lundi 14 mars 2022

Bernard Moninot, "Le dessin élargi"

 Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence

Jusqu'au 12 juin 2022



Dessiner l’invisible


Ce n’est pas toujours la main qui guide la trame du dessin ou la pensée qui préside à son exécution. La nature elle-même, les mouvements qui l’animent, les jeux de l’ombre et de la lumière, le souffle du vent ou les fluctuations de l’espace et du temps suffisent à élaborer des formes dont l’artiste recueille précieusement la trace. Bernard Moninot est ce poète qui façonne l’invisible par «le dessin élargi». La feuille de papier n’est alors plus le miroir du monde, de même que les profondeurs abyssales de l’univers apparaissent déjà comme un défi à la volonté de représentation. Aussi Bernard Moninot, par des dispositifs ingénieux reliant tous les fils du dessin, de la peinture, de la sculpture et de l’installation, saisit-il en plusieurs dimensions l’empreinte des phénomènes qui agissent sur le monde.

Il faut de la délicatesse, de la précision dans ce geste pour recueillir ce qui nous relie à l’infini. Et comment dessiner un son, traduire visuellement l’écho dans la montagne qui lui en assure son amplification? Dans une «Chambre d’écho», l’artiste explore les phénomènes vibratoires sur des paysages montagneux imaginaires dont il propose une grammaire fictive pour une gamme de sensations que l’œuvre déploie en s’ouvrant à la mémoire dont elle émane.

Jeux de miroirs et dispositifs sonores répondent ici aux mots de René Char, «Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri». Car cette façon de se relier à l’indicible et à l’immatériel, c’est aussi la possibilité de toucher au plus près à la dimension tragique de l’humain et à la barbarie: Le cri du silence.

D’autres séries d’œuvres telles que les «Sculptures de silence» ou «La mémoire du vent» sont autant d’hommages à l’humilité face aux vertiges de l’univers. Bernard Moninot est aussi le poète de la science; il dessine les pulsations du monde et nous immerge dans sa charge émotive. Mirages et rêves, fragments du réel sont autant d’éléments qui parlent de notre condition humaine. L’artiste leur confère une parole et restitue un langage dont nous tentons de saisir l’indéfinissable. Il y a les lignes indéchiffrables, les couleurs, les transparences et les reflets. Et la figuration du vide et de l’absence au cœur de la lumière. Il y faut là beaucoup d’âme et de force. Se mesurer au monde telle est l’épreuve de l’artiste et Bernard Moninot fournit une réponse, par le seul émerveillement, à la phrase de Pascal: «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie».

De fossiles en forme d’étoiles jusqu’aux constellations du ciel, c’est tout un univers qui adhère aux pigments, au verre, au métal ou au noir de fumée. Ainsi va le monde de Bernard Moninot et l’espace de la Fondation Maeght lui assure toute sa splendeur.

samedi 12 mars 2022

Gilles Barbier

 


L’espace à vendre, Nice

Jusqu'au 30 avril 2022





Au hasard de l’art

Du grand bazar de l’art surgissent des formes. Éclectiques ou conventionnelles, sages ou provocatrices, celles-ci répondent à une idée qui est supposée leur préexister. L’intention de l’artiste restera toujours dans ce rapport à ce vaste catalogue d’images et de matières auxquelles tour à tour il se confronte ou se rassasie C’est là, dans une neutralité ironique, que Gilles Barbier puise, au hasard, des fragments de tous ces possibles pour les organiser en séries et en extraire des œuvres dans la seule autorité de l’arbitraire.

Un stricte protocole suffit à dévoiler tous les composants d’une peinture qui d’ordinaire s’inscrit sous les auspices de l’inspiration ou de la spontanéité. Gilles Barbier défie et défait ce cadre. Il dispose tous les éléments d’une architecture dont il suffit d’aligner les matériaux pour penser le dessin et, si la peinture est désormais morte comme on le proclame souvent, encore faut-il en subir le retour comme mémoire ou comme fantôme. Avec humour mais toujours dans la rigueur d’une perfection plastique, il présente deux grands formats dans lesquels l’illusion de la photographie s’accorde aux coulures spontanées d’une certaine peinture. Là se révèlent deux superbes drapés fleuris avec les trous noirs du regard des «Fantômes hawaïens». L’éternel retour se heurte au rictus de la beauté.

