jeudi 3 juin 2021

Massimo Campigli et les Etrusques, " Un bonheur païen "

 ACP-Palazzo Franchetti, Venise

Jusqu'au 30 septembre 2021




Durant son adolescence, Massimo Campigli se découvrit fils naturel et, autodidacte, il mena une jeunesse aventureuse aussi bien en Italie que dans les tranchées de la première guerre mondiale, les convulsions de la révolution soviétique de 1917 ou à Paris quand il fut correspondant de presse jusqu'en 1927. La peinture fut sans doute pour lui l'objet d'une quête obstinée dans cette recherche d'une origine fondamentale, d'un récit immuable figé dans l'éternité du temps. Lorsqu'il découvrit l'art étrusque à Rome en 1928, Campigli eut la révélation de ce qu'il qualifia alors d'un « art païen ». L'exposition vénitienne met en parallèle quelques 35 œuvres de l'artiste et une cinquantaine de pièces archéologiques - sarcophages, figurines ou bijoux – témoignant de cette civilisation étrusque et d'un bonheur retrouvé.

La peinture de Campigli ne cesse d'explorer ce fond mystérieux d'un passé lointain où se logerait quelque vérité enfouie dans la nuit du temps. La peinture est silencieuse. Elle effleure la réalité du monde. D'une œuvre à l'autre, elle fait remonter à sa surface l'obsession d'une origine, la trace de silhouettes cristallisées dans des couleurs assourdies, par des tons ocres et des terres brûlées. Les figures sont comme figées dans l'épaisseur du temps telles des vestiges d'un paradis perdu que seule la peinture pourrait dévoiler à travers ce « bonheur païen ». On y perçoit l'écho des fouilles archéologiques et celui des fresques crétoises ou des portaits funéraires de Fayoum. Il y a aussi le souvenir de Montparnasse quand le peintre découvrit Picasso, Léger ou Chirico et l'Italie de la peinture métaphysique et du Novecento. Le monde de Campigli est celui de la perfection du rêve et des figures énigmatiques réduites à leur apparence essentielle. La frontalité est de mise, la ligne est rigoureuse, la symétrie organise cet univers délicat réduit à l'écho de bustes féminins, d'objets esquissés et de figures animales échappées d'un fond primitif. Ici la peinture traverse sereinement le temps, elle ne s’embarrasse pas des illusions de la perspective, elle immortalise et explore avec solennité les contours de l'éternité.





lundi 24 mai 2021

Anne et Patrick Poirier, "Anima Mundi"

 Abbaye du Thoronet, Le Thoronet, Var

Jusqu'au 19 septembre 2021




« Notre projet offre au visiteur de ce haut lieu d’architecture et de spiritualité un certain nombre de travaux et d’installations disséminés à l’extérieur et à l’intérieur de l’abbaye. Nous voulons ces interventions discrètes, sans ostentation ni démesure, respectueuses de ce lieu d’âme et de mémoire. Elles font appel à la fois aux sens – ouïe, vue odorat -, à la mémoire ainsi qu’à l’esprit du visiteur, et s’inspirent du genius loci ». Anne et Patrick Poirier

Le lieu est au cœur de la démarche du couple d'artiste. Mais un lieu métaphorique, un espace dans lequel résonne le temps qui efface mais qui ressurgit dans le présent à travers les traces qu'il dépose. Aux confins de l'archéologie et de l'architecture, Anne et Patrick Poirier explorent l'espace de l'Abbaye du Thoronet, celle à laquelle Fernand Pouillon redonnait vie par le biais de son moine constructeur au XIIe siècle dans un roman « Les pierres sauvages ».

A l’imaginaire du passé, l'art ajoute la puissance de l'invisible. Le chef d’œuvre de l'architecture cistercienne se donne comme lieu de méditation et d'éternité. Le dépouillement, l'austère beauté des volumes, l'harmonie des lignes, rien ne devait distraire l'esprit du moine et les artistes sont parvenus à ne pas imposer leur marque sur l'édifice. Ils y ont parsemé des œuvres légères, insufflé des brides de mémoire, établi un parcours qui éveille nos sens et suggère des errances fictionnelles entre espace et temps. Anne et Patrick Poirier travaillent ensemble depuis 1968. Les ruines, le réel et sa disparition, l'utopie, ont toujours été, le plus souvent au travers des édifices religieux, les thèmes récurrents de leurs installations.

