mardi 19 avril 2022

Elmgreen § Dragset, «Useless bodies?»

 



Fondation Prada, Milan

Jusqu’au 22 août 2022


Combien de fois n’a-t-on pas entendu dans le monde de l’art contemporain ce poncif: «L’artiste questionne»! Et comme le tandem scandinave Elmgreen § Dragset connaît tous les codes de cet art là dont il est le chouchou puisqu’il en est à la fois le contempteur et la figure de proue, il pose ici cette question grave: Corps inutiles?

On pourrait en débattre en plusieurs tomes et cela permet aux artistes, non bien-sûr de répondre à la question, mais d’y greffer toutes les thématiques spatiales, sociétales ou sociales, de mêler architecture, technologies, identité, intimité, espace public et tout le reste. De quoi investir plusieurs lieux de la Fondation Prada, de jouer de l’humour et de la gravité, de la provocation et du conventionnel, de la dévotion et de la condamnation et surtout du coq à l’âne. L’avantage de ce duo, c’est qu’il recycle tout, a réponse à tout et à son contraire, qu’il épate, irrite, dénonce et crache dans la soupe: L’art financier en raffole.

«Nos corps ne sont plus les principaux agents de notre existence», déclarent-ils. Au corps du travailleur s’est substitué celui du consommateur. A partir de ce constat, les artistes créent des environnements, opposent la statuaire antique aux figures hyperréalistes, jouent du rire et du morbide, parlent de cinéma, de pandémie, d’objets quotidiens et embrassent tant de sujets que le propos perd toute lisibilité. On parcourt cet espace à corps perdu. On se heurte à des fantômes, à des abstractions et, à chercher des nouveautés, on ne trouvera que des ersatz de sculptures de Maurizio Cattelan, des traces de minimal et de conceptuel. Tout est caricaturé dans une philosophie digne de Walt Disney. La prétention suscite l’ennui et en explorant le corps, notre duo d’artistes découvrent le déjà vu.

Alors, corps inutiles? Probablement pas. Exposition inutile? Certainement.







jeudi 7 avril 2022

Caroline Rivalan, «Persona muta»

 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 4 juin 2022





Le petit théâtre de la cruauté


Derrière les mots subsiste toujours cette aphasie de l'image par ses brouillages ou ses superpositions de formes. Puis un texte tend à s'en emparer pour rationaliser ce fond pulsionnel, le fixer dans une norme scientifique comme le fit ce positivisme qui irrigua le XIXe siècle et dont Charcot, surtout par ses travaux sur l'hystérie ou l'épilepsie, fut une figure majeure. Au mutisme du corps, à l'enfermement psychologique et à la toute puissance de la raison, Antonin Artaud répondra avec force par son «théâtre de la cruauté», c'est à dire dans la seule souffrance d'exister. L'exposition de Caroline Rivalan ,«Persona muta», met en scène ces corps et ces visages de femmes qui s'expriment au-delà et en deçà des mots. Au bord de la folie. Et les images qu'elle propose répondent à cette volonté de reprendre la forme et les effets du théâtre qui, pour citer Artaud, «réveille nerfs et cœur» et «où des images physiques violentes broient et hypnotisent le spectateur».

Caroline Rivalan s'empare ainsi des balbutiements de la photographie et de l'image animée pour les mettre en scène. Elle fouille dans ce noir et blanc la fixité des regards et lui superpose le tremblement du geste et la codification d'un décor de papier peint floral duquel surgissent des figures. A partir de dispositifs ingénieux – vitrines conçues comme de petit théâtres, verres découpées ou collages, elle scénarise la violence des clichés de l'époque en parallèle à la brutalité du traitement imposé au corps. Celui-ci est réifié, réduit à une chair comme seule réalité de la femme. Aux expérimentations sinistres de Charcot à l’hôpital de la Salpétrière, Caroline Rivalan répond en convoquant des fantômes. Recourant parfois à la statuaire antique, elle exhibe l'origine du sujet féminin condamné à être un mythe, une image, mais une Médée dépositaire de cette magie qui peut guérir ou tuer. Ou la Méduse qui fascine ou pétrifie - figure de l'hypnose en écho aux méthodes de Charcot. Autant d'images qui remontent du temps jusqu'à celles de ces femmes soumises à des expérimentations toujours plus grotesques et aux appareillages et aux traitements qu'on leur fait subir. L'artiste révèle, à travers des dispositifs audacieux, la négation du sensible et de l'inconscient, entre ombre et lumière, là ou l'horreur se conjugue au ridicule. L'empreinte du surréalisme traverse l’œuvre. On songe en particulier à cette «anatomie du désir» dans les travaux d'Hans Bellmer. Mais ici le désir est dévitalisé, l'artiste en restitue les ressorts désarticulés dans le souvenir d'une souffrance hallucinée.

En toile de fond, toujours ce théâtre réduit à ce qui le constitue: Une scène, de la lumière pour écrire les ombres, un décor factice et des personnages. «Persona muta». Une pièce grimaçante et sans parole pour des femmes anonymes et sans voix. C'est pourtant un contemporain de Charcot, Jules Michelet, qui saura leur donner une présence en 1862. Dans «La Sorcière», entre documentaire et fiction, il s'insurge contre cette «hallucination» qui fit qu'au Moyen-âge des femmes se crurent possédées par le diable mais que la sorcellerie fut aussi cette arme du peuple et des femmes face à l'oppression cléricale. Entre la science et la littérature, Caroline Rivalan quant à elle, instille le souffle de l'art et des images dans l'obscurité du temps.






jeudi 31 mars 2022

Botanic'Art

 


Centre d’Art la Falaise, Cotignac (Var)

Jusqu’au 29 mai 2022

                                            Nadia Schmidt



Si l’art contemporain est largement hanté par l’histoire et la sociologie, la nature demeure pour nombre d’artistes ce socle auquel ils se réfèrent pour les multiples modalités de sa représentation mais aussi parce que la nature est vivante, qu’un paysage est d’abord une construction mentale et que la nature renvoie toujours à quelque chose de nous-mêmes. Cette relation de l’humain et de la terre traverse l’art dès son origine et sans doute répond-elle à ce questionnement fondamental qui résonne depuis Lascaux jusqu’aux variations contemporaines autour de l’écologie. L’exposition Botanic’art au Centre d’Art La Falaise à Cotignac traduit l’ensemble des interprétations que l’idée de nature peut aujourd’hui susciter et on la parcourt en gardant à l’esprit les gravures de Dürer ou les peintures anciennes de paysages pour leur charge symbolique ou comme décor pour une théâtralisation sociale.

Les enjeux se sont désormais déplacés et Bonatic’art, à travers les œuvres de six artistes, nous permet d’appréhender ces mutations qui s’inscrivent par notre regard sur la nature et la conception de celle-ci par des approches contemporaines et une autre perception de l’espace. Les sculptures de Chan Gauth comme autant de totems hybrides célèbrent les excroissances du végétal et l’animalité qui les relie à nous. Temples ou objets de culte aux réminiscences chinoises sont ourlées de frondaisons de céramiques exubérantes dans un style Palissy. On y entend Baudelaire: «La nature est un temple où de vivants piliers- Laissent parfois sortir de confuses paroles».

La nature n’est plus cet écrin dans lequel se loge l’humanité, elle est désormais menacée, désacralisée, livrée à un consumérisme destructeur. Dans des toiles d’inspiration hyperréaliste, Nadia Schmidt crée des entrelacs d’herbes folles saisies dans une sève d’où rien ne s’échappe. Le règne végétal est saisi dans sa vigueur primitive de laquelle nous sommes bannis, à jamais chassés du paradis. Au contraire les œuvres de Dominique Rousserie s’offrent à fleur de peau, précises dans leur drapé, délicates par la charge mystérieuse qu’elles diffusent. Elles semblent issues d’une planche d’illustration et pourtant elle délivrent leur pouvoir magique dans un tremblement halluciné. On y rêve de fleurs rêveuses mais ce sont elles qui nous absorbent.

