lundi 14 novembre 2022

Louis Pons, «J’aurai la peau des choses»

 


Espace Lympia, Nice

Jusqu’au 26 février 2023



En collaboration avec le Musée Cantini de Marseille où l’exposition sera présentée plus tard, l’Espace Lympia propose une rétrospective de l’œuvre de Louis Pons, artiste prolifique né en 1927 et qui, en marge du surréalisme et de l’art brut, échappe à toute définition. Celui qui déclara dessiner «pour tuer le temps» se livra à une multitude de petits métiers en même temps qu’à des caricatures dans la presse humoristique. D’une liberté absolue, il restera jusqu’à sa mort en 2021 un artiste singulier, braconnier de l’image, traquant en elle tout ce qui en déborde, dévoilant sa puissance à absorber le réel tout en lui faisant rendre gorge. L’œuvre se dérobe à toute séduction, elle fouille les entrailles du monde pour en exhumer sa part de vérité dans le seul chaos du réel et de l’imaginaire.

Avant de s’installer à Paris en 1973, Louis Pons arpente les villages de la Côte d’Azur et de sa Provence natale. Il marche, dessine, c’est à dire qu’il cisaille à coups de traits les lignes d’un paysage de plaies et de bosses. Dans le Var, il vit plusieurs années à Sillans-la-Cascade. Là, à coups de serpe et de faux, par la grâce de l’encre de Chine, il hache les herbes folles d’un cadre champêtre pour tisser les lignes d’une vie rurale saisie entre des chaos rocheux et l’eau qui s’en empare. Sans cesse il dessine et il écrit: «Comment dessiner un œuf? Premièrement, dessiner un coq. Deuxièmement dessiner une poule. S’armer de patience et attendre.»

Dessiner c’est alors ramasser des brides de réel dans un monde cabossé. Aussi, atteint de troubles visuels, Louis Pons se consacrera-t-il bientôt à des assemblages et des tableaux en relief avec du rebut, des débris de machines agricoles, des ossements d’animaux, du bois ou de la corde. De ce bric-à-brac, il compose la carte d’un univers personnel fait de monstres et de sourires, de blessures et de caresses. Louis Pons nous entraîne dans ses chemins creux où la lumière se dispute à l’humus pour faire jaillir des visions fulgurantes sur ce que nous nous sommes et sur nos rêves. Tour à tour tendre et morbide, l’œuvre déroute et fascine tant par les matières que l’artiste expérimente que par ses incursions entre ethnologie et entomologie. Humains et insectes se fondent dans le règne végétal et minéral. Là où tout n’est plus que dessin, sculpture ou bas relief. Là où le monde se refuse à nous, là où il demeure invisible, l’artiste ne cesse de le pourchasser et de proclamer: «J’aurai la peau des choses».




jeudi 10 novembre 2022

«Devenir fleur»

 


                  MAMAC, Nice

Jusqu’au 30 avril 2023


                                                          Nils-Udo, Mille Narcisses

Voir la fleur autrement, la penser au-delà de son économie ou de sa fonction décorative, telle est la proposition de cette ultime exposition sur le thème des fleurs pour cette cinquième Biennale des arts à Nice.


Qu’elle s’impose dans sa matérialité glorieuse ou qu’elle s’inscrive dans une métaphore de la fragilité et de l’éphémère, la fleur, depuis l’aube des temps n’a cessé de dire l’humanité. Et le langage des fleurs, s’il s’arrime à nos joies ou à nos peines, impose sa propre syntaxe par laquelle se formulent ou se décomposent les images de ce que nous sommes. Les fleurs nous invitent à les entendre et, qu’elles étalent leurs pétales sombres ou lumineux, ce sera toujours l’éclosion de la vie dans la relation de l’humain et du monde végétal qui l'emportera.