« Anima Mundi », l'âme du monde, tel est le titre de cette discrète déambulation parmi les « pierres sauvages » blotties au cœur du silence de la forêt varoise. Loin du présent et de la consommation matérielle, les artistes explorent le souffle de la réminiscence, les jeux et les rêves de la mémoire. Pour cela il y fallait de la délicatesse et une intelligence de l'impalpable et de l'invisible. Les œuvres s'épanouissent comme dans un respectueux retrait du site, comme une légère ponctuation à l'ombre des pierres. Ici une échelle de lumière, ici et là les circonvolutions d'un cerveau pour irriguer les sinuosités du temps. Ailleurs des gongs pour scander « Les vibrations de l'âme », un micocoulier paré de clochettes et de plumes pour dire les anges ou « La voix des vents ». Ou encore « La chambre des rêves et de l'oubli ». Et c'est bien une poésie gorgée d'émotions, de mots et de sonorités étranges qui traverse la nuit des temps pour parler du monde d'aujourd'hui dans l'éternité des pierres.

vendredi 21 mai 2021

Cécile Bart, "Je suis bleue"

 


Musée National Marc Chagall, Nice

Jusqu'au 20 août 2021




S'approprier une œuvre, vivre avec elle ne serait-ce qu'en un laps de temps aussi incertain que ce qu'il restera d'elle à travers les caprices de la perception, dans l'hésitation du sens qu'on lui attribuera... Cécile Bart met en scène cette déambulation à travers laquelle se construit le regard du spectateur face à la peinture. Dans les salles du Musée Chagall, elle absorbe les angles d' une architecture, sa transparence, sa lumière naturelle mais aussi les cimaises où se développent les récits du peintre entre terre et ciel - le ciel surtout, avec du bleu, des nuages, le cycle des hommes et des bêtes, et dehors le jardin, la trace d'un paradis. Mais elle s'empare aussi des vitraux, d' une mosaïque et de toute cette œuvre de Chagall, bouillonnante de couleurs, vibrante, dansante. Cécile Bart en saisit le rythme pour le restituer autrement par une série de dispositifs lumineux disséminés dans l'espace du musée.

Ce mouvement qui est aussi le nôtre est au cœur de la peinture. Dans une salle, un trajet labyrinthique et silencieux s'élabore à partir de vastes écrans colorés où se mêlent des extraits de films représentant des corps dansants, comme l'apesanteur de fantômes réfléchissant l'image des visiteurs qui circulent dans la transparence de ces écrans. Ici comme ailleurs, la trace de la couleur qui se dépose et celle du mouvement de la main imprègne l’œuvre. Car Cécile Bart célèbre la peinture au-delà du tableau. Elle capte les modulations de la lumière, s'insinue dans le tournoiement des figures bibliques de Chagall pour leur répondre en contrepoint, extraire les courbures et les lignes dans la légèreté et l'envol. « Je suis bleue », dit-elle en reprenant l'expression du peintre dans l'incarnation de la couleur et de la transparence du ciel.

L'artiste, par de vastes compositions à partir de voiles de Tergal délicatement teintées, recompose les méandres d'une création, capte les jeux de lumière, se saisit de l'ossature géométrique d'un lieu et d'une œuvre pour exprimer ce qu'elle recèle d'invisible. Elle peint les nuages ou plutôt à travers les nuages. Tout est tournoiement et mouvement et pourtant l'espace se dépouille de toute scorie, la couleur s'y dépose comme une poussière lumineuse. Cécile Bart rend hommage à Chagall, à la structure de son imaginaire qu'elle parvient à mettre en scène tout en restant à distance par le biais de l'abstraction. Et la lumière demeure ici le cœur battant d'une œuvre à découvrir.







mardi 11 mai 2021

CAP MODERNE, Roquebrune-Cap-Martin

 





Sur un étagement de restanques en surplomb de la Méditerranée, le site Cap Moderne se déploie dans l'un des lieux les plus saisissants de la Côte d'Azur. Quand Eileen Gray le découvre en 1926, elle entreprend avec son ami architecte Jean Badovici la construction de la Villa E-1027, un fleuron de l'architecture moderne. En parfaite osmose avec son environnement, l'édifice joue de l'horizontalité maritime et de la verticalité des contreforts qui l'accueillent. Mais surtout, il résonne par ses courbes, ses garde-corps et ses stores en toiles de bâche, avec l'univers nautique tel un paquebot hissant sa blancheur sur les vagues méditerranéenne. Il s'agissait alors de répondre aux exigences d'un lieu de villégiature, tout à la fois voué à la convivialité et à la solitude. Une fois la construction achevée en 1929, Eileen Gray, designer, dut adapter le mobilier à la surface relativement modeste de la villa. C'est ainsi qu'elle dessina toute une série de dispositifs pour le confort de ses usagers sans jamais contrecarrer l'exigence fonctionnelle. Elle inventa donc des solutions originales avec des meubles intégrés ou mobiles toujours à la recherche de nouvelles solutions esthétiques à partir des matériaux les plus inédits. Tout devait rester sobre et s'adapter à l'architecture du lieu. Pourtant à la fin du XXe siècle tout avait disparu et il fallut de longues recherches minutieuses pour restaurer le lieu à l'identique et retrouver ou reproduire chaque objet dans son exactitude.

En 1932, le couple se fissura et Jean Badovici occupa les lieux. Tandis qu'Eileen Gray s'opposait à tout élément décoratif en contrepoint de l'architecture, Jean Badovici accepta que l'un de ses visiteurs réguliers, Le Corbusier, réalisât sept peintures murales encore visibles dans l'intérieur de la villa. En 1948, Thomas Rebutato acheta un site voisin pour y faire construire un petit restaurant « L'étoile de mer » qui devint la cantine du Corbusier, lequel dessina un cabanon qui fut construit en annexe et qu'il occupa jusqu'en 1952. Entre 1951 et 1957, Le Corbusier réalisa à quelques mètres de là, sur pilotis, quelques Unités de camping qui furent exploités jusqu'en 1970 par la famille Rebutato.

L'ensemble du site « Cap Moderne », vient d'achever sa restauration et est désormais géré par le Centre des monuments nationaux.





lundi 10 mai 2021

Frédérique Nalbandian, "Hygie et Panacée"

 

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 12 juin 2021



Mettre en forme et en espace la fuite du temps comme les poètes romantiques le firent avec des mots, c'est s'affronter à l’éphémère, se heurter à l’invisible et au néant quand ceux-ci ne se pensent que par la matérialité d'une trace. Ou bien, dans une sculpture par la mémoire d'un moulage désormais disparu. Les œuvres de Frédérique Nalbandian invitent à pénétrer dans les modulations d'un processus, sa légèreté ou ses aspérités. Elles convoquent les matériaux qui épousent au mieux les prémices de la disparition comme les souvenirs d'une ancienne gestation tels que le plâtre pour une peau rêche et friable ou bien le savon comme pour en dissoudre les scories et les traces. Tous deux portent le souvenir de l'eau, d'un élément purificateur pour une promesse de guérison. Plâtre et savon donc, mais aussi des pigments, du verre ou de la cendre...

L’œuvre de l'artiste entre alors en résonance avec l'actualité d'une pandémie quand elle se réfère aux deux déesses sœurs de la Grèce, Hygie pour la santé et la propreté et Panacée pour les remèdes qu'elle suggère. La mémoire de la statuaire antique revient ici par le flottement de tissus saisis dans une gangue savonneuse avec les figures de Panacée quand celle d' Hygie s'enveloppe de la sensualité d'un corps et du drapé qui en caresse les courbes. La présence est tactile, elle invite à un cérémonial sensoriel si bien que l'artiste nous convie à tremper nos mains dans l'eau, à éprouver la douceur des vagues savonneuses puis à sécher nos mains avec un linge qui accompagnera l’œuvre. Pour évoquer le savon, Francis Ponge le désigna ainsi : « Pierre magique ! ». Et c'est bien dans les méandres de la chimie ou de l'alchimie que nous entraîne Frédérique Nalbandian.

