mercredi 25 janvier 2023

Amy Sherald, «The World We Make»

 


Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 15 avril 2023




Il arrive que les corps soient habités davantage par l'Histoire que par un présent qui les aurait désertés. La peinture classique en proposait alors soit le portrait psychologique, soit une peinture héroïque qui délaissait le sujet pour énoncer un geste universel en prise avec l'idéal d'un futur. Renouant avec cet instant de l'histoire de l'art, Amy Sherald s'inscrit dans cette tradition du portrait social en le réactualisant dans le contexte de la communauté noire-américaine. Dans ses peintures monumentales, la grisaille de la peau traitée comme une couleur neutre et désincarnée à valeur universelle la dévêt de toute sensualité de même que les visages demeurent figés dans l'exil de toute mémoire.

C'est ici que le futur se dessine: «Le monde que nous construisons». Pour sa première exposition en Europe, l'artiste amplifie les attitudes et les poses artificielles, souligne les stéréotypes qui s'incrustent jusque dans les corps à tel point que ceux-ci résonnent comme des icônes intemporelles, chargées du poids du passé mais ouvertes à toutes les promesses de l'avenir. Amy Sherald excelle dans cette ambiguïté permanente à peindre le silence en même temps qu'elle suggère un cri qui ne s'énonce jamais. De même, dans une facture qui rappelle l’hyperréalisme, parvient-elle à exprimer une intériorité ouverte à tous les possibles. Chaque tableau devient une ode muette à la liberté. Chaque visage peut alors se charger d'une vie nouvelle.

Femme, noire et peintre, Amy Sherald peint en nous regardant dans les yeux. La mise en scène est simplifiée jusqu'à l'extrême, l'arrière-plan dans sa couleur brute accuse la tension intérieure des personnages. Le moindre détail agit comme un indice pour un récit qui se développe au sein d'un dépouillement qui pourtant nous bouleverse. Elle dit: «Mes yeux cherchent les personnes qui sont et qui ont en elles la lumière nécessaire pour imaginer un présent et un avenir rempli d'espoir». L'espace pictural s'investit alors de cette humanité latente qui traverse les mythologies de la culture américaine par la frontalité d'un tracteur, les découpes précises de motos qui se cabrent dans le ciel comme des sculptures équestres mais toujours pour circonscrire les lignes de l'intime. Entre celles-ci s'esquisse la force d'une évidence - celle de l'obstination et d'une fierté reconquise.

Car Amy Sherald ne cesse de nous parler de cette certitude à agir en nous-même et sur le monde, à nous glisser dans la peau de ses images. Car l'histoire, elle réside en ce que nous sommes: The world we make.





mercredi 18 janvier 2023

Hommage à Gianfranco Baruchello




Il est des artistes qui traversent leur temps sans que les regards de leurs contemporains ne parviennent à saisir la portée et le sens de leur œuvre. C'est sans doute là que réside la qualité de ceux qui anticipent une forme quand d'autres tarderont à seulement les imiter. Gianfranco Baruchello est un artiste rare. Et discret comme s'il s'était essayé à survoler son époque en rase motte et d'une manière indétectable. Malice et stratégie efficace qui se conjuguent à la création d'un espace émietté, d'une œuvre qui elle-même se dérobe à l'emprise d'un projet global pour se nourrir des mille et unes approches du mouvement, du vivant, de ses failles comme de ses multiples recompositions.

On comprendra mieux alors l’intérêt qu'il porta notamment aux écrits de Deleuze, par son refus d'un espace centré et unitaire, son rejet d'une pensée qui émergerait d'une histoire construite à partir d' une racine ou d'un socle pour, au contraire, capter toutes les incidences qui viendraient dilater l'espace, le fractionner par l’ajout d'une multitude de figures minuscules qui le criblent comme pour en faire éradiquer ou irradier le sens.