Dans une autre série, «Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui», Gilles Barbier travaille encore le dessin et la gouache sur papier pour extraire à chaque fois d’un chapeau des formes de toutes natures, inconciliables entre elles si ce n’est que par l’exigence d’une grande qualité d’exécution. D’un cadre à l’autre, ce n’est pas un récit qui se construit mais le seul constat du déroulé d’un travail que le temps inscrit dans sa matérialité. Le contenu, qu’il soit d’inspiration géométrique, hybride, mou, référentiel, importe peu pourvu qu’il soit un échantillon, un pur rappel de la tradition artistique. Mais ici l’art est chosifié dans un vaste dépotoir. Et comment l’imagination et la règle pourraient-elles s’accorder dans cette décharge sauvage quand elles prennent l’apparence de la sagesse?

Gilles Barbier est l’artiste des tours et des détours. A l’image d’un magicien qui s’amuserait à confier au préalable à son public les stratagèmes grâce auquel il le manipule. Mais les mots à l’instar des formes dans un dialogue impossible hantent ce qui s’expose et demande à se dévoiler. Aussi dans la série «Lettres aux extraterrestres», l’artiste dévide les balbutiements d’un langage issu de l’irruption des formes nouvelles qu’il produit en retour. La rencontre est audacieuse comme celle du rire et du désespoir. Et Gilles Barbier nous entraîne dans le sillage d’une œuvre joyeuse et grave où l’imprévu est de mise. La règle défie le hasard sans que jamais ni les images ni les mots ne l’emportent. L’œuvre reste ce livre ouvert. Mais que doit-elle dire? 

Voir aussi:

https://lartdenice.blogspot.com/2021/08/gilles-barbier-travailler-le-dimanche.html







lundi 28 février 2022

"La clairvoyance du hasard", Li Lang et Yuki Onodera

 



Centre de la photographie de Mougins

Jusqu'au 22 mai 2022



Penser les contraintes que le regard s’impose à lui-même, établir un état des lieux, sont autant d’opportunités pour appréhender les mutations de la photographie contemporaine. Tels sont les enjeux des images proposées par Li Lang et Yuki Onodera et par le Centre de Photographie de Mougins depuis son ouverture en juillet 2021. L’image fixe ou en mouvement trouve ici l’occasion de se confronter et d’entrer en collision avec tous les stéréotypes qui d’ordinaire encadrent l’idée de photographie. Liée à des impératifs techniques, celle-ci tend à se penser comme résultant d’un processus mécanique lui assurant un effet de neutralité. Et donc soumise à la seule volonté de qui déclenche l’appareil. Or cette exposition, au contraire, explore ce qui échappe à la décision et relèverait de la «clairvoyance du hasard».

Li Lang est un photographe chinois pour lequel l’image s’associe à un signe: A lui seul il est dévitalisé et ne fonctionne que par une série d’images, une syntaxe qui renvoie à des mots reflétant ceux d’une humanité à laquelle le photographe prête sa voix. Le contenu de l’image reste muet sans le recours à cette polyphonie. Roland Barthes écrivait: «Toute photographie est un certificat de présence». Ici la pellicule absorbe cette présence, diffuse la mémoire de ce collectif humain dans tous les pores d’un paysage. Celui-ci résulte d’une traversée d’une partie de la Chine, un voyage en train à grande vitesse de 4600 kilomètres durant lequel Li Lang déclenche l’appareil toutes les 10 minutes. L’arbitraire de l’image affranchit celle-ci de toute autorité et de toute psychologie pour la restituer dans l’apparence d’une stricte neutralité documentaire. Dans un format cinématographique, les images se succèdent et certaines s’imprègnent du témoignage d’un instant de vécu quand, en parallèle, une voix off confie des fragments de vie en Chine. L’espace adhère au temps pour un titre qui annonce: «A long day of a certain year». Tout se réduit alors à la sécheresse d’un protocole, au bilan statistique que le hasard déclenche pour traduire les mutations d’un paysage dans le voyage de la vie.

