite tenant son enfant mort en provenance du Musée de la Vie Romantique, Le Spectre de Banquo de Chassériau dans un rappel de Macbeth et de Shakespeare ou une superbe toile de Füssli. L’art contemporain complète ce voyage dans l’inconnu avec trois œuvres majeures de Christian Boltanski, Reliquaire, Monument et Les ombres. De grandes photographies d’Alain Fleischer illuminent une salle avec La nuit des visages ou une vidéo, Les hommes dans les draps tandis que Sophie Calle nous installe face au dévoilement d’un Fauteuil (Parce que c’était le sien, parce que je le regarde).

Monde de l’étrange, l’univers des fantômes reflète, selon son étymologie, celui de nos fantasmes. L’exposition s’achève sur les spectres d’ailleurs, les rêves à traduire, les territoires à explorer loin des manoirs hantés, les cultures d’Afrique, du Mexique ou du Népal. Bon voyage alors puisque du pays des revenants on en revient toujours émerveillé. Et sur un mur, cette sublime phrase de Yukio Mishima: «Votre malédiction ne m’effraie pas! Je suis forte, parce que j’ai été aimée»

                                                        Chassériau, Le spectre de Banquo

lundi 16 juin 2025

Les trois expositions estivales du Musée Fragonard, Grasse

 

 Musée Fragonard, Grasse

  Jusqu'en octobre 2025



«Arracher les roses n’empêchera pas le printemps de revenir» proclame Chékéba Hachemi, cette femme afghane, exilée d’un pays où les fleurs se dessèchent aux murailles minérales du désert afghan, aux portes de l’Iran où aussi roses et jasmin embaument les jardins et le cœur des femmes désormais soumises. Terres de paradoxes et visages aux sourires sombres se mêlent au parfum envoûtant des photographies de Fatimah Hossaini et de Oriane Zérah.

«Femmes dévoilées & Hommes en fleurs» relate ces glissements contradictoires qui s’opèrent hors des clichés dans lesquelles trop souvent on s’enferme dans des certitudes quand ici tout n’est que mouvement, évanescence et que dans l’œil d’un tyran peut encore briller l’espoir des larmes d’une fleur. Images hors du temps, comme surgies d’un jardin des mille et une nuits, voici que les regards de ces êtres d’Orient s’affrontent aux nôtres comme revenant d’un autre siècle pour nous parler d’espoir et de beauté là où la lumière s’est éteinte mais que les pétales des fleurs diffusent encore leurs rayons de soleil. Ces deux femmes restituent dans la blessure de leur histoire une poésie magistrale, toute en couleur et en clair obscur. Visages et fleurs tour à tour se toisent avec orgueil ou se confondent dans une même incertitude quand le temps et l’espace seuls les recouvrent d’un voile. De ce face à face de l’homme et de la femme afghane, c’est toujours la fleur de l’espoir qui s’épanouit.

Temps retrouvé mais sans l’ombre de jeunes filles en fleurs, voici dans Le musée provençal du costume & du bijou, «Le jardin d’Hélène» un hommage lumineux à celle qui créa ce musée en écho aux collines florales des parfumeurs de Grasse. Et tout pourrait ici se résumer à cette phrase de Rousseau en 1782, «La nature elle-même semblait se refléter dans ses vêtements, et ses robes à fleurs étaient comme une extension du monde extérieur, un jardin vibrant porté par l’âme d’une femme.» Voici donc saisi du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, tout un florilège de soie ou de coton, de motifs végétaux tissés, brodés ou imprimés, taffetas, mousselines, robes, jupons et crinolines emportés par des vagues fleuries dans un sourire au temps passé. A ces parures répondent broches et bijoux dans l’éclat de leur matière et leur pouvoir symbolique. Au tournant de la Révolution française, ceux-ci accordent aux vêtements tout à la fois le signe d’une rupture et d’une élégance. Puis ce sera la disparition des manufactures et l’essor de la Révolution industrielle avec le développement de la consommation, une aspiration au confort et un style plus épuré.

Cette période charnière se révèle au travers de la peinture. Celle d’Adèle de Romance (1769-1846) répond aux codes du portrait de son époque et l’exposition du Musée Fragonard s’attache à présenter ces femmes peintres de la génération de Marguerite Gérard. Mais c’est sous l’égide d’Elisabeth Vigée-Le Brun que son talent se développe et, là encore, autour des corps nacrés et du rose des joues, en de délicats camaïeux se déroulent les plis et modulations colorées ou translucides de ces étoffes aériennes et les bijoux scintillent en témoignant aussi d’une position sociale de la femme. Sur fond de paysage, tenant à la main livre ou panier de fleurs, la femme, dans chaque œuvre se lit dans son histoire personnelle au cœur d’une période troublée dans laquelle le portrait signe plus que jamais la présence du pouvoir.