«Devenir fleur» est cette exposition du MAMAC qui arrache le végétal au symbolique pour l’envisager comme un organisme vivant qui renverrait une image de nous-mêmes mais qui surtout nous permettrait de  nous approprier un autre langage, le sien, celui qui  nous révélerait une autre présence au monde. Tour à tour poétique et politique, la fleur nous engage ainsi à nous transformer et nous convie à une osmose harmonieuse avec l’univers. Une trentaine d’artistes de tous les continents nous entraînent dans un cheminement sensible à travers les murmures de la nature et de nos gestes qui la mutilent ou la réparent.

Ce parcours initiatique se développe en trois moments. «Être fleur» nous invite à changer notre perception, à penser à partir de l’autre dans une relation d’humilité. C’est dans notre regard sur la fleur réinventée par l’artiste, que cet échange se réalise. Une communion faite à partir de cueillettes lentes  et de réagencements comme pour le superbe tapis végétal de Marinette Cueco ou bien les subtiles enlacements des guirlandes de Chiara Camoni. Et la main et la fleur fusionnent enfin dans un organe commun sur les photographies de Nona Inescu.

«Jardin des métamorphoses» s’ouvre comme un nouveau territoire mental à partir de rêves et d’hybridations. L’irréalité se mesure à la pulsation des formes et des couleurs quand celles-ci s’arrachent de la nature pour la défier ou la magnifier. De nouveaux paysages se créent quand les jardins se limitent à des constructions humaines. Ce sont alors leurs rituels qui s’imposent. Un environnement de Blanca Bondi nous plonge vers des espaces oniriques où des excroissances végétales défient la lumière et déploient des cercles liquides comme dans un ciel. Des films, des installations, des sculptures ou de superbes dessins de Penone s’en approchent au plus près quand des arborescences naissent au creux des yeux comme autant d’œuvres pour expérimenter d’autres façons de voir et de penser.

C’est dans cette conscience nouvelle que se joue la dernière étape de ce parcours. «La botanique du pouvoir» représente ce regard par lequel les effets de domination se heurtent à l’indétermination des substances, des intérêts et des rôles, à l’exploration, à la colonisation et à tous les déplacements sur lesquels les sociétés se brisent ou se recomposent. L’idée de blessure et de réparation, la fragilité mais aussi la capacité de résilience pour nos écosystèmes sont autant de liens qui rattachent l’humain à la flore et effleurent une écriture du partage. C’est ainsi que Kapwani Kiwanga nous offre des bouquets de  délicates fleurs en papier sur des socles en larmes ou gouttes de pluie dans un jaune surnaturel. Être fleur, s’enrober dans sa beauté à moins que celle-ci ne s’empare de nous pour nous conduire toujours vers de nouveaux rêves de réconciliation... Ne le dites plus seulement avec des fleurs, écoutez leur parole! 




samedi 5 novembre 2022

Catherine De Clippel, «Photographier les vodous»

 


Centre de la photographie de Mougins

Jusqu’au 5 février 2023



Il y eut à la fin du XIXe siècle cette vogue de la photographie spirite avec ses fluides et ses spectres comme si, dans ses balbutiements, l’objet de la photographie ne consistait pas tant à clouer le réel dans une représentation figée mais plutôt d’en extraire "la part maudite" pour reprendre les mots de Georges Bataille. De la chambre noire au négatif d’où surgira l’image après qu’elle aura subi l’action d’un «révélateur», c’est alors toute une histoire qui se construit autour de la matérialité de l’image ou de ses fantômes. A la fois cinéaste et photographe exposée dans d’importantes institutions internationales, Catherine De Clippel pourrait s’apparenter à une photographie de l’informe si, au contraire, elle ne s’était associée avec des anthropologues pour, à travers le vodou, explorer les notions de contemporanéité et ce qui peut en résulter dans le concept même de la représentation d’un monde.

Dans l’ouest du continent africain, parmi d’autres rituels animistes, le vodou demeure une pratique contemporaine en décalage avec la positivité du monde occidental. Il nous rattache à ces flux de la raison et des sensations si chères à Aimé Césaire, par l’inscription d’une réponse collective face au malheur et de la magie blanche ou noire au cœur du quotidien. Reprenant ainsi ce qui fascina les surréalistes et des écrivains tels que Bataille et Michel Leiris, Catherine De Clippel sonde les rituels et les représentations de ce vodou dont la traduction est «l’inconnaissable».

Dans ses photographies s’impriment ces forces contraires avec des dieux qui protègent ou attaquent, dans un monde flottant de formes indistinctes et de matières répugnantes. Il ne s’agit pas pourtant pour elle de s’en tenir à une vision documentaire mais de faire surgir dans le corps même de la photo les notions de seuil et de trace. Aussi les images sont-elles au plus près de ce que la pratique du vaudou peut aujourd’hui nous enseigner. Dans un noir et blanc parfois indistinct, les photos sont livrées brutalement aux murs ou bien adossées les unes aux autres dans l’espace, sans cadre, comme de simples hypothèses dans leurs relevés de signes terreux, de récipients troubles, de ligatures, de vie et de mort.

La représentation de l’au-delà dans les failles du temps et dans la matérialité d’un autre espace se conjugue au souvenir des arts premiers - telle est cette quête à laquelle la photographe nous convie comme pour une méditation sur la nature même de l’objet photographique. De la chambre noire à la lanterne magique, l’on s’obstina à vouloir capturer la réalité. Pourtant la photographie à l’instar de tous les arts, ne livre-t-elle pas dans le monde d’aujourd’hui sa propre part «d’au-delà»? Ce que désigne le vaudou par ce mélange de fascination, d’attraction et de répulsion qu’il exerce sur nous c’est aussi le pouvoir des images qui ne cesse de hanter nos jours ou nos nuits.

lundi 31 octobre 2022

«L’intime du vide»

 


Exposition collective, Le Dojo, Nice

Jusqu’au 2 décembre 2022


                                                François Paris, "Séduction paradoxale"

Se confronter à la page blanche d’une toile ou d’une feuille, c’est toujours pour l’artiste se mesurer à ce qui se trame en amont de la création et à ce qui prélude à l’image. De ce réservoir à désirs et à fantasmes, les réseaux inextricables de l’imaginaire exercent leur tension dans l’intimité du sujet pour s’en libérer par la force du dessin. «L’intime du vide» est cet exercice de recouvrement par lequel huit artistes proposent leur propre conception de la forme quand elle surgit au détour de cette nécessité d’exprimer une intériorité, d’«accoucher une image». Or celle-ci résulte non seulement d’un fond inconscient mais aussi d’une culture, d’une histoire et de codes auxquels l’artiste tour à tour obéit ou se confronte.

Le dessin est ce lieu originel sur lequel se dépose cette charge mentale. Le noir et le blanc en absorbe au plus près la trace qu’elle soit dans le développement des lignes ou des courbes, dans des effets d’effacement ou par l’épaisseur du fusain. C’est dans le velouté sombre de celui-ci et dans l’insertion de l’empreinte des corps que Yannick Cosso répond à son interrogation: «L’espace de la feuille de papier serait-il plus intime que celui qui entoure ton corps?» A l’inverse ce sera la frontalité trouble d’un visage qui surgira des dessins de François Paris tandis que ceux de Steve Di Geronimo s’apparentent à la fois à un objet et à une cible. Réalisés avec une extrême méticulosité, ce sont alors des visions déroutantes tant elles paraissent plus vraies que dans leur existence réelle. Mais ne serait-ce pas un vide sidéral qui en résulterait?

La couleur est aussi ce qui irrigue le pouvoir du dessin. Pour Béatrice Lussol, elle se répand, comme extraite du corps dans ses fluides et ses plis. C’est alors un paysage organique et sexuel qui se construit à partir d’une intériorité physique qui s’empare du vide dans l’écoulement des sillons d’aquarelle. Dans une même douceur dangereuse, transparente et acidulée, Makiko Furuichi distille sa poésie du conte et de l’absurde tandis que Ingrid Maria Sinibaldi impose les cernes volontaires du dessin avec humour pour traduire la violence du réel. C’est avec détachement que Céline Marin collecte des images pour les rassembler dans un surréalisme joyeux. La narration peut alors s’inscrire dans le fil du dessin. Mais le récit peut aussi lui échapper et c’est ce que raconte Maxime Parodi dans l’intrigue de ses mises en scène. Si la nature a horreur du vide, l’artiste au contraire aime s’y perdre ou bien y trouve les ressources d’une liberté jubilatoire.