Yuki Onodera est japonaise et vit à Paris. Elle présente deux séries dans lesquelles la photographie se confond à une architecture qui bouscule les relations de notre regard et de notre confort mental. Dans «Twin birds», elle travaille sur les ressorts primitifs de l’image, sur la manière dont le hasard leur assure une certaine cohérence. Ce que le hasard convoque de spontanéité et d’imprévu est ici revendiqué. Choses, personnages ou simples idéogrammes, l’indéfini creuse toujours sa trace pour imposer du sens. Celui-ci ne saurait s’inscrire dans la sécheresse d’une dualité ou l’autorité d’un centre. Dans la série «Darkside of the moon», Yuki Onodera présente des triptyques photographiques de format carré encadrés d’une peinture en «dripping» comme pour affirmer le caractère aléatoire et artisanal de l’ensemble. L’image argentique se décompose en multiples éléments où les bords et le centre, le haut et le bas se contrarient mutuellement. Tout est déplacement. Et ce que notre regard s’efforce ici de reconstituer, pourquoi ne pourrions nous l’exercer en conduisant notre pensée hors des chemins battus?



lundi 21 février 2022

« Abstractions Corporelles / Anatomies Fragmentées »

 

Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu'au 26 mars 2022


                                                         Lee Lozano

De la matérialité d'un corps à l'élaboration d'un corpus s'élabore l'histoire d'une construction mentale à partir de laquelle s'opèrent des mutations dans l'identité du sujet et de sa relation à autrui. Cette histoire faite de normes et d'affects touche au plus près les zones troubles de la sexualité, du genre, du plaisir et de la souffrance. A des représentations entre l'intime et le social répondent des formes nouvelles liées aux fluctuations du temps que l'art ne cesse d'écrire au gré de l'épuisement d'un sens commun et par l'émergence de l’utopie née du désir. Telle est la matrice de cette exposition sous le commissariat de Tanya Barson, dont l'interface se joue entre l'homogénéité et la fragmentation et, d'autre part, entre l'abstraction et l'empreinte de la gestation organique du vivant, de son pourrissement et de ses mutations.

Mais le corps se rattache aussi au biologique et à son environnement. Un assemblage d'Alina Szapocznikow, «Herbier bleu», se donne comme une mise à plat, l'étalage d'un corps démembré dont les résidus s'apparentent à cette incertitude entre le minéral et le végétal quand ils répondent tout à la fois à leur relation à l'humain, par leur interdépendance mais aussi par les conventions du regard que l'on porte sur eux. L’œuvre se présente alors comme un écartèlement des formes et peut se lire comme le déchirement de «l'Homme de Vitruve» de Vinci: l'agonie de l'idéal de la Renaissance et de l'Homme au centre du monde.

Une douzaine d'artistes femmes du XXe et XXIe siècle, entre art conceptuel et surréalisme, déclinent toutes les relations entre corps et matière tout en se confrontant à la notion d'abstraction si prégnante dans l'art. Le regard féminin s'inscrit ici dans un effet de scarification, par des matières malmenées et l'enfantement douloureux des formes. Les sculptures de Louise Bourgeois apparaissent comme des monstruosités, des organes sexuels livrés à la seule aliénation des conventions sociales qui les justifient et à leur fonction répétitive. Des seins outranciers sculptés dans le marbre rose d'une auge ou d'un sarcophage se nourrissent eux-même comme des bouches animales piégées dans leur prison virtuelle. De même, une peinture de Lee Lozano se mesure-t-elle à l'abstraction criarde d'un postérieur réduit à une chair de laquelle ne résonne plus rien d'autre que la viande de la griffe picturale. Ce sont ainsi quarante œuvres qui par de multiples supports parlent de la fétichisation du corps quand celui-ci est déchu de sa totalité, exclu de sa fonctionnalité, livré à son objectivisation morbide quand seules en résultent des prothèses pour répondre à ces fantasmes dont l'art sait parler quand il peut encore subvertir.