Solange Triger s’intéresse à la matérialité de la peinture, à l’impact du noir ou de la couleur. Aux confins de l’abstraction, la fleur reste un motif mais l’artiste parle de «fleurs noires» et de l’extinction. C’est dans le bois que se joue l’origine du monde pour Nicolas Valabrègue tandis que, entre Land Art et Arte Povera, Marinette Cueco déploie une superbe installation. Ne rien jeter, accueillir avec bienveillance chaque brin de la nature, en réunir toutes les fibres pour une écriture silencieuse, dérouler un tapis d’ardoises et de feuillages desséchés, ponctuer le mur de pierres et de fils comme pour une inscription hors du temps… Tout ici n’est que célébration et l’art nous permet d’aller à la rencontre de cet univers qui est le nôtre mais auquel nous restons souvent aveugles.

jeudi 24 mars 2022

Olympe Racana-Weiler, «Romance with a bird»

 



21 Contemporary, Nice

Jusqu'au 15 mai 2022


La peinture délibérée


En s'éloignant de la figure s'est joué dès l'histoire de l'abstraction, de Mondrian à Pollock, le conflit entre l'idéal d'un ordre raisonné et la pulsion spontanée qui implique aussi le temps de la réflexion puis celui de l'exécution. Dans toute peinture s'exprime cette oscillation du sens et du sensible et le curseur ne cesse de se déplacer entre la liberté du geste par lequel la peinture tend à s'affranchir d'elle-même et l'inscription des procédures complexes qui ont présidé à sa réalisation. Ces dernières ne relèvent plus alors que d'une «délibération» ; elles délivrent ce qui est pressenti en amont d'une œuvre - la conception d'un espace, l'interaction des matières et des couleurs, la prémonition d'une image.

La peinture d'Olympe Racana-Weiler est délibérée. D'ordinaire, son travail se façonne à partir de jus colorés posés horizontalement sur la toile que l'artiste redresse pour des effets de marbrure et de transparence avant d'y apposer lignes, courbes et diagonales et ensuite y faire adhérer le poids de la couleur. La mise en scène, le projet se déclarent ainsi au profit d'une théâtralisation de la peinture. Les effets sont revendiqués en toute somptuosité et la dramaturgie ne s'énonce jamais au-delà de cette rythmique interne à la toile. Toutefois l'imaginaire du spectateur reste en éveil. Des lianes, des cris d'oiseaux exotiques, des trouées marécageuses traversent le regard de celui qui se risque dans les dédales de la résine et de l'acrylique. De cette pure abstraction pour seul récit se développent des modulations mystérieuses pour un titre, «Romance with a bird». Et nous voici conduits dans d'étranges nervures dans le corps même d'une peinture palpitante où se formulent des paysages intérieurs avec lesquels l'artiste se confond. La matière vibre, elle chante et la musique se terre dans sa peau.

A cette symphonie de couleurs répondent des œuvres sur papier, dans un format qui toujours se confronte à la démesure. L’œuvre se replie alors dans une intimité plus austère sans jamais éluder la puissance qui l'anime. Les teintes se font plus sourdes, les lignes s'apaisent par leur précision jusque dans l'ébauche d'une figuration. Quel est ce fil si fragile, invisible à l’œil qui traverse ces espaces plus apaisés et traversés d'une lumière retenue? Sans doute celui de ce même récit mais interprété sur un ton plus bas, comme pour une confidence dont nous mesurons le souffle sensible. L'harmonie est de mise, les traits sont maîtrisés comme en attente de ce qui va surgir. C'est alors l'instant de cette délibération, cette zone incertaine où tout se pense avant de se dévoiler: les fantômes des êtres et des choses daignent nous rencontrer.