Baruchello est le poète d'une œuvre rieuse, ouverte sur le réel et pacifiée. S'il parle écologie, il ne le fait pas dans le misérabilisme des déchets, par un engagement factice et une récupération muséale. Il le fait par exemple de 1973 en 1983 en fondant au centre de l'Italie une ferme autonome aux activités multiples. Il sait alors comme personne articuler le réel à une fiction quand il crée une fausse société, Artifex, censée tout commercialiser. Et il joue alors de l'interactivité du producteur, de l'artiste et du consommateur. A l'image de son œuvre, Barucchello est un personnage mouvant et insaisissable. Né en 1924 à Livourne, il traverse l'ensemble des mouvements d'avant-garde de son époque. L'art est pour lui une manière de vivre, un témoignage, une expérience qui s'opère sur le monde. L'art doit être saisi dans la multiplicité de ses formes et par les contradictions les plus retorses de son contenu. L'artiste est le producteur d'une œuvre qu'il transcende par la pluralité des approches qu'elle suppose. Aussi est-il tout à la fois poète, peintre, cinéaste et tout simplement militant de la vie dans son sens le plus large.

Sa rencontre avec Matta en 1960 à Paris témoigne des influences du peintre et de sa liberté vis à vis du surréalisme. Une peinture aux volumes denses qui tranche avec la fragmentation de l'espace et l'émiettement de l'image qui deviendront plus tard la marque de fabrique de l'artiste. Car très vite il rencontre Marcel Duchamp et John Cage. Il s'ouvre alors à de multiples expériences visuelles et sonores à travers le cinéma et la fabrication d'images animées. L’œuvre de Baruchello se condense dans ce patchwork fascinant d'un face à face entre des brides de discours et de styles, des multitudes de récits qui se croisent, des figures qui surgissent aussi vite qu'elles disparaissent mais l'ensemble demeure toujours en suspens aux lisière de l'humour et de l'engagement.

Car ce qui retient peut-être le plus l'attention c'est sans doute cette distance visuelle et l'aspect extradiégétique du récit qui renvoie le spectateur à un ensemble de signes dont les pièces agiraient comme celles de ce jeu d’échecs si cher à Duchamp. Elles mettent en scène la présence du producteur et du spectateur tout autant que celle des figures multiples et contradictoires qui se confrontent à lui. Et tout se joue alors dans cette dynamique en amont et en aval d'un récit. C'est une œuvre libre, déterritorialisée, qui met en scène les contradictions de l'image, leur caractère aléatoire quand elles ne procèdent que des flux de la pensée. Une énergie brute l’irrigue et l'art n'est plus ici que la cartographie des pulsations, des associations d'idées avant que la pensée ne les recompose dans une quelconque téléologie. Les éléments sont distribués dans l'espace sans finalité et sans hiérarchie aucune. Ils se réduisent à des signes minuscules qui investissent le volume ou l'espace dans un récit déconstruit dont les signifiants seraient des hiéroglyphes dévitalisés, des mots-images comme des coquilles vides si nous peinions à en retranscrire l'énergie, la densité pure avant même qu'une ébauche de fiction ou qu'un reflet de la réalité ne l‘irrigue.

Il nous a quitté le 14 janvier 2023 à Rome.



lundi 16 janvier 2023

Jean Widmer, «Du concret au quotidien»

 


Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux

Jusqu'au 9 avril 2023




Au-delà des institutions culturelles, des galeries ou des ateliers, l'art se développe aussi de façon plus subtile dans la vie de chacun par l'empreinte qu'il dépose sur notre quotidien. Le Bauhaus fut cet instant où la rigueur des formes alliée à des aplats de couleur pure allait bouleverser notre conception de l'art en l'intégrant à tous nos gestes et à l'ensemble de notre environnement. L'esthétique industrielle, la mode, le mobilier, la publicité, l'architecture s'imprégnèrent alors de courbes et de lignes épurées en relation directe avec notre vécu, notre confort et à toute fonction utilitaire par la seule force d'un langage universel.

C'est avec cet ancrage dans le réel que Jean Widmer, né en Suisse en 1929 où il étudia à L’École d'Art Appliqué de Zurich sous la direction de Johannes Itten, s'attacha à construire un ensemble fonctionnel qui, par sa rigueur mais aussi par la volonté d'une compréhension immédiate pour tous, résonne en chacun de nous au-delà de toute hiérarchie culturelle. Le graphisme et la relation instinctive entre la lettre et la chose comme elle exista dans l’Égypte ancienne, sont au cœur de ce projet et les pictogrammes, les logos ou les affiches qu'il conçut témoignent de cette volonté de dire le monde dans un vocabulaire commun.