Philippe Ramette

 


Galerie Xippas, Paris

Jusqu’au 3 décembre 2022



En contre-pied de l’image de l’artiste, Philippe Ramette aime à se présenter parfaitement vêtu et engoncé dans une honorabilité qu’il se plaît à déjouer malicieusement. Dans un récent tirage photographique, «Allégorie de la création», il domine dans toute l’emphase du culte de la personnalité un paysage qu’il est censé fertiliser par la grâce d’un arrosoir doré posé sur sa tête comme le képi d’un général. L’autodérision s’accommode alors du burlesque et dans la noblesse du bronze, l’artiste, à travers onze sculptures, en décline les gestes.

 Dans la tradition des monuments en hommage aux personnalités officielles tels que ceux qu’il a réalisés à Nantes, il se présente lui-même arborant le prestige de la célébrité mais toujours sous les atours de l’absurde. Le déséquilibre physique mis en scène dans ses sculptures ôte pourtant à celles-ci toute velléité de grandeur et introduit une critique sur l’idée même de statue monumentale. Tel un Buster Keaton démontant la mécanique de ses gags, Philippe Ramette joue du socle comme réceptacle de la notoriété et du personnage qu’il supporte. Chaque œuvre apporte sa part de claudication, son pas de travers et son pince sans rire par la désarticulation du socle ou de la figure. Le déséquilibre est alors l’inscription d’un désordre mental qui se généralise dans une réflexion sur l’art et la société.

Le titre des œuvres fournit une explication ironique à ce que la figure illustre. Ainsi dans «Éloge du déséquilibre», le personnage s’appuie-t-il sur le mur quand dans «Proposition d’un monument de ceux qui se trompent toujours de direction», c’est l’artiste qui en désignera une. Mais celui-ci peut se dissoudre et, dans «Pas perdu», il n’en reste que l’empreinte de sa chaussure imprimée dans le bronze. Les mots s’associent alors à un monde désarticulé dont l’artiste ne cesse d’accentuer avec humour les fractures. L’une des sculptures montre Philippe Ramette portant son socle sur son dos. Tout se résume ainsi à cette métaphore de celui qui déménage dans un univers absurde que l’artiste supporte et désigne. Ça s’appelle l’intelligence.

vendredi 28 octobre 2022

Agnès Thurnauer, «On se retrouve chez toi»

 

Musée Matisse, Nice

Jusqu’à février 2023



Toute perception d’une œuvre d’art implique un jugement au terme duquel il y aurait cette nuance de l’esprit et de la lettre - la stricte matérialité de celle-ci mais aussi ce qui l’excède par l’effet d’une production par le corps, le mental et le sensible. Dans une démarche conceptuelle, Agnès Thurnauer explore ces fluidités, les équivalences ou les contradictions inhérentes au livre ou au tableau pour les mettre en scène et les approfondir à partir de la souveraineté du mot et de sa relation au visuel. Ce qui pourrait n’être qu’un exercice intellectuel se révèle au contraire comme un superbe cheminement parmi les tours et détours du texte, de la forme et de la couleur.