Olympe Racana-Weiler ne se laisse jamais absorber par la puissance des espaces qu'elle compose, de même qu'elle y maintient cette distance qu'un artiste se doit d'imposer à une œuvre pour mettre à nu la vigueur des sensations qui l'animent. Se fondre dans la fluidité d'un océan, y graver une glaise miroitante entre des éclats pierreux d’où ruissellent des feuillages, c'est s'offrir au monde et le restituer dans une vérité que nos yeux seuls ne parviennent à déceler.

dimanche 20 mars 2022

Michelangelo Pistoletto, «Mise à nu de la société»

 



Commanderie de Peyrassol, Flassans-sur-Issoles (Var)

Jusqu'au 1 novembre 2022


Il fallait la grâce d'un paysage pour réconcilier l'humanité avec l'innocence des âmes et des corps dans un jardin d’Éden. Dans ses modulations de vignobles et de forêts, la Commanderie Peyrassol est cet écrin pour un paradis qui se crée en correspondance avec l’œuvre de Michelangelo Pistoletto. Artiste de l'Arte Povera en Italie et lauréat du Lion d'Or de Venise en 2003, Pistoletto, dans une voix posée et un français impeccable, ne cesse de prôner une autre société dans laquelle nous serions «unis dans notre diversité». Selon ses mots, l’œuvre d'art possède cette fonction génératrice à partir d'un paradis naturel, d'un paradis artificiel et d'un troisième paradis fondé sur leur convergence dans un nouveau stade de civilisation.

L'art est cet intermédiaire entre le naturel et l'artificiel et le conflit se résout par la simplicité des matériaux issus du quotidien. Ici le présent, par homonymie, prend la force d'une offrande. Le miroir absorbe ce qui se présente à lui, il est tout à la fois reflet et réflexion, une brèche dans le mur, une porte ouverte dans un au-delà. Et le miroir ne ment pas. Au sens fort, les tableaux miroirs de Pistoletto sont des surfaces réfléchissantes. Dans cette série principalement réalisée pendant le confinement, l'artiste dispose un report photographique sérigraphié de corps nus à taille humaine sur le miroir. La beauté des corps parle aussi de la bonté. Adam et Eve dans leur nudité, de tous âges et de toutes couleurs, traversent le temps comme nous traversons avec eux le miroir pour fusionner dans ce nouveau paradis. Le spectateur pénètre physiquement dans l’œuvre qu'il contemple et en fait partie intégrante de façon éphémère.

Face à notre monde dominé par l'individualisme, Pistoletto nous renvoie ainsi à des enjeux collectifs et au dépouillement nécessaire pour créer cette société nouvelle. «La mise à nu de la société» confronte la nature des corps débarrassés de leurs artifices à la pesanteur du corps social et à la solitude des individus.

La notion de partage est au cœur de l'ambition artistique de la Commanderie Peyrassol. L'exposition de Pistoletto est réalisée sous le commissariat de Laurenzo Fiaschi, cofondateur de la Galleria Continua. Parallèlement, et dans le même esprit, une autre exposition se tient «pour briser les frontières», selon les mots du maître des lieux, Philippe Austruy, dont une partie des pièces contemporaines est mise en dialogue avec des œuvres flamandes du XVe au XVIIe siècle en collaboration avec la Gallerie De Jonckeere. Dans ce «Face au temps, Regards croisés sur les collections Philippe Austruy», un paysage d'hiver de Brueghel le Jeune répond à trois toiles d'Etel Adnan - Printemps, Été, Automne. Ailleurs les notions de transparence, de geste, de résistance ou de tension formelle se déploient par de surprenants contrastes comme dans une sculpture d'Anthony Caro qui se heurte à un «Jugement dernier» de Hiéronymus Francken. Présent et passé s'interrogent mutuellement et l'art est bien ici un fascinant  jeu de miroirs.