L’œuvre se diffuse sur le sol mais aussi sur les murs par le dessin, la modestie d'une couleur ou bien la présence d'une composition sur un socle, l'allusion à un décorum désuet, la récurrence de l'image d'une rose, la fuite du temps encore – Ronsard - la beauté qui pâlit au soir de la vie mais aussi le souvenir qui perdure, les colonnes de marbre ou de savon qui ne supportent plus que le ciel, des entrelacs de plâtre comme des fleurs séchées. La poésie s'empare alors de l'espace et du temps, elle ruisselle de ses ondes purificatrices face aux stigmates et aux intempéries du monde. L'artiste les saisit avec déférence, délicatesse. L'objet s'énonce alors davantage dans sa suggestion ou son ombre que dans son exactitude comme si sa seule vérité résidait dans la mémoire qui l'immortalise. Nous en sommes la trace semble nous dire Frédérique Nalbandian quand l’œuvre nous accompagne dans sa fragilité mais que nous la percevons comme une guérison.

mercredi 14 avril 2021

Collectif Mai Ling "Dialogues" et Shu Lea Cheang "Virus en devenir"

 

Musée des Arts Asiatiques, Nice

Jusqu'à la mi-mai...

                                      Shu Lea Cheang


Voici une exposition qui restera vraisemblablement invisible au public puisque, devant s'achever le 16 Mai, elle ne pourra être présentée du fait des contraintes sanitaires et des lueurs sombres que celles-ci diffusent dans le monde d'aujourd'hui. Et pourtant cette double exposition que proposent le Musée des Arts asiatiques de Nice et OVNI objectif vidéo, témoigne de cette actualité saisissante tant elle met en scène la notion de pouvoir, son omniprésence mais aussi sa forme invisible par lequel il se renforce. Plus que jamais, l'art est ici un engagement, un contre-pouvoir qui explore la force de l'image et extirpe du réel le poids des préjugés et des stéréotypes.

Le Collectif Mai Ling regroupe depuis 2019 des artistes viennois dans une volonté activiste de défricher les clichés, poncifs et autres fantasmes relatifs à la femme asiatique dans la culture occidentale. A travers la figure fictive de Mai Ling créée par l'humoriste allemand Gerhard Polt en 1979, se dévoile non seulement l'image d'une femme réduite à la condition d'un animal de compagnie, mais aussi tout ce qui joue dans ce regard pour tous les aspects de la vie quotidienne. Vidéos, lettres fictives ou enregistrements, tout contribue à ce brouillage entre la réalité et le fantasme. La fiction s'empare du réel et Mai Ling, icône muette et désincarnée, dépouillée de toute substance, parsème sa trace sur les œuvres du musée par des cartels décalés comme autant d'interrogations sur le regard et les préjugés que nous portons sur l'extrême-orient. Et le spectateur s'implique dans cette polyphonie participative où se dissolvent les constructions mentales qui tendent à nous aveugler.


Parallèlement, Shu Lea Cheang, née en 1954 et qui représenta Taïwan lors de la dernière Biennale de Venise, propose « Virus en devenir ». Titre d'une brûlante actualité pour une œuvre forte qui jette une lumière crue sur les enjeux économiques et culturels d'une crise sanitaire. A l'intersection du numérique, de la biotechnologie et de la science-fiction, l'artiste nous entraîne dans un monde artificiel, déshumanisé où le pouvoir se résume au slogan d'un spot publicitaire : « Votre plaisir Notre business ». Perfection du meilleur des mondes quand la technologie s'affiche dans la beauté morte des formes idéales et du flash des couleurs réduites à la violence d'un néon nocturne. Dans ce monde là, le corps n'est plus de mise, il n'est que la prothèse des désirs qu'on lui assigne. Shu Lea Cheang nous plonge dans un récit dont la trame se nourrit de vidéo, d'installations et d'une sculpture 3D figurant la « Red Pill », pilule miraculeuse d'un monde sans miracle. Celle-ci est le produit d'un bio-réseau, GENOM Co à travers lequel les personnes échangent leur ADN tout en contribuant à renforcer ainsi le pouvoir du réseau. Contagion virale et contrôle des corps agissent dans un même processus et l’humanoïde n'est alors que la mémoire d'une humanité déchue.


