vendredi 1 décembre 2023

Pier Paolo Calzolari, «Casa ideale»

 

Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco

Jusqu’au 7 avril 2024



Penser la maison idéale c’est définir de nouvelles formes, développer d’autres attitudes pour une autre façon d’habiter le monde. Pier Paolo Calzolari appartient à cette mouvance de l’Arte Povera qui, avec Penone, Merz, Pistoletto et quelques autres, à la fin des années 60, bouleversa en Italