Galerie Eva Vautier, Nice
En
quelques pages admirables, Georges Didi-Huberman évoque le
regard comme l'expérimentation d' une errance, d' un va et vient qui
saisit aussi bien l'espace que le temps : « Le regard va
et vient. Ce qu'il attrape ici (ou maintenant), il le perd là-bas
(ou juste avant, ou juste après). Pas de regard sans cette
dialectique, pas de regard sans cette ce mouvement perpétuel, sans
ce jeu incessant du qui-perd-gagne.(...) Toute nouvelle inflexion du
regard me fait perdre de vue – et vouer à la mémoire, qui
elle-même ne garde rien en l'état – l'inflexion précédente. »
(in Blancs soucis)
Or la
peinture est précisément ce lieu où le regard se construit en même
temps qu'il s’interroge quand il se dépose en couleur dans la toile sur le châssis. Or, cette peinture, il faut aussi l'expérimenter et
la représenter dans sa face cachée, dans sa mémoire, son histoire,
par les enjeux qui président à sa matérialisation . Il faut la
traduire par son envers, il faut en retourner la peau. C'est alors un retour à
la source, à l'atelier, là où l'expérience se conjugue à l'alchimie
des matières et où un espace réel se mesure à l'aune d'un espace
imaginaire. Ainsi Agnès Vitani ne cesse-t-elle de donner voix
à cette peinture là, saisie dans sa seule extériorité, dans
l'expérience du regard qui s'énonce en se matérialisant.
Non
pas que la peinture se réduirait à des formes ou à quelque système
que se soit. Mais, saisie en son amont, celle-ci parle d'une histoire
qu'elle ne cesse de se raconter à elle-même. Et de cet écart entre
l'expérience et la fiction , la peinture peut se formuler autrement
que par ses codes traditionnels
.
C'est ce tour de passe-passe que réalise Agnès Vitani.
Plutôt que de montrer de la « peinture de paysage »,
elle en énonce les signes, la circulation du regard qu'elle suppose,
son support comme ses effacements. Elle en ausculte la mémoire et en
exhibe les rebuts ou les excroissances. Tour à tour, le végétal et
le biologique s’emparent de l'espace d'exposition en même temps
que la couleur se fige sur l'objet qui fut à l'origine de
l'expérience du regard, ne füt-ce que dans le traitement imposé à
un bâton de ski ou à une chaussure. Car l'artiste exhibe ici un espace
mouvant à l'instar d'une promenade dont elle décompose, en
couleurs, jusqu'à l'extinction du blanc, le récit. On y verra donc
un « nuancier de voyage », une couverture de survie
empreinte des taches de l'atelier, et de la matière colorée,
calcinée, refroidie, des échos météorologiques, des grilles de
frigo et l'effet matériel d'une chaleur intense sur des plastiques,
des feutres tordus ou broyés autour de fils de fer, des pigments ou
du papier mâché.Les objets de la peinture sont présents, physiquement et n'ont plus besoin d'être peints.
La
peinture est ici, littéralement, « exprimée ». Elle
peut s'affranchir de ses formes, s'émanciper de toute figure. Elle
est une expérience de vie à l'image même de la vie. Elle permet
toutes les métamorphoses et ce sont celles-ci qu' Agnès Vitani nous
donne à voir.
M.G