dimanche 14 mars 2021

Franck Saïssi, "LOST"

 



La Maison abandonnée, Nice

Jusqu'au 17 avril 2021



Il connaît la peinture, le dessin et leur histoire. Il peut à la perfection retranscrire au fusain une toile de Michel-Ange ou du Greco. Comme si tout ce passé là avait été englouti dans sa propre histoire et que l 'art l'avait dévoré et qu'il lui fallait toujours, jusqu'à l'excès, s'attaquer au papier ou à la toile pour leur faire rendre corps et âme. L'art de Franck Saïssi ne répugne ni à l'outrance ni au cri, ni même à l'outrage quand il s'empare des conventions de cet art qu'il maîtrise si bien pour les amplifier en les maltraitant. Les traits sont volontiers épais, la couleur est sombre, la perspective est parfois désarticulée à tel point qu'on en vient à penser que l'artiste joue de sa virtuosité pour saisir à la gorge cette emprise de la figuration. Il pousse alors l'illustration jusqu'à son paroxysme et il ne s'interdit rien, ni dans les thèmes ni dans les citations qu'il convoque.

Franck Saïssi recouvre l'espace avec cette rage froide comme pour l'essorer, en faire jaillir les os, la chair et la lumière. S'il peint, il n'y aura aucun ciel mais la présence solitaire d'un décor. Et des architectures froides sans humanité. Des traces de vie, des voyages dans l'imaginaire et des teintes terreuses. S'il dessine, le trait sera épais et gras. Il recouvrira des pages imprimées, des partitions musicales ou des cartes marines comme pour expurger de celles-ci le souvenir d'une harmonie, d'une ouverture au monde ou à la liberté.

L'univers de Franck Saïssi est celui de l'étouffement et de la nuit qui se déploie dans l'encre de Chine, l'épaisseur du fusain ou de l'acrylique. Pourtant, derrière cette violence sous-jacente on devine cet acharnement à vouloir créer, à faire surgir du néant des images plus vraies que la vrai vie. L'artiste ne transige pas. La vie est au bout du crayon ou du pinceau, il ne s'agit que de se hisser à leur rencontre pour en extraire la sève. Et dans cet univers-là, la nuit est belle.


Franck Saïssi est soutenu par l'association « Mon artiste et moi » qui, dans une forme de mécénat, apporte une aide matérielle dans un échange ente l'artiste et son parrain.

(contact@monartisteetmoi.com)


samedi 6 mars 2021

"Ombres d'hommes", Najah ALBUKAI et Alizera SHOJAIAN

 

Une exposition proposée par Muriel Mayette-Holtz

Galerie Depardieu, NICE

Jusqu'au 3 avril 2021


                                               Najah Albukai


A la tête du Théâtre National de Nice et ex directrice de la Villa Médicis à Rome, Muriel Mayette-Holtz présente deux artistes dont la puissance expressive illustre un univers marqué par l'intolérance, l'incarcération, la guerre et les horreurs qui en découlent. Pourtant, et c'est là la singularité de cette exposition, la vision terrible que Najah Albukai et Alizera Shojaia nous renvoient de leur expérience bouleversante apporte aussi, paradoxalement, une trouée de lumière dans un ciel labouré de noir. Et c'est bien le corps humain, dans ses convulsions pour l'un ou par sa fixité troublante chez le second, qui témoigne de ce feu intérieur dans ces « ombres d'hommes » et une touche d'espoir et d’humanité émerge alors au cœur même de l'enfer. L'ombre c'est aussi elle qui restitue cette lumière que l'on perçoit au bout du tunnel de la souffrance.