Oeuvres de Lorna Simpson, Eva Hesse, Anna Maria Maiolino, Christina Quarles, Alina Szapocznikow, Maria Lassning, Lee Lozano, Cindy Sherman, Ellen Gallagher, Pipilotti Rist,Louise Bourgeois, Berlinde De Bruyckere.


vendredi 4 février 2022

Studio Harcourt, "L'art de la lumière"

 



Musée de la photographie », Nice

Jusqu’au 22 mai 2022


Plus que dans le déroulé d’un film, la mémoire s’incruste dans la fixité de l’image photographique. Même si celle-ci ne relève plus de l’instant décisif mais répond à une patiente mise en scène: la mémoire défie le temps. Depuis les années 30, selon un protocole immuable, le Studio Harcourt poursuit sa tradition du portrait chargé d’élégance et de luxe à la française. Pourtant cette première exposition d'une partie de  son fonds au Musée de la photographie de Nice, ne se concentre pas seulement sur le célèbre noir et blanc et ses jeux de lumière qui consacrent la signature d’un style. Il permet surtout de dévoiler, au fil du temps, la quintessence des célébrités qui, hier ou aujourd’hui, se sont prêtées au regard du Studio Harcourt.

En son temps, dans ses «Mythologies», Roland Barthes avait consacré à ce Studio un chapitre pour ses photographies qui révélaient selon lui «l’essence intemporelle de l’acteur» avec son «visage idéal, détaché des impropriétés de la profession». Ainsi naissent les mythes. Opposant la scène à la ville, Barthes évoquait «le visage poncé par la vertu, aéré par la douce lumière du studio» et «idéalement silencieux, c’est à dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne se pare pas». Le mythe est toujours une fiction de l’immortalité et ici, le sens se transforme en forme. Autant de visages gravés dans un rectangle de clair obscur, autant de figures surgies de l’anonymat d’une scène soumise à un protocole strict pour un même rituel. Travail méticuleux sur le contraste du flou et de la netteté expressive d’un visage. Esthétique de la lumière d’inspiration cinématographique. Codification de la profondeur de champ par laquelle le modèle, dans des angles subtils, est sculpté par la lumière.

De l’avant-guerre à aujourd’hui, les images demeurent insensibles aux modes et aux techniques. De l’argentique au numérique, le cadre reste identique et le halo de lumière reçoit toujours la marque d’un visage dans l’artifice d’un travail artisanal quand la soumission du photographe au protocole l’astreint à l’anonymat. Ici la photographie est une marque qui témoigne d’un statut social dans un temps suspendu. Pourtant l’effet reste saisissant. On se prend, dans l’immobilité statuaire, à lire une histoire. Celle des stars vivantes avec leurs espoirs et leurs ambitions. Et celle des disparus dont l’image est la signature d’une grandeur passée.

Souvent menacé de disparition, le Studio Harcourt fut sauvé par le Ministère Lang quand l’État en racheta les fonds et acquit quelques quatre millions de négatifs. L’exposition, particulièrement riche, est accompagnée d’un partenariat entre le Studio Harcourt et Télérama pour une collaboration entre la vidéo, la photographie et la musique. Le film documentaire de 2011, «Harcourt, l’histoire d’un mythe», retrace ce voyage dans le temps à partir de l’instant où Cosette Harcourt créa en 1934 le studio éponyme dans un gage d’éternité.






mardi 1 février 2022

Natacha Lesueur

 


«Plus jamais de cheveux collants (même part temps humide) »

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 26 mars 2022




L’engagement par un «plus jamais» péremptoire inaugure avec dérision la distance entre le discours et l’image. C’est pourtant celle-ci que Natacha Lesueur ne cesse d’approfondir à travers l’archétype de l’image de la femme.

L’exposition se construit à partir de ses photographies anciennes récemment présentées à la Villa Médicis de Rome. Les «Empreintes» sont ces images d’un corps morcelé dont chaque fragment recèle la marque de ce qui s’imprime dans la peau - la rougeur d’une trame semblable à la trace des pixels dans l’image - métaphore de ce qui s’impose et de ce qui perdure dans le temps de l’histoire des femmes. Par des cadrages audacieux qui en accentuent les découpes, les photographies deviennent des tableaux à l’égal des portraits. Et des jambes, des seins et des fesses sont alors chargés de la même signifiance qu’un visage quand ils ne répondent qu’à l’attente psychologique ou érotique qu’on leur assigne. L’image du corps de la femme est celle de la condition féminine.

Or Natacha Lesueur joue de la neutralité et excelle dans la distanciation. L’image s’élabore selon plusieurs strates dont chaque élément met en péril l’ensemble. La réalité du corps répond aux artifices et aux stéréotypes qui l’habillent. Et l’artiste en joue et s’en amuse par une frontalité et des carnations froides, des couleurs vives et des jets de flammes et de fumées dans les chevelures. L’immédiateté photographique se nourrit alors du temps long du dessin quand il s’agit de travailler patiemment chaque fil des cheveux à la mine graphique.

Si la photographie reste le principal support de son œuvre, Natacha Lesueur recourt aussi à la performance ou à la sculpture tout en s’inscrivant dans la mémoire de la peinture. L’étrangeté de ses assemblages n’est pas sans rappeler le maniérisme et les figures hybrides d’Arcimboldo. Dans une sculpture-fontaine en céramiques de vulves-coquillages, on perçoit aussi la vitalité débordante des œuvres de Bernard Palissy. Une série plus récente, «Les humeurs des fées», accentue les déplacements de sens dans une sensation d’étrangeté. Les figures interrogent leur réalité nuageuse telles des fantômes arrachés aux contes qu’on leur raconte. Le voile de la mariée est une ombre qui met en lumière la perte et la solitude. Il porte déjà le deuil des rêves et des illusions.

 Natacha Lesueur est l’artiste des métamorphoses qu’on pressent au seuil d’un réalisme parfois glacial. Les femmes se réduisent à l’anonymat du modèle mais, en retrait de cette chosification, l’on pressent la turbulence des sortilèges et le tourbillon des possibles. Le feu couve toujours derrière le jeu des identités et des apparences.






vendredi 28 janvier 2022

Caroline Challan Belval

 

                                   «Métamorphoses architecturales et Chambre des Sphères»

Palais Lascaris, Nice

Jusqu’au 21 mars 2022




Tout se joue entre l’immédiateté du regard et le temps long de la pensée quand ses ramifications se greffent aussi bien sur ce que l’on a déjà vu que dans les visions mentales de ce qui adviendra. La pertinence d’une œuvre relève non pas du seul choc visuel mais plutôt de son articulation avec les points de vue annexes qui la nourrissent.

Aussi le regard que nous portons sur les œuvres de Caroline Challan Belval est-il chargé du lieu dans lequel elles s’inscrivent mais surtout par le lien que ce lieu entretient avec son histoire. C’est donc dans le cadre baroque du Palais Lascaris avec son mobilier et ses tapisseries d’Aubusson que l’artiste interprète des toiles d’inspiration brutaliste, avec ses angles et ses droites, à l’aune des courbes, des dorures et de l’exubérance chromatique d’une pièce d’apparat. Les traces du passé saisies dans les agencements d’une architecture s’imprègnent alors d’un sens nouveau: celui que le regard recompose en se soustrayant à sa fixité pour esquisser l’idée de la permanence d’un dialogue entre l’œuvre et son environnement.

De par la variété des supports, des toiles mais aussi des études, des dessins ou des sphères, le vieux palais niçois du XVIIIe sort de sa torpeur. On songe que l’artiste l’aurait voulu comme un échafaudage mental pour une réécriture permettant au visiteur une lecture inédite du lieu. Un subtil jeu de pistes se déroule alors entre les objets anciens dans un cabinet de curiosité, des œuvres en réalité augmentée et d’autres, en vidéo ou en globes célestes.

L’immatériel, le sensible et le poids du temps se conjuguent pour une série de métamorphoses qui naissent de la volonté de Caroline Challan Belval d’imposer l’empreinte du souffle humain à l’intérieur d’une œuvre. Ce sont alors des colonnes de souffle comme des radiographies numériques de fumerolles pour une liaison de la matérialité et de l’univers céleste. La notion d’espace se décompose d’autant plus que l’artiste ne se contente pas de perturber les organes de la perception mais aussi parce que cet espace se distend par l’interaction de la modélisation en 3D, de la relation avec les chantiers en pleine mer à Monaco ou l’apparition d’œuvres à partir d’une application sur nos smartphones. Métamorphose de l’espace et du temps, l’exposition des travaux de Caroline Challan Belval nous entraîne dans une épopée mystérieuse tour à tour entre ses anticipations, le rappel d’une matérialité brute et son immersion dans le poétique.


mercredi 19 janvier 2022

"Souffler de son souffle"

 