L'exposition de l'E.A.C permet de découvrir toutes les facettes d'une œuvre qui dans sa cohérence esthétique en lien avec la typographie, aborde des sujets très divers. On y découvre des séries d'affiches réalisées dans leur relation stricte aux correspondances entre l'image et le texte grâce à la rigueur mathématique. La police de caractère du mot ainsi que le noir du texte agissent en fonction de la couleur et de son efficacité par son immersion dans la géométrie. Il y a aussi tous ces logos comme signes d'un lieu ou d'une fonctionnalité comme ce célèbre logo que Jean Widmer dessina pour le Centre Pompidou mais aussi pour d'autres établissements prestigieux. De façon plus ludique, il fut à l'origine de tous ces pictogrammes qui jalonnent nos autoroutes, toujours dans cette volonté de synthèse brute entre la réalité d'un paysage, d'un monument ou d'un animal en l'imprimant dans une forme qui s’inscrive comme un mot et que sa signification se perçoive en amont de toute conscience.

Au-delà de sa seule fonction utilitaire, quelques peintures et sculptures réalisées dans les années 90 témoignent de cette parfaite harmonie dans la découpe des formes et l'intensité de la couleur. Voici un art qui ne se soumet qu'à l'injonction d'une intelligence contrôlée.




samedi 26 novembre 2022

Benoît Barbagli, «Tout autour, l’eau»

 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 14 janvier 2023



Et que le corps exulte! De cette exhortation à un élan révolutionnaire par la réconciliation de l’individu et du collectif comme celle de l’homme et de la nature, Benoît Barbagli esquisse une œuvre lumineuse et particulière tant elle propose une relation sensible entre l’esthétique et une exigence éthique.

Au cœur des éléments, l’humain se confond aux puissances de la terre, du ciel et du feu mais c’est dans l’eau, pareille à un liquide amniotique, qu’émergera cette série de photographies et de sculptures pensées à partir de performances et d’une réflexion sur l’anthropocène.

Si dans d’autres œuvres, l’artiste partage avec les éléments le pouvoir d’inscrire sur la toile la trace de l’eau et du vent par la grâce du charbon ou de la cendre, ici l’humain participe d’une célébration collective d’où l’idée d’une joie retrouvée triomphant entre bouquets de fleurs et trompettes glorieuses dans une nudité conquérante pour une autre immersion dans l’univers. Dans L’utopie du corps, Michel Foucault écrivait: «Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et rayonnent tous les lieux possibles, réels et utopiques». Par des mouvements d’apparition et de disparition, de flux et de reflux, d’élévations et de chute, l’artiste nous entraîne dans ce monde solaire par une chorégraphie aquatique qui célèbre cette fusion libératrice. Mais l’artiste lui-même tend alors à se dissoudre. Collaborant avec le collectif PALAM, il est tout à la fois sujet et objet, en prise avec d’autres corps qui se fondent dans un même rituel de fusion et d’effusion hédoniste.

Cette ode à la joie résonne comme une volonté de renouer dans une parfaite harmonie, sans hiérarchie aucune, vers une relation égalitaire entre la nature et l’humanité. C’est ainsi que Benoît Barbagli suggère dans une écriture somptueuse tous les jeux de métamorphoses qui s’opèrent d’un sujet à l’autre. Et, de l’artiste lui-même aux autres ou à la vague, on ne saura jamais si la communion s’opère dans les plis du hasard ou par une décision programmée. Alors autant entendre cette œuvre comme une danse, une transe en prise avec le temps et l’espace. Et peut-être, comme dans l’écho d’une scénographie antique, l’écouter quand du héros et du coryphée, un chant s’élève pour célébrer la présence de l’homme dans l’univers et en traduire les plaies. Dans le sillage de cette utopie nécessaire, les identités se dissolvent pour s’ouvrir à d’autres regards.




lundi 14 novembre 2022

Louis Pons, «J’aurai la peau des choses»

 


Espace Lympia, Nice

Jusqu’au 26 février 2023



En collaboration avec le Musée Cantini de Marseille où l’exposition sera présentée plus tard, l’Espace Lympia propose une rétrospective de l’œuvre de Louis Pons, artiste prolifique né en 1927 et qui, en marge du surréalisme et de l’art brut, échappe à toute définition. Celui qui déclara dessiner «pour tuer le temps» se livra à une multitude de petits métiers en même temps qu’à des caricatures dans la presse humoristique. D’une liberté absolue, il restera jusqu’à sa mort en 2021 un artiste singulier, braconnier de l’image, traquant en elle tout ce qui en déborde, dévoilant sa puissance à absorber le réel tout en lui faisant rendre gorge. L’œuvre se dérobe à toute séduction, elle fouille les entrailles du monde pour en exhumer sa part de vérité dans le seul chaos du réel et de l’imaginaire.

Avant de s’installer à Paris en 1973, Louis Pons arpente les villages de la Côte d’Azur et de sa Provence natale. Il marche, dessine, c’est à dire qu’il cisaille à coups de traits les lignes d’un paysage de plaies et de bosses. Dans le Var, il vit plusieurs années à Sillans-la-Cascade. Là, à coups de serpe et de faux, par la grâce de l’encre de Chine, il hache les herbes folles d’un cadre champêtre pour tisser les lignes d’une vie rurale saisie entre des chaos rocheux et l’eau qui s’en empare. Sans cesse il dessine et il écrit: «Comment dessiner un œuf? Premièrement, dessiner un coq. Deuxièmement dessiner une poule. S’armer de patience et attendre.»

Dessiner c’est alors ramasser des brides de réel dans un monde cabossé. Aussi, atteint de troubles visuels, Louis Pons se consacrera-t-il bientôt à des assemblages et des tableaux en relief avec du rebut, des débris de machines agricoles, des ossements d’animaux, du bois ou de la corde. De ce bric-à-brac, il compose la carte d’un univers personnel fait de monstres et de sourires, de blessures et de caresses. Louis Pons nous entraîne dans ses chemins creux où la lumière se dispute à l’humus pour faire jaillir des visions fulgurantes sur ce que nous nous sommes et sur nos rêves. Tour à tour tendre et morbide, l’œuvre déroute et fascine tant par les matières que l’artiste expérimente que par ses incursions entre ethnologie et entomologie. Humains et insectes se fondent dans le règne végétal et minéral. Là où tout n’est plus que dessin, sculpture ou bas relief. Là où le monde se refuse à nous, là où il demeure invisible, l’artiste ne cesse de le pourchasser et de proclamer: «J’aurai la peau des choses».




jeudi 10 novembre 2022

«Devenir fleur»

 


                  MAMAC, Nice

Jusqu’au 30 avril 2023


                                                          Nils-Udo, Mille Narcisses

Voir la fleur autrement, la penser au-delà de son économie ou de sa fonction décorative, telle est la proposition de cette ultime exposition sur le thème des fleurs pour cette cinquième Biennale des arts à Nice.


Qu’elle s’impose dans sa matérialité glorieuse ou qu’elle s’inscrive dans une métaphore de la fragilité et de l’éphémère, la fleur, depuis l’aube des temps n’a cessé de dire l’humanité. Et le langage des fleurs, s’il s’arrime à nos joies ou à nos peines, impose sa propre syntaxe par laquelle se formulent ou se décomposent les images de ce que nous sommes. Les fleurs nous invitent à les entendre et, qu’elles étalent leurs pétales sombres ou lumineux, ce sera toujours l’éclosion de la vie dans la relation de l’humain et du monde végétal qui l'emportera.

«Devenir fleur» est cette exposition du MAMAC qui arrache le végétal au symbolique pour l’envisager comme un organisme vivant qui renverrait une image de nous-mêmes mais qui surtout nous permettrait de  nous approprier un autre langage, le sien, celui qui  nous révélerait une autre présence au monde. Tour à tour poétique et politique, la fleur nous engage ainsi à nous transformer et nous convie à une osmose harmonieuse avec l’univers. Une trentaine d’artistes de tous les continents nous entraînent dans un cheminement sensible à travers les murmures de la nature et de nos gestes qui la mutilent ou la réparent.

Ce parcours initiatique se développe en trois moments. «Être fleur» nous invite à changer notre perception, à penser à partir de l’autre dans une relation d’humilité. C’est dans notre regard sur la fleur réinventée par l’artiste, que cet échange se réalise. Une communion faite à partir de cueillettes lentes  et de réagencements comme pour le superbe tapis végétal de Marinette Cueco ou bien les subtiles enlacements des guirlandes de Chiara Camoni. Et la main et la fleur fusionnent enfin dans un organe commun sur les photographies de Nona Inescu.

«Jardin des métamorphoses» s’ouvre comme un nouveau territoire mental à partir de rêves et d’hybridations. L’irréalité se mesure à la pulsation des formes et des couleurs quand celles-ci s’arrachent de la nature pour la défier ou la magnifier. De nouveaux paysages se créent quand les jardins se limitent à des constructions humaines. Ce sont alors leurs rituels qui s’imposent. Un environnement de Blanca Bondi nous plonge vers des espaces oniriques où des excroissances végétales défient la lumière et déploient des cercles liquides comme dans un ciel. Des films, des installations, des sculptures ou de superbes dessins de Penone s’en approchent au plus près quand des arborescences naissent au creux des yeux comme autant d’œuvres pour expérimenter d’autres façons de voir et de penser.

C’est dans cette conscience nouvelle que se joue la dernière étape de ce parcours. «La botanique du pouvoir» représente ce regard par lequel les effets de domination se heurtent à l’indétermination des substances, des intérêts et des rôles, à l’exploration, à la colonisation et à tous les déplacements sur lesquels les sociétés se brisent ou se recomposent. L’idée de blessure et de réparation, la fragilité mais aussi la capacité de résilience pour nos écosystèmes sont autant de liens qui rattachent l’humain à la flore et effleurent une écriture du partage. C’est ainsi que Kapwani Kiwanga nous offre des bouquets de  délicates fleurs en papier sur des socles en larmes ou gouttes de pluie dans un jaune surnaturel. Être fleur, s’enrober dans sa beauté à moins que celle-ci ne s’empare de nous pour nous conduire toujours vers de nouveaux rêves de réconciliation... Ne le dites plus seulement avec des fleurs, écoutez leur parole! 




samedi 5 novembre 2022

Catherine De Clippel, «Photographier les vodous»

 


Centre de la photographie de Mougins

Jusqu’au 5 février 2023



Il y eut à la fin du XIXe siècle cette vogue de la photographie spirite avec ses fluides et ses spectres comme si, dans ses balbutiements, l’objet de la photographie ne consistait pas tant à clouer le réel dans une représentation figée mais plutôt d’en extraire "la part maudite" pour reprendre les mots de Georges Bataille. De la chambre noire au négatif d’où surgira l’image après qu’elle aura subi l’action d’un «révélateur», c’est alors toute une histoire qui se construit autour de la matérialité de l’image ou de ses fantômes. A la fois cinéaste et photographe exposée dans d’importantes institutions internationales, Catherine De Clippel pourrait s’apparenter à une photographie de l’informe si, au contraire, elle ne s’était associée avec des anthropologues pour, à travers le vodou, explorer les notions de contemporanéité et ce qui peut en résulter dans le concept même de la représentation d’un monde.

Dans l’ouest du continent africain, parmi d’autres rituels animistes, le vodou demeure une pratique contemporaine en décalage avec la positivité du monde occidental. Il nous rattache à ces flux de la raison et des sensations si chères à Aimé Césaire, par l’inscription d’une réponse collective face au malheur et de la magie blanche ou noire au cœur du quotidien. Reprenant ainsi ce qui fascina les surréalistes et des écrivains tels que Bataille et Michel Leiris, Catherine De Clippel sonde les rituels et les représentations de ce vodou dont la traduction est «l’inconnaissable».

Dans ses photographies s’impriment ces forces contraires avec des dieux qui protègent ou attaquent, dans un monde flottant de formes indistinctes et de matières répugnantes. Il ne s’agit pas pourtant pour elle de s’en tenir à une vision documentaire mais de faire surgir dans le corps même de la photo les notions de seuil et de trace. Aussi les images sont-elles au plus près de ce que la pratique du vaudou peut aujourd’hui nous enseigner. Dans un noir et blanc parfois indistinct, les photos sont livrées brutalement aux murs ou bien adossées les unes aux autres dans l’espace, sans cadre, comme de simples hypothèses dans leurs relevés de signes terreux, de récipients troubles, de ligatures, de vie et de mort.