Najah Albukai est syrien et, après de longs mois d'emprisonnement et de torture dans les geôles de son pays natal, il est parvenu à fuir et à s'installer en France. Ses gravures tourmentées témoignent de cette blessure d'humanité quand les hommes perdent toute identité pour se fondre dans une masse anonyme, un magma grimaçant où l'infirmité s'énonce dans l'informe. Le trait est vif, comme arraché d'un scalpel ; le poids du noir étale des morceaux de chair dans un théâtre de la cruauté. Mais au-delà de la douleur qui rythme cette danse funèbre, l'humain, sculpté dans la masse, surgit comme un rappel des Caprices de Goya et des eaux fortes de Rembrandt. L'espace est strié d'incisions d'un noir lumineux et, de cet enfermement étouffant, jaillit pourtant un souffle d'espoir. Sans doute l'art est-il ici délivrance.

Les peintures de l’artiste iranien, Alireza Shojaian, traduisent une semblable ambivalence. Les corps sont abandonnés dans leur solitude et sont traités tels des natures mortes. La composition académique renforce les codes de la beauté mais celle-ci est en porte à faux avec les conventions qui lui sont assignées. Le trait du dessin raye la peau comme une brume de poils et la beauté se fige, à fleur de sang, à moins qu'elle ne porte le deuil du désir. L'artiste du fait de son orientation sexuelle a subi lui aussi l'exil. Mais il peint surtout un exil intérieur, dans la fixation du regard, la tristesse des yeux, la mort du cœur. Il le fait sur un corps d'homme comme Morandi l'aurait peint pour une fleur, avec ce même silence, et ce léger retrait du réel pour suggérer une vérité universelle et éternelle. Et en cela Alireza Shojaian déchire le voile de la pudeur, désigne la fragilité des corps, le corset des conventions et sollicite une autre lumière que celle qui s’attache seulement à la peau. Ce soleil là, on ne le voit pas, il est intérieur et c'est celui que traque l'artiste dans « l'ombre des hommes ».

                                                              Alireza Shojaian

mercredi 3 mars 2021

Shimabuku, "La sirène de 165 mètres et autres histoires"

 

Nouveau Musée National de Monaco- Villa Paloma

Jusqu'au 3 octobre 2021





La sociologie se serait-elle emparée de l'art ou bien celui-ci s'est-il renouvelé par la prise en compte de la dimension sociale qu'il implique ? « L'art est un état de rencontre », écrivait Nicolas Bourriaud et l'esthétique relationnelle qu'il revendiquait est particulièrement sensible dans cette exposition de l’œuvre de Shimabuku. L'artiste japonais né en 1969, excelle au partage par l'atomisation de la notion d'artiste, par l'intervention du public dans le processus créatif comme, par exemple, lorsque des élèves de CM2 s'intègrent à l'élaboration de l’œuvre en produisant « un musée de la sirène » dans une salle de la Villa Paloma. Ou bien lorsqu’il y associe quantité d'acteurs, artisans ou pêcheurs avec le déploiement de tous les médiums en passant par l'écriture ou la performance. Il s'éloigne néanmoins d'un schéma sociologique trop aride en érigeant la fiction, le conte et la poésie comme lieu d'interaction entre lui et le public.

Au début donc, un voyage à partir de l'histoire d'une sirène de 165 mètres de long et Shimabuku écrit : « Au cours de ce voyage, j'ai demandé à différentes personnes de réaliser un objet relatif à la sirène, pour développer et enrichir son histoire ». Le fil du récit se dévide alors entre gravité et humour là où l'humain se confronte à toutes les formes du vivant et de l'imaginaire Il s'ouvre à d'innombrables  digressions si bien qu'on y rencontrera  une pieuvre et un pigeon, une fleur sur la mer, des étoiles et des pommes de terre. On y croisera des vestiges du réel quand il prélève des fragments architecturaux et végétaux d'une ancienne villa de Monaco. On pense alors, en se déplaçant d'une œuvre à l'autre, que l’humanité déborde du règne de l'humain pour se charger de tout ce monde invisible qui s'imprègne de nos espoirs, de nos rêves et de toutes ces petites choses du quotidien  dans lesquelles l'individu se fond. Pour Shimabuku, l'art est ce moyen de réintroduire une harmonie entre l'homme et l'univers, les lois, le hasard, la contingence... Dans un film numérique « Eriger », avec d'autres intervenants, il place les choses couchées sur une plage, débris d'arbres et pierres, à la verticale. Et il écrit : « Alors peut-être quelque chose en nos cœurs se redressera »