Agnès Thurnauer n’isole jamais la lecture et l’écriture de sa pratique artistique. A la suite d’une visite au Musée Matisse, elle adresse cinquante lettres au peintre qui font l’objet d’un livre intitulé «Cher Henri,». Conçu comme une percée dans le temps, cet ouvrage est alors la clé d’une rencontre avec l’œuvre de Matisse et sa relation à la littérature. Cette correspondance résonne aussi dans un sens baudelairien à moins qu’elle ne diffuse dans les allées et les salles du musée les réminiscences des voyelles colorées de Rimbaud. Car au-delà de cette ascèse des mots c’est bien la poésie, l’incendie de la couleur et le trouble de la sensibilité qui s’emparent de cette identité qui se construit entre Matisse et Agnès Thurnauer. Pour en saisir les blancs et les interstices, les œuvres sont autant de fenêtres ouvertes sur de nouveaux paysages mentaux. Parfois des sculptures fonctionnelles ponctuent le sol et le corps peut alors s’y reposer. Ailleurs des couples de peintures sont comme les pages d’un livre ouvert où l’horizontalité du geste de lire se confronte à la stricte verticalité du tableau.

L’artiste nous entraîne ainsi dans un passionnant voyage à travers le langage. Peinture, aluminium ou verre, tout résonne dans l’héritage de Matisse et sa pensée - les livres qu’il avait illustrés mais aussi ses gouaches découpées comme des lettres, les vitraux lumineux ou l’empreinte du corps dans la stridence du noir quand il dessine une descente de croix. Agnès Thurnauer conduit un récit dans lequel chaque page énonce une découverte. Les changements d’échelle, les mots qui s’emparent de l’image, les renversements de perspective sont autant de trouées vers une expérience du regard en prise directe avec l’intelligence. Pourtant rien d’austère ici dans le rythme toujours changeant des formes et des couleurs. Si l’artiste parle à Matisse, on a le sentiment que celui-ci lui répond. Alors les mots et les tableaux s’égrènent en autant de notes qui redonnent vie au peintre lequel, en retour, semble rendre hommage à l’œuvre d’Agnès Thurnauer.



jeudi 27 octobre 2022

Sam Szafran, «L’obsession d’un peintre»

 

Musée de l’Orangerie, Paris

Jusqu’au 16 janvier 203



C’est l’histoire d’une enfance détruite et d’un gamin livré à la rue et à la misère. Sam Szafran a 11 ans quand la deuxième guerre mondiale s’achève. D’origine juive polonaise, il aura vu une partie de sa famille anéantie dans les camps de concentration et le voila ballotté d’un lieu à l’autre dans un réel impossible. Ce n’est que par sa passion du dessin et la transformation de la réalité qu’il permet que Sam Szafran trouvera son salut. Rejeté par les écoles d’art, il s’obstinera pourtant dans l’ascèse des lignes, la perfection de l’aquarelle et du pastel, la création d’un autre monde. Mais quand on survit à un tel naufrage, on se contente de la réalité la plus triviale, la plus immédiate, l’atelier où l’on travaille, des escaliers et des feuillages. Dans une époque où l’abstraction triomphe, Szafran veut se mesurer à la seule réalité physique du monde.

C’est pourtant par la démesure qu’il recompose celle-ci. Par des déséquilibres vertigineux et des perspectives folles, un acharnement minutieux dans la finesse du trait et son immersion dans la couleur, voici un chaos magnifié ou un paradis perdu - un rêve éveillé au lendemain du cauchemar. Dans ce décor, rares sont les présences humaines si ce n’est parfois, une présence lointaine et silencieuse. L’espace se sature par le désordre des objets de l’atelier quand, dans le labyrinthe des jeux de miroir, sols et plafonds se dérobent et s’entrecroisent tandis que le fusain exerce sa déchirure méticuleuse et implacable du monde.

«Il faut regarder en oblique», disait-il. De cette blessure, Sam Szafran procède tel un funambule sur son fil. Il dévide celui-ci sans relâche, jusqu’à construire avec une extrême précision des réseaux inextricables pour faire surgir la possibilité d’un nouveau regard sur le monde. Telle est cette quête obstinée lorsque dans la transparence des feuillages qu’il sculpte avec délicatesse pour en extraire une lumière parcimonieuse, une respiration sourde émane de la toile. Loin d’une humanité triomphante, l’humilité du geste se noue à la démesure du monde. Si ces vastes ensembles végétaux s’apparentent à une jungle, des perles de lumière s’en échappent comme pour assurer la promesse d’une vie et conjurer ses ombres.