La représentation de l’au-delà dans les failles du temps et dans la matérialité d’un autre espace se conjugue au souvenir des arts premiers - telle est cette quête à laquelle la photographe nous convie comme pour une méditation sur la nature même de l’objet photographique. De la chambre noire à la lanterne magique, l’on s’obstina à vouloir capturer la réalité. Pourtant la photographie à l’instar de tous les arts, ne livre-t-elle pas dans le monde d’aujourd’hui sa propre part «d’au-delà»? Ce que désigne le vaudou par ce mélange de fascination, d’attraction et de répulsion qu’il exerce sur nous c’est aussi le pouvoir des images qui ne cesse de hanter nos jours ou nos nuits.

lundi 31 octobre 2022

«L’intime du vide»

 


Exposition collective, Le Dojo, Nice

Jusqu’au 2 décembre 2022


                                                François Paris, "Séduction paradoxale"

Se confronter à la page blanche d’une toile ou d’une feuille, c’est toujours pour l’artiste se mesurer à ce qui se trame en amont de la création et à ce qui prélude à l’image. De ce réservoir à désirs et à fantasmes, les réseaux inextricables de l’imaginaire exercent leur tension dans l’intimité du sujet pour s’en libérer par la force du dessin. «L’intime du vide» est cet exercice de recouvrement par lequel huit artistes proposent leur propre conception de la forme quand elle surgit au détour de cette nécessité d’exprimer une intériorité, d’«accoucher une image». Or celle-ci résulte non seulement d’un fond inconscient mais aussi d’une culture, d’une histoire et de codes auxquels l’artiste tour à tour obéit ou se confronte.

Le dessin est ce lieu originel sur lequel se dépose cette charge mentale. Le noir et le blanc en absorbe au plus près la trace qu’elle soit dans le développement des lignes ou des courbes, dans des effets d’effacement ou par l’épaisseur du fusain. C’est dans le velouté sombre de celui-ci et dans l’insertion de l’empreinte des corps que Yannick Cosso répond à son interrogation: «L’espace de la feuille de papier serait-il plus intime que celui qui entoure ton corps?» A l’inverse ce sera la frontalité trouble d’un visage qui surgira des dessins de François Paris tandis que ceux de Steve Di Geronimo s’apparentent à la fois à un objet et à une cible. Réalisés avec une extrême méticulosité, ce sont alors des visions déroutantes tant elles paraissent plus vraies que dans leur existence réelle. Mais ne serait-ce pas un vide sidéral qui en résulterait?

La couleur est aussi ce qui irrigue le pouvoir du dessin. Pour Béatrice Lussol, elle se répand, comme extraite du corps dans ses fluides et ses plis. C’est alors un paysage organique et sexuel qui se construit à partir d’une intériorité physique qui s’empare du vide dans l’écoulement des sillons d’aquarelle. Dans une même douceur dangereuse, transparente et acidulée, Makiko Furuichi distille sa poésie du conte et de l’absurde tandis que Ingrid Maria Sinibaldi impose les cernes volontaires du dessin avec humour pour traduire la violence du réel. C’est avec détachement que Céline Marin collecte des images pour les rassembler dans un surréalisme joyeux. La narration peut alors s’inscrire dans le fil du dessin. Mais le récit peut aussi lui échapper et c’est ce que raconte Maxime Parodi dans l’intrigue de ses mises en scène. Si la nature a horreur du vide, l’artiste au contraire aime s’y perdre ou bien y trouve les ressources d’une liberté jubilatoire.

Philippe Ramette

 


Galerie Xippas, Paris

Jusqu’au 3 décembre 2022



En contre-pied de l’image de l’artiste, Philippe Ramette aime à se présenter parfaitement vêtu et engoncé dans une honorabilité qu’il se plaît à déjouer malicieusement. Dans un récent tirage photographique, «Allégorie de la création», il domine dans toute l’emphase du culte de la personnalité un paysage qu’il est censé fertiliser par la grâce d’un arrosoir doré posé sur sa tête comme le képi d’un général. L’autodérision s’accommode alors du burlesque et dans la noblesse du bronze, l’artiste, à travers onze sculptures, en décline les gestes.