lundi 14 mars 2022

Bernard Moninot, "Le dessin élargi"

 Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence

Jusqu'au 12 juin 2022



Dessiner l’invisible


Ce n’est pas toujours la main qui guide la trame du dessin ou la pensée qui préside à son exécution. La nature elle-même, les mouvements qui l’animent, les jeux de l’ombre et de la lumière, le souffle du vent ou les fluctuations de l’espace et du temps suffisent à élaborer des formes dont l’artiste recueille précieusement la trace. Bernard Moninot est ce poète qui façonne l’invisible par «le dessin élargi». La feuille de papier n’est alors plus le miroir du monde, de même que les profondeurs abyssales de l’univers apparaissent déjà comme un défi à la volonté de représentation. Aussi Bernard Moninot, par des dispositifs ingénieux reliant tous les fils du dessin, de la peinture, de la sculpture et de l’installation, saisit-il en plusieurs dimensions l’empreinte des phénomènes qui agissent sur le monde.

Il faut de la délicatesse, de la précision dans ce geste pour recueillir ce qui nous relie à l’infini. Et comment dessiner un son, traduire visuellement l’écho dans la montagne qui lui en assure son amplification? Dans une «Chambre d’écho», l’artiste explore les phénomènes vibratoires sur des paysages montagneux imaginaires dont il propose une grammaire fictive pour une gamme de sensations que l’œuvre déploie en s’ouvrant à la mémoire dont elle émane.

Jeux de miroirs et dispositifs sonores répondent ici aux mots de René Char, «Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri». Car cette façon de se relier à l’indicible et à l’immatériel, c’est aussi la possibilité de toucher au plus près à la dimension tragique de l’humain et à la barbarie: Le cri du silence.

D’autres séries d’œuvres telles que les «Sculptures de silence» ou «La mémoire du vent» sont autant d’hommages à l’humilité face aux vertiges de l’univers. Bernard Moninot est aussi le poète de la science; il dessine les pulsations du monde et nous immerge dans sa charge émotive. Mirages et rêves, fragments du réel sont autant d’éléments qui parlent de notre condition humaine. L’artiste leur confère une parole et restitue un langage dont nous tentons de saisir l’indéfinissable. Il y a les lignes indéchiffrables, les couleurs, les transparences et les reflets. Et la figuration du vide et de l’absence au cœur de la lumière. Il y faut là beaucoup d’âme et de force. Se mesurer au monde telle est l’épreuve de l’artiste et Bernard Moninot fournit une réponse, par le seul émerveillement, à la phrase de Pascal: «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie».

De fossiles en forme d’étoiles jusqu’aux constellations du ciel, c’est tout un univers qui adhère aux pigments, au verre, au métal ou au noir de fumée. Ainsi va le monde de Bernard Moninot et l’espace de la Fondation Maeght lui assure toute sa splendeur.

samedi 12 mars 2022

Gilles Barbier

 


L’espace à vendre, Nice

Jusqu'au 30 avril 2022





Au hasard de l’art

Du grand bazar de l’art surgissent des formes. Éclectiques ou conventionnelles, sages ou provocatrices, celles-ci répondent à une idée qui est supposée leur préexister. L’intention de l’artiste restera toujours dans ce rapport à ce vaste catalogue d’images et de matières auxquelles tour à tour il se confronte ou se rassasie C’est là, dans une neutralité ironique, que Gilles Barbier puise, au hasard, des fragments de tous ces possibles pour les organiser en séries et en extraire des œuvres dans la seule autorité de l’arbitraire.

Un stricte protocole suffit à dévoiler tous les composants d’une peinture qui d’ordinaire s’inscrit sous les auspices de l’inspiration ou de la spontanéité. Gilles Barbier défie et défait ce cadre. Il dispose tous les éléments d’une architecture dont il suffit d’aligner les matériaux pour penser le dessin et, si la peinture est désormais morte comme on le proclame souvent, encore faut-il en subir le retour comme mémoire ou comme fantôme. Avec humour mais toujours dans la rigueur d’une perfection plastique, il présente deux grands formats dans lesquels l’illusion de la photographie s’accorde aux coulures spontanées d’une certaine peinture. Là se révèlent deux superbes drapés fleuris avec les trous noirs du regard des «Fantômes hawaïens». L’éternel retour se heurte au rictus de la beauté.

Dans une autre série, «Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui», Gilles Barbier travaille encore le dessin et la gouache sur papier pour extraire à chaque fois d’un chapeau des formes de toutes natures, inconciliables entre elles si ce n’est que par l’exigence d’une grande qualité d’exécution. D’un cadre à l’autre, ce n’est pas un récit qui se construit mais le seul constat du déroulé d’un travail que le temps inscrit dans sa matérialité. Le contenu, qu’il soit d’inspiration géométrique, hybride, mou, référentiel, importe peu pourvu qu’il soit un échantillon, un pur rappel de la tradition artistique. Mais ici l’art est chosifié dans un vaste dépotoir. Et comment l’imagination et la règle pourraient-elles s’accorder dans cette décharge sauvage quand elles prennent l’apparence de la sagesse?

Gilles Barbier est l’artiste des tours et des détours. A l’image d’un magicien qui s’amuserait à confier au préalable à son public les stratagèmes grâce auquel il le manipule. Mais les mots à l’instar des formes dans un dialogue impossible hantent ce qui s’expose et demande à se dévoiler. Aussi dans la série «Lettres aux extraterrestres», l’artiste dévide les balbutiements d’un langage issu de l’irruption des formes nouvelles qu’il produit en retour. La rencontre est audacieuse comme celle du rire et du désespoir. Et Gilles Barbier nous entraîne dans le sillage d’une œuvre joyeuse et grave où l’imprévu est de mise. La règle défie le hasard sans que jamais ni les images ni les mots ne l’emportent. L’œuvre reste ce livre ouvert. Mais que doit-elle dire? 

Voir aussi:

https://lartdenice.blogspot.com/2021/08/gilles-barbier-travailler-le-dimanche.html







lundi 28 février 2022

"La clairvoyance du hasard", Li Lang et Yuki Onodera

 



Centre de la photographie de Mougins

Jusqu'au 22 mai 2022



Penser les contraintes que le regard s’impose à lui-même, établir un état des lieux, sont autant d’opportunités pour appréhender les mutations de la photographie contemporaine. Tels sont les enjeux des images proposées par Li Lang et Yuki Onodera et par le Centre de Photographie de Mougins depuis son ouverture en juillet 2021. L’image fixe ou en mouvement trouve ici l’occasion de se confronter et d’entrer en collision avec tous les stéréotypes qui d’ordinaire encadrent l’idée de photographie. Liée à des impératifs techniques, celle-ci tend à se penser comme résultant d’un processus mécanique lui assurant un effet de neutralité. Et donc soumise à la seule volonté de qui déclenche l’appareil. Or cette exposition, au contraire, explore ce qui échappe à la décision et relèverait de la «clairvoyance du hasard».

Li Lang est un photographe chinois pour lequel l’image s’associe à un signe: A lui seul il est dévitalisé et ne fonctionne que par une série d’images, une syntaxe qui renvoie à des mots reflétant ceux d’une humanité à laquelle le photographe prête sa voix. Le contenu de l’image reste muet sans le recours à cette polyphonie. Roland Barthes écrivait: «Toute photographie est un certificat de présence». Ici la pellicule absorbe cette présence, diffuse la mémoire de ce collectif humain dans tous les pores d’un paysage. Celui-ci résulte d’une traversée d’une partie de la Chine, un voyage en train à grande vitesse de 4600 kilomètres durant lequel Li Lang déclenche l’appareil toutes les 10 minutes. L’arbitraire de l’image affranchit celle-ci de toute autorité et de toute psychologie pour la restituer dans l’apparence d’une stricte neutralité documentaire. Dans un format cinématographique, les images se succèdent et certaines s’imprègnent du témoignage d’un instant de vécu quand, en parallèle, une voix off confie des fragments de vie en Chine. L’espace adhère au temps pour un titre qui annonce: «A long day of a certain year». Tout se réduit alors à la sécheresse d’un protocole, au bilan statistique que le hasard déclenche pour traduire les mutations d’un paysage dans le voyage de la vie.

Yuki Onodera est japonaise et vit à Paris. Elle présente deux séries dans lesquelles la photographie se confond à une architecture qui bouscule les relations de notre regard et de notre confort mental. Dans «Twin birds», elle travaille sur les ressorts primitifs de l’image, sur la manière dont le hasard leur assure une certaine cohérence. Ce que le hasard convoque de spontanéité et d’imprévu est ici revendiqué. Choses, personnages ou simples idéogrammes, l’indéfini creuse toujours sa trace pour imposer du sens. Celui-ci ne saurait s’inscrire dans la sécheresse d’une dualité ou l’autorité d’un centre. Dans la série «Darkside of the moon», Yuki Onodera présente des triptyques photographiques de format carré encadrés d’une peinture en «dripping» comme pour affirmer le caractère aléatoire et artisanal de l’ensemble. L’image argentique se décompose en multiples éléments où les bords et le centre, le haut et le bas se contrarient mutuellement. Tout est déplacement. Et ce que notre regard s’efforce ici de reconstituer, pourquoi ne pourrions nous l’exercer en conduisant notre pensée hors des chemins battus?



lundi 21 février 2022

« Abstractions Corporelles / Anatomies Fragmentées »

 

Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 26 mars 2022


                                                         Lee Lozano

De la matérialité d'un corps à l'élaboration d'un corpus s'élabore l'histoire d'une construction mentale à partir de laquelle s'opèrent des mutations dans l'identité du sujet et de sa relation à autrui. Cette histoire faite de normes et d'affects touche au plus près les zones troubles de la sexualité, du genre, du plaisir et de la souffrance. A des représentations entre l'intime et le social répondent des formes nouvelles liées aux fluctuations du temps que l'art ne cesse d'écrire au gré de l'épuisement d'un sens commun et par l'émergence de l’utopie née du désir. Telle est la matrice de cette exposition sous le commissariat de Tanya Barson, dont l'interface se joue entre l'homogénéité et la fragmentation et, d'autre part, entre l'abstraction et l'empreinte de la gestation organique du vivant, de son pourrissement et de ses mutations.

Mais le corps se rattache aussi au biologique et à son environnement. Un assemblage d'Alina Szapocznikow, «Herbier bleu», se donne comme une mise à plat, l'étalage d'un corps démembré dont les résidus s'apparentent à cette incertitude entre le minéral et le végétal quand ils répondent tout à la fois à leur relation à l'humain, par leur interdépendance mais aussi par les conventions du regard que l'on porte sur eux. L’œuvre se présente alors comme un écartèlement des formes et peut se lire comme le déchirement de «l'Homme de Vitruve» de Vinci: l'agonie de l'idéal de la Renaissance et de l'Homme au centre du monde.

Une douzaine d'artistes femmes du XXe et XXIe siècle, entre art conceptuel et surréalisme, déclinent toutes les relations entre corps et matière tout en se confrontant à la notion d'abstraction si prégnante dans l'art. Le regard féminin s'inscrit ici dans un effet de scarification, par des matières malmenées et l'enfantement douloureux des formes. Les sculptures de Louise Bourgeois apparaissent comme des monstruosités, des organes sexuels livrés à la seule aliénation des conventions sociales qui les justifient et à leur fonction répétitive. Des seins outranciers sculptés dans le marbre rose d'une auge ou d'un sarcophage se nourrissent eux-même comme des bouches animales piégées dans leur prison virtuelle. De même, une peinture de Lee Lozano se mesure-t-elle à l'abstraction criarde d'un postérieur réduit à une chair de laquelle ne résonne plus rien d'autre que la viande de la griffe picturale. Ce sont ainsi quarante œuvres qui par de multiples supports parlent de la fétichisation du corps quand celui-ci est déchu de sa totalité, exclu de sa fonctionnalité, livré à son objectivisation morbide quand seules en résultent des prothèses pour répondre à ces fantasmes dont l'art sait parler quand il peut encore subvertir.