Fondation Van Gogh, Arles

Jusqu'au 5 mai 2022

Vivian Springford

Tout se développe ici à partir de l’œuvre de Van Gogh et plus précisément d’un petit format illustrant le vol d’un papillon de nuit saisi dans la gangue terreuse d’un environnement étouffant. L’air est absent et toute respiration est contredite par des ocres cernés de lignes sombres. C’est pourtant dans une lettre adressée à Émile Bernard en 1888 que Van Gogh écrit: «Le fait est que nous sommes des peintres dans la vie réelle et qu’il s’agit de souffler de son souffle tant qu’on a le souffle». Par sa qualité et sa densité, l’air dans la tradition picturale se confond souvent au ciel et au spirituel. Le «souffle de vie» réunit alors le corps physique à l’image du souffle divin. Pourtant l’art n’a cessé de décliner l’immatérialité du souffle comme si celui-ci agissait en amont de la représentation, qu’il se confondait avec l’idéal d’une abstraction absolue sans toutefois s’absorber dans le vide.

Le souffle ou son corollaire, l’essoufflement, comment les traduire ailleurs que dans ce ciel métaphysique ou de celui balayé par les vents? Comment saisir son énergie et sa relation au corps? Pour cette exposition, vingt-cinq artistes nous entraînent dans un parcours transhistorique au travers duquel les propositions se croisent comme autant de possibilités d’exprimer les contours d’un concept aussi impalpable. Une vidéo de Marina Abramovic & Ulay les montre dans un plan resserré et presque fixe échangeant durant 15 minutes l’image d’un baiser douloureux quand l’un absorbe le souffle de l’autre qui le rejette en lui renvoyant le sien. C’est pourtant à travers la peinture que s’exprime le plus souvent l’idée de souffle quand une série de toiles de Vivian Spingford en traduit son impact à l’image d’une bouche. Ou bien lorsque Hartung en dépose les traces artificielles par le biais d’une soufflerie. Mais la saturation de l’espace dans les tableaux de Wols traduisent au contraire une menace d’asphyxie quand l’expression de la vie se contracte dans la matière colorée qui l’absorbe. D’une œuvre à l’autre les voix rebondissent pour des ébauches de récit ou un silence inquiet. Giussepe Penone suggère la délicatesse d’une nature emportée par le frémissement d’un feuillage tandis que Rebecca Horn déploie le rythme lent d’une couronne de plumes blanches pour traduire la légèreté de l’air.

Le souffle serait alors cet immatériel lié aux mouvements imperceptibles de la nature et, hommage à Van Gogh, Frank Bowling présente deux tableaux quand « un tournesol à bout de souffle semble s’être posé sur la toile ».

Oeuvres de Marina Abramovic & Ulay, Vitto Acconci, Jean-Marie Appriou, Carlotta Bailly-Borg, Franck Bowling, Tracey Emin, Markus Döbeli, Hans Haacke, Francis Hallé, Hans Hartung, Hokusai, Rebecca Horn, Asger Jorn, Jutta Koether, Piero Manzoni, Kristin Oppenheim, Giuseppe Penone, Joyce Pensato, Vivian Springford, Vivian Suter, Andra Ursuta, Chloé Vanderstraeten, Vincent Van Gogh, Gil J Wolman, Wols




mardi 18 janvier 2022

Ugo Schiavi, "Gargareôn"

 


Musée Réattu, Arles

Jusqu’au 15 mai 2022




Il y avait l’été dernier, sur la fontaine de la Place Royale surplombée par la statuaire antique de Neptune au cœur de Nantes, cette étonnante installation sculpturale de l’étrave d’un navire charriant hors des eaux les remugles de l’histoire d’une ville mêlés au souffle de l’antiquité. Ce «Voyage de Neptune» résumait alors les préoccupations d’Ugo Schiavi par cette confrontation du contemporain avec les canons de l’antiquité mais aussi sa volonté d’inscrire l’œuvre en relation avec un lieu et son histoire.