. Sans doute l'art se propose-t-il ici de donner forme au-delà de toute identité. Et de se définir comme expérimentation plutôt que comme processus productif. Mais surtout il révèle en nous des potentialités nouvelles et si le « je » de l'artiste est le fil conducteur de cette belle errance, il se dissout dans l'énergie collective, la voix informelle de la vie. Commissaire d'exposition, artiste et public, tout est relié et Shimabuku nous montre avec humilité qu'il n'y a que ce lien dans la chaîne du vivant.



jeudi 25 février 2021

La force du détail

 


Salle d'exposition du Quai Antoine 1er, Monaco

Jusqu'au 28 février 2021

                                             Dorian Teti

On connaît cette formule attribuée à Nietzsche, « Le diable se trouve dans le détail » et son corollaire avec Warburg, « Dieu est dans le détail » pour dire que l’œuvre d'art ne peut se comprendre que dans le contexte qui l'a vu naître. La phrase spéculative de l'un ou de l'autre permet cependant le passage d'un concept à son contraire si bien que force est de constater que « la force du détail » - puisque tel est le titre de l'exposition proposée par Stéfania Angelini et l'AIAP de Monaco - s'impose dans la perception et la compréhension d'une œuvre.

Mais que ce soit Dieu ou Diable, c'est bien alors l'idée de perfection qui s'opposera au grain de sable qui pourrait gripper la machine. La production artistique ne peut faire l'impasse sur cette polarité et le mérite de cette exposition est de présenter 14 artistes qui, dans des pratiques et des médiums très divers, nous proposent une réflexion subtile sur les fluctuations contradictoires de l'ensemble et de ses multiples composants, sur le trouble de la figuration et de l'abstraction ainsi qu'une forme de méditation sur la fragilité quand une simple poussière pourrait abattre la composition la plus élaborée.

Le détail est la pierre angulaire de l’œuvre mais que la clé de voûte vienne à se fissurer et alors tout s'effondre. Les œuvres convoquées ici déclinent ces interactions, ces présences qui ne résonnent que dans la figure invisible de l'absence. Toute une poétique se construit entre les matières convoquées et ce qu'elles expriment de contraire à ce qu'elles devraient susciter. Chez Tom Giampieri la terre tout à la fois s'oppose et se confond à l'encre. Les installations de porcelaine colorée d' Olivia Barisano détournent la fonction du matériau amputé de son usage, fragmenté, et chaque pièce devient le détail d'un ensemble introuvable. Les sculptures aériennes comme des fils entrelacés de Mona Laure Millet répondent à ses dessins sur fond de plans architecturaux. Partout la synecdoque dit l'ensemble mais en même temps le met en déroute. Pour Frédérique Nalbandian, ce sera l’imbrication du savon et de la mousse, avec l'huile de lin et les pigments ou pour Eve Pietruschi, la délicatesse de l'inscription sensible sur le cuivre. Chaque artiste propose sa propre partition dans une orchestration sans fausse note aucune. La mise en scène suscite une circulation rêveuse, entre souffle et légèreté. Les œuvres nous parlent du monde. Elles n'en sont qu'un détail mais elles nous en traduisent pourtant l’essentiel.

Œuvres de Tom Barbagli , Olivia Barisano, Arnaud Biais, Tom Giamperi, Eve Pietruschi, Roberto Mangu Quesada, Delphine Mogarra, Adeline de Monseignat, Mona Laure Millet, Frédérique Nalbandian, Emmanuel Régent, Justin Sanchez, Dorian Teti, Florent Testa.