dimanche 24 novembre 2024

Benoît Barbagli, «Numera Natura»

 


Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice

Jusqu’au 6 avril 2025




L’œuvre d’art s’éprouve par les sens ou la mémoire avant même de se formuler dans un cadre idéologique. Aussi se confronter aux photographies ou à tel autre medium utilisé par Benoît Barbagli, c’est d’abord, à l’instar des personnages qu’il convoque dans ses images, expérimenter une immersion dans une nature sublimée dans laquelle le collectif humain surgit comme dans l’imaginaire d’un paradis perdu. Mais les artistes, et il faut leur en rendre grâce, se définissent aussi en regard des utopies qu’ils esquissent ou qu’ils structurent. Benoît Barbagli, à l’intersection d’une nature idéalisée et de l’intelligence artificielle, nous conduit sur les traces d’un monde «vu d’en haut», en surplomb des corps et des profondeurs marines. Et de ceux-ci, par un acte démiurgique résultant du drone qui les capte et de celui qui le maîtrise, l’artiste, en dépit de ses revendications d’œuvre collective, demeure le seul responsable de son œuvre.

Voici donc de vertigineuses compositions d’où surgissent des corolles de corps qui se dispersent dans le brassement d’une eau pareille à un liquide amniotique. Fusion des éléments, opéra solaire ouvert à tous les sens, tout ici répond à un mouvement symphonique dont tous les protagonistes interprètent un même rituel dans une cérémonie célébrant la vie et son magma originel. A cela, l’artiste oppose le monde numérique ou, plus précisément, il montre comment ce dernier pourrait réinterpréter ce corpus de manière à redéfinir les frontières du sensible. Au-delà des spéculations philosophiques qui en découlent, et aussi incertaines soient-elles, l’artiste parvient toujours à nous émouvoir par l’inventivité de ses prouesses techniques quand elles se heurtent à la force picturale de l’image. La photographie, souvent de très grand format, oscille entre le flou et le ressenti d’une matière colorée qui provoque un tel trouble que nous sommes happés par l’image avant même d’en saisir tous les éléments. En effet celle-ci est pernicieuse tant elle nous égare dans ce qu’elle prétend nous montrer quand la technologie la travaille: cet univers marin est ici en réalité un paysage forestier. Ou ailleurs, parmi des roches sous-marines, on devinera des visages…

Mirage ou miracle, le monde n’est jamais celui qu’on croit, et art ou machine ne cessent de le décomposer et de le recomposer. C’est ainsi que s’écrivent les mythologies et le titre des œuvres souvent résonnent dans le soleil de la Grèce antique. Hypnos, Hydrophilia, Sisyphe, Chronos… Autant de mots qui sculptent ces cadres philosophiques dans lesquels, avec bonheur, Benoît Barbagli se débat, se perd ou triomphe par la seule puissance des œuvres présentées. Crées par imprimante 3D, les sculptures de vagues dans le désert silencieux d’une résine morte parlent de cette rencontre de l’art, de l’humain et de la technologie. Elles sont là, déjà semblables aux dépôts archéologiques d’un autre temps tandis que la pulsion de vie et la joie irriguent ces grappes humaines qui dansent leur hymne à la joie sur les cimaises du Musée de la Photographie de Nice.




mercredi 20 novembre 2024

Emilija Skarnulyte, «Tethys»

 


La Citadelle, Villefranche-sur-Mer

Jusqu’au 26 janvier 2025



A l’issue d’une résidence dans la Citadelle de Villefranche-sur Mer, Emilja Skarnulyte, artiste visuelle et vidéaste née en 1987 en Lituanie, investit le Bastion de la Turbie dans un parcours à travers ce lieu clos semblable à une grotte. L’œuvre qui en résulte distille une oscillation merveilleuse entre matière et lumière. C’est alors un conte qui se développe à partir de cet environnement de pierres surplombant la Méditerranée au fur et à mesure que l’on pénètre dans les entrailles d’une casemate sous les auspices de la déesse Thetys pour une aventure sensorielle entre mythologie, art et géologie.

Comparant Lascaux à la Grèce antique, Antonin Artaud écrivait: «La Grèce nous donne un sentiment de miracle, mais la lumière qui en émane est celle du jour, la lumière du jour est moins saisissable: Pourtant, dans le temps d’un éclair, elle éblouit davantage». Ici, l’artiste sculpte la lumière et la fait rejaillir parmi les ombres. Elle se fige dans des entrelacs de verre multicolore disséminés sur le sol pour des dépôts magiques où se mêlent en discrètes stalagmites, les «Larmes de la déesse». Ou bien elle se dépose dans les anfractuosités de la pierre pour en dévoiler les mystères. L’artiste elle-même se pare des attributs de cette déesse, tour à tour sirène ou serpent, comme si l’artiste fusionnait avec son double. Elle surgit, polymorphe, dans des représentations énigmatiques dans la confusion de la roche, de la Méditerranée et du temps. Thetys s’incarne dans cette figure d’un monde désormais englouti dont nous ne percevons plus que la mémoire. Peinture, sculpture ou vidéo, tout ici ne vibre que dans l’hésitation de la lumière, le souvenir des profondeurs marines, du sel et du plancton. Et tout se dissout dans des vagues d’images dans leurs flux et reflux qui nous entraînent au seuil de l’invisible.

Par cette expérience d’art total, l’art et le mythe se confondent de même que l’artiste se métamorphose à travers sa propre représentation. Le temps se dissout dans l’espace et l’on se prend à rêver que des étoiles de mer brilleraient dans le ciel. Fluidité des éléments, porosité, tout s’anéantit et revit dans le spectre des couleurs. Tout se cristallise dans la seule fragilité du monde et l’éphémère de l’éternité. L’art se joue ainsi des paradoxes, du réel ou de l’imaginaire. Il n’existe que dans la conquête de sa liberté. De nouveau Artaud quand il écrivait: «Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre: elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde dans la vie».






lundi 18 novembre 2024

«Passion Renaissance», Légendes d’artistes au XIXe siècle

 


Musée des Beaux-Arts, Draguignan

Jusqu’au 23 mars 2025



Comme en un jeu de miroir, l’artiste souvent se mesure à l’aune de ses prédécesseurs. Il s’y confronte parfois pour en parfaire les leçons, souvent aussi pour se contempler à travers l’aura d’un mythe comme ce fut le cas de bien des peintres du XIXe siècle lorsqu’ils rendirent hommage aux grands maîtres de la Renaissance. Ce sont ces «Légendes d’artistes» que nous raconte le Musée des Beaux-Arts de Draguignan et qui, au-delà d’un seul point de vue anecdotique, nous propose une réflexion sur la relation formelle qui se joue d’un artiste à l’autre et sur la mise en abyme d’un tableau par la rencontre d’un artiste avec ses prédécesseurs.

Il exista au début du XIXe siècle, cette «veine troubadour» qui, dans le sillage du Romantisme, répandit une vision idéalisée du passé en littérature comme en peinture. L’Histoire est alors revisitée sous le filtre de l’héroïsme et, dans les arts, sur celui du mythe du génie créateur, comme il le sera plus tard sous le signe de celui de l’artiste maudit. Entre imaginaire et réalité, un récit se construit donc et, en vingt-sept œuvres provenant de musées français et italiens, l’exposition explore ces instants de fascination et nous permet de saisir comment ceux-ci peuvent paradoxalement aveugler le regard des artistes et susciter en eux le désir de les dépasser par la seule puissance narrative.

Se confronter à Giotto, à Léonard, à Raphaël ou à Michel-Ange témoigne d’une aventure quelque peu déroutante quand on l’aborde dans un style académique. Pourtant qu’il s’agisse de peintres reconnus tels Fragonard, Ingres ou Granet ou d’autres plus confidentiels, leur lecture du passé nous permet de considérer que l’Histoire n’est toujours qu’une réécriture qui se réalise à partir du présent. Et l’art nous permet d’anticiper ce présent.

D’un tableau à l’autre, il faut alors saisir l’aventure des regards, la direction qu’ils empruntent quand ils se rencontrent ou qu’ils capturent tel ou tel détail d’une œuvre passée. Ainsi Cesare Maccari repeint-il la Joconde en train d’être exécutée par Léonard. Ou bien c’est la fascination du modèle qui l’emporte chez d’autres artistes, comme la Fornarina pour Raphaël et toujours, dans une vision académique, le trouble des sentiments perçus au travers de mises en scène très étudiées au terme d’une véritable théâtralisation.

Ce parcours insolite entre la Renaissance et le XIXe siècle qui concerne aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire politique est aussi un jeu de piste dans lequel il faudrait démêler les fils de la légende et les traces du réel. Les œuvres présentées nous fournissent des bribes de réponses tout en demeurant des énigmes. Mais les plus belles œuvres ne sont-elles pas celles qui recèlent cette puissance du mystère?