L’archéologie s’accorde à l’étymologie quand à la racine des choses ou d’un site répond celle d’un mot. «Gargareôn», de son origine grecque désigne la gorge et par extension la gargouille. Ugo Schiavi s’empare de celle-ci dans le Musée Réattu en Arles, établi dans l’ancien Grand Prieuré de l’Ordre de Malte. Passé et présent se contaminent alors mutuellement tout à la fois par un dialogue subtil et une déflagration de sens pour penser l’histoire à partir des collisions de matières et de formes. A la gloire passée des statues, des ornements architecturaux et de leur symbolique, l’artiste oppose le pouvoir de l’actuel,  de l’hybride, la fragmentation du monde, les déchets, le plâtre, le béton ou la résine. Il fait littéralement rendre gorge au décoratif, aux discours allégoriques et à leurs normes pour mettre à plat les transformations qui s’opèrent au sein de l’espace public ou du musée.

En dépit des apparences, il ne s’agit pas là d’une nouvelle esthétique des ruines mais plutôt d’une construction à partir d'un conflit inhérent à la notion d’Histoire. Décombres et formes nouvelles surgissent d’un seul et même mouvement et Ugo Schiavi en prélève les indices dans cette machinerie du temps pour les greffer sur les mutations de leur lieu d’apparition. Des moulages de figures antiques côtoient de nouvelles chimères comme pour nous alerter sur la fragilité des certitudes, de celles qui ne vivent que le destin des mots et des choses quand l’oubli se dispute à une relecture avec toute sa part de fiction. C’est celle-ci que l'artiste écrit comme un miroir incertain du monde d’aujourd’hui. Et si l’art contemporain était ce point de convergence mouvant  entre le réel et l’imaginaire?


samedi 15 janvier 2022

"Suspension/Stylness"

 

Carré d’Art, Nîmes

Jusqu’au 13 mars 2022


                                                  Etel Adnan


Il fut un temps où le Carré d’Art de Nîmes était ce lieu dans lequel s’épanouissaient toutes les tendances de l’art contemporain et, de sa collection permanente, on peut encore se réjouir des quelques œuvres de l’époque Support-Surface qui auront échappé à la volonté destructrice des responsables du Musée. Car lorsque on se risque à visiter les expositions temporaires, l’étendue du naufrage apparaît au point de susciter tristesse et dégoût. Mais la prétention bavarde de telle ou telle proposition n’est-elle toujours que le reflet de l’inculture de certains fonctionnaires de l’art qui lâchent leur métastases au sein des institutions publiques. Bien sûr pourra-t-on rire de «De vertical, devenir horizontal, étale» présenté par Emmanuelle Huynh et Jocelyn Cottentin ou de «Post performance video, prospective video1: Los Angeles» mais surtout quelle lassitude que d’entendre toujours le même discours prétentieux et de subir la répétition autoritaire comme un matraquage duquel aucune forme nouvelle ne surgit!

Pourtant parallèlement à ce vide et à ce jeu de massacre, une belle exposition présente cinq femmes artistes qui, sur plusieurs générations, invitent à la contemplation et à « un temps suspendu». «Suspension/Stillness».

Le minimalisme est ici de mise mais s’accorde avec un engagement politique sincère loin du brouillard sociologique qui pollue ce Carré d’art. Récemment décédée, Etel Adnan nous a laissé ici une peinture heureuse, d’une humilité parfaite tant dans ses formes que par la franchise des couleurs. Sa poésie tranche avec les grands discours creux. Avec une même rigueur mais dans de grands formats dépouillés, la peinture de l’américaine Suzan Frecon résonne de cet équilibre précaire quand l’œuvre joue de la fragilité à se dévoiler comme révélant pourtant les prémisses de sa disparition. Quant à Charlotte Posenenske, elle a en Allemagne, conçu une œuvre dans la deuxième partie du XXe siècle, inspirée par des formes anonymes et industrielles qu’il s’agit de reproduire librement. Sans doute est-ce là l’expression la plus aboutie de l’art minimal dans sa volonté de rompre avec l’idéal d’un symbole et du chef d’œuvre pour renouer avec une matérialité que chacun pourrait partager. On retrouvera la même authenticité chez Lili Dujourie mais sur d’autres supports et installations comme avec Trisha Donnely qui évoque une « situation sculpturale » sans pourtant matérialiser l’œuvre mais en l’approchant en creux par une large variété de matières et de médias. Des artistes peu présentées en France et contempler leurs œuvres n’apporte que du bonheur dans la désolation de ce Carré d’art, ruine de l’âme face à la grandeur romaine de la Maison Carrée.