 Dans la tradition des monuments en hommage aux personnalités officielles tels que ceux qu’il a réalisés à Nantes, il se présente lui-même arborant le prestige de la célébrité mais toujours sous les atours de l’absurde. Le déséquilibre physique mis en scène dans ses sculptures ôte pourtant à celles-ci toute velléité de grandeur et introduit une critique sur l’idée même de statue monumentale. Tel un Buster Keaton démontant la mécanique de ses gags, Philippe Ramette joue du socle comme réceptacle de la notoriété et du personnage qu’il supporte. Chaque œuvre apporte sa part de claudication, son pas de travers et son pince sans rire par la désarticulation du socle ou de la figure. Le déséquilibre est alors l’inscription d’un désordre mental qui se généralise dans une réflexion sur l’art et la société.

Le titre des œuvres fournit une explication ironique à ce que la figure illustre. Ainsi dans «Éloge du déséquilibre», le personnage s’appuie-t-il sur le mur quand dans «Proposition d’un monument de ceux qui se trompent toujours de direction», c’est l’artiste qui en désignera une. Mais celui-ci peut se dissoudre et, dans «Pas perdu», il n’en reste que l’empreinte de sa chaussure imprimée dans le bronze. Les mots s’associent alors à un monde désarticulé dont l’artiste ne cesse d’accentuer avec humour les fractures. L’une des sculptures montre Philippe Ramette portant son socle sur son dos. Tout se résume ainsi à cette métaphore de celui qui déménage dans un univers absurde que l’artiste supporte et désigne. Ça s’appelle l’intelligence.

vendredi 28 octobre 2022

Agnès Thurnauer, «On se retrouve chez toi»

 

Musée Matisse, Nice

Jusqu’à février 2023



Toute perception d’une œuvre d’art implique un jugement au terme duquel il y aurait cette nuance de l’esprit et de la lettre - la stricte matérialité de celle-ci mais aussi ce qui l’excède par l’effet d’une production par le corps, le mental et le sensible. Dans une démarche conceptuelle, Agnès Thurnauer explore ces fluidités, les équivalences ou les contradictions inhérentes au livre ou au tableau pour les mettre en scène et les approfondir à partir de la souveraineté du mot et de sa relation au visuel. Ce qui pourrait n’être qu’un exercice intellectuel se révèle au contraire comme un superbe cheminement parmi les tours et détours du texte, de la forme et de la couleur.

Agnès Thurnauer n’isole jamais la lecture et l’écriture de sa pratique artistique. A la suite d’une visite au Musée Matisse, elle adresse cinquante lettres au peintre qui font l’objet d’un livre intitulé «Cher Henri,». Conçu comme une percée dans le temps, cet ouvrage est alors la clé d’une rencontre avec l’œuvre de Matisse et sa relation à la littérature. Cette correspondance résonne aussi dans un sens baudelairien à moins qu’elle ne diffuse dans les allées et les salles du musée les réminiscences des voyelles colorées de Rimbaud. Car au-delà de cette ascèse des mots c’est bien la poésie, l’incendie de la couleur et le trouble de la sensibilité qui s’emparent de cette identité qui se construit entre Matisse et Agnès Thurnauer. Pour en saisir les blancs et les interstices, les œuvres sont autant de fenêtres ouvertes sur de nouveaux paysages mentaux. Parfois des sculptures fonctionnelles ponctuent le sol et le corps peut alors s’y reposer. Ailleurs des couples de peintures sont comme les pages d’un livre ouvert où l’horizontalité du geste de lire se confronte à la stricte verticalité du tableau.

L’artiste nous entraîne ainsi dans un passionnant voyage à travers le langage. Peinture, aluminium ou verre, tout résonne dans l’héritage de Matisse et sa pensée - les livres qu’il avait illustrés mais aussi ses gouaches découpées comme des lettres, les vitraux lumineux ou l’empreinte du corps dans la stridence du noir quand il dessine une descente de croix. Agnès Thurnauer conduit un récit dans lequel chaque page énonce une découverte. Les changements d’échelle, les mots qui s’emparent de l’image, les renversements de perspective sont autant de trouées vers une expérience du regard en prise directe avec l’intelligence. Pourtant rien d’austère ici dans le rythme toujours changeant des formes et des couleurs. Si l’artiste parle à Matisse, on a le sentiment que celui-ci lui répond. Alors les mots et les tableaux s’égrènent en autant de notes qui redonnent vie au peintre lequel, en retour, semble rendre hommage à l’œuvre d’Agnès Thurnauer.