Peu représenté dans les musées français mais ardemment défendu par de nombreux collectionneurs, Sam Szafran, trois ans après sa mort, se voit enfin honoré d’une grandiose exposition à l’Orangerie. Ce n’est que justice.




mardi 25 octobre 2022

Claude Monet - Joan Mitchell

 


Fondation Louis Vuitton, Paris

Jusqu’au 27 février 2023





Joan Mitchell ne peint pas la nature, à peine même la regarde-t-elle. «Ma peinture est abstraite, disait-elle, mais c’est un paysage». Et celui-ci est un cadre dans lequel une image s’imprime. Comme pour Riopelle avec lequel elle entretint une longue et tumultueuse liaison, c’est davantage l’idée de nature avec ses filaments de formes et de couleurs qui imprègne la toile. Si les premières œuvres à l’instar du peintre canadien témoignent d’une facture serrée et d’un aspect tourbillonnant, elle s’aventurera de plus en plus vers une quête de la lumière pour extraire de la nature l’ essence même de l’abstraction.

C’est à Chicago que naît Joan Mitchell en 1925, un an avant la mort de Claude Monet. Une filiation entre le maître de l’impressionnisme et la représentante de l’expressionnisme abstrait se dévoile par cette volonté de capter la lumière. Pour Joan Mitchell, celle-ci surgit de la fulgurance du geste et de la déflagration des zones colorées sur un fond blanc comme réserve pour en extraire la quintessence. C’est là que se joue l’affrontement des courbes, des jets et des traits pareils à des hachures de soleil. Alors la toile s’embrase en même temps qu’elle renvoie le souvenir d’une aube ou d’un soleil couchant. La peinture s’incarne dans la trace de cet instant de germination qui s’empare de la nature quand elle se dépose sur la surface du tableau. D’ailleurs souvent celui-ci se répartit en zones strictement compartimentées comme pour souligner les étapes complémentaires d’un même processus.

Claude Monet quant à lui hérite de la peinture de chevalet et de l’impressionnisme. Il s’agit bien de représenter mais toujours dans le champ des variations lumineuses. Mais très vite le monde végétal et l’univers aquatique se confondent aux vibrations atmosphériques. Les contours des feuillages et les cernes des nymphéas se dissolvent au point d’abolir toute présence. Quand pour Joan Mitchell il s’agit bien de fixer des souvenirs et des sensations par un geste aérien, Monet, par sa fascination des reflets, se délivre peu à peu de la figuration par la fluidité de touches courtes et la confusion chromatique.

C’est à Vétheuil, en bord de Seine, là ou vécut Monet, que Joan Mitchell s’installera définitivement en 1968. En contemplant le fleuve, elle parlera de «l’heure des bleus», entre le jour et la nuit. C’est à l’écoute de ce dialogue subtil et riche en murmures que la Fondation Louis Vuitton nous convie. Un dialogue qui se poursuit superbement dans la musicalité des couleurs et le silence de l’espace.



Walter Sickert, «Peindre et transgresser»

 

Petit Palais, Paris

Jusqu’au 29 janvier 2023



C’est toujours par effraction qu’on pénètre dans une œuvre de Walter Sickert si bien que le ton volontiers provocateur de l’artiste vient contaminer celui qui la regarde en le transformant en voyeur. Bien sûr, il y a cette réputation sulfureuse de l’artiste mais aussi son agilité à se soustraire au cadre académique et surtout cette insolence dépouillée de tout érotisme dans le dévoilement des atours et des secrets de l’intime. La peinture est ici l’instrument de la transgression.

Né en 1860 en Angleterre, Walter Sickert débute sa carrière comme acteur de théâtre et il conservera toujours sa fascination pour la scène et la multiplicité des rôles dans le jeu dramatique. Puis, élève de Whistler, il emprunte à celui-ci ses tonalités sombres et ses cadrages resserrés dans les scènes de genre qu’il détourne de la peinture de salon. Mais c’est surtout Degas qui l’influencera aussi bien par son intérêt pour le spectacle et le cirque que pour sa façon de traiter à vif la trivialité de la vie quotidienne.

L’exposition du Petit Palais présente selon un fil chronologique 15O œuvres comme autant d’étapes pour provoquer et brouiller les pistes. Mais rassurons-nous, Walter Sickert n’est certainement pas le Jack l’Éventreur comme l’ont avancé certain. Encore que ce soupçon ne lui eût probablement guère déplu. C’est donc par des scènes de music-hall qu’il entame sa carrière de peintre avec la lumière des projecteurs, les teintes acidulées du décor et par des cadrages vertigineux. Puis il voyage, notamment à Venise, à Dieppe, à Paris où il résidera souvent. Et, pour plus d’argent et de notoriété, il se lance dans le portrait au début des années 9O. Dans des couleurs sourdes et des coups de brosses rapides, le visage est mis à nu par l’artiste. La rapidité d’exécution prévaut aussi pour des scènes de nus où l’on retrouve le relâchement de Degas, l’intimité de la toilette et les poses naturelles. Et comme pour choquer la bonne société anglaise, une fascination assumée pour les débits de boissons et les lieux de prostitution…

Plus tard Walter Sickert s’orientera vers le paysage car il reste profondément un expérimentateur de l’image. Résolument moderne, il travaille à partir de photographies et même d’images préexistantes extraites de journaux ou d’illustrations. Projetées pour être transposées sur la toile, elle permettent aussi d’inscrire le trouble du double et de la distanciation. Préfigurant ainsi des artistes tels que Warhol ou Richter, il laisse une trace très personnelle dans une peinture sombre et une réalité grimaçante.




lundi 24 octobre 2022

Füssli, «Entre rêve et fantastique»

 


Musée Jacquemart-André, Paris

Jusqu’au 23 janvier 2023



Peintre de l’étrange, Johann Heinrich Füssli fut lui-même un érudit fort contrastée, en prise avec de multiples paradoxes dans sa réalité comme dans son imaginaire. Né à Zurich en 1864 dans une famille d’artistes, il poursuit néanmoins des études de théologie et devient Pasteur. Ayant dénoncé un scandale, il est alors déchu de sa charge et doit s’exiler en parcourant la France, l’Italie et surtout l’Angleterre où il s’établira définitivement en 1778.

A Londres, féru de théâtre et de littérature, Füssli se passionne pour Shakespeare, Dante, Milton ou Homère. La violence du clair-obscur, les mises en scène grandioses et les jeux d’acteurs s’impriment sur de vastes compositions qui lui assureront le succès. Académicien et Professeur à la Royal Academy, Füssli échappe sur bien des plans aux différentes lectures qu’on peut faire sur son œuvre.

Dans une palette parfois dépourvue d’éclat, il parvient pourtant à traduire des espaces saisissants rappelant le rococo italien du XVIIIe siècle. Mais à la scénographie religieuse, il substitue du grotesque ou de l’érotisme dans des compositions oniriques chargées de gnomes, de sorcières et d’extravagance. La femme omniprésente évolue dans des poses théâtrales le plus souvent pour assouvir un fantasme de domination. Dans un monde nocturne, les réseaux de l’imaginaire se croisent dans des thèmes macabres ou des rencontres sulfureuses et Füssli ne rechigne d’ailleurs jamais à choquer son public. Il aime s’imposer tant par sa personnalité que par la profusion et l’exubérance de ses œuvres.

Vraie ou fausse folie, qu’importe! Il n’en reste pas moins que son œuvre amorce le romantisme noir qui prévaudra alors en Angleterre. Il écrira: «Je sens que des pouvoirs m’ont été donnés par le Divin». Dans ce jeu de prémonitions, de fantasme et parfois de grandiloquence, c’est aussi l’inconscient qui laboure la surface de la toile. Entre terreur et délice, des monstres surgissent et rugissent dans la volupté ou la douleur. L’anatomie est parfois approximative mais la fulgurance du rêve l’emporte. Le surréalisme n’est plus loin.