Oeuvres de Lorna Simpson, Eva Hesse, Anna Maria Maiolino, Christina Quarles, Alina Szapocznikow, Maria Lassning, Lee Lozano, Cindy Sherman, Ellen Gallagher, Pipilotti Rist,Louise Bourgeois, Berlinde De Bruyckere.


vendredi 4 février 2022

Studio Harcourt, "L'art de la lumière"

 



Musée de la photographie », Nice

Jusqu’au 22 mai 2022


Plus que dans le déroulé d’un film, la mémoire s’incruste dans la fixité de l’image photographique. Même si celle-ci ne relève plus de l’instant décisif mais répond à une patiente mise en scène: la mémoire défie le temps. Depuis les années 30, selon un protocole immuable, le Studio Harcourt poursuit sa tradition du portrait chargé d’élégance et de luxe à la française. Pourtant cette première exposition d'une partie de  son fonds au Musée de la photographie de Nice, ne se concentre pas seulement sur le célèbre noir et blanc et ses jeux de lumière qui consacrent la signature d’un style. Il permet surtout de dévoiler, au fil du temps, la quintessence des célébrités qui, hier ou aujourd’hui, se sont prêtées au regard du Studio Harcourt.

En son temps, dans ses «Mythologies», Roland Barthes avait consacré à ce Studio un chapitre pour ses photographies qui révélaient selon lui «l’essence intemporelle de l’acteur» avec son «visage idéal, détaché des impropriétés de la profession». Ainsi naissent les mythes. Opposant la scène à la ville, Barthes évoquait «le visage poncé par la vertu, aéré par la douce lumière du studio» et «idéalement silencieux, c’est à dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne se pare pas». Le mythe est toujours une fiction de l’immortalité et ici, le sens se transforme en forme. Autant de visages gravés dans un rectangle de clair obscur, autant de figures surgies de l’anonymat d’une scène soumise à un protocole strict pour un même rituel. Travail méticuleux sur le contraste du flou et de la netteté expressive d’un visage. Esthétique de la lumière d’inspiration cinématographique. Codification de la profondeur de champ par laquelle le modèle, dans des angles subtils, est sculpté par la lumière.

De l’avant-guerre à aujourd’hui, les images demeurent insensibles aux modes et aux techniques. De l’argentique au numérique, le cadre reste identique et le halo de lumière reçoit toujours la marque d’un visage dans l’artifice d’un travail artisanal quand la soumission du photographe au protocole l’astreint à l’anonymat. Ici la photographie est une marque qui témoigne d’un statut social dans un temps suspendu. Pourtant l’effet reste saisissant. On se prend, dans l’immobilité statuaire, à lire une histoire. Celle des stars vivantes avec leurs espoirs et leurs ambitions. Et celle des disparus dont l’image est la signature d’une grandeur passée.

Souvent menacé de disparition, le Studio Harcourt fut sauvé par le Ministère Lang quand l’État en racheta les fonds et acquit quelques quatre millions de négatifs. L’exposition, particulièrement riche, est accompagnée d’un partenariat entre le Studio Harcourt et Télérama pour une collaboration entre la vidéo, la photographie et la musique. Le film documentaire de 2011, «Harcourt, l’histoire d’un mythe», retrace ce voyage dans le temps à partir de l’instant où Cosette Harcourt créa en 1934 le studio éponyme dans un gage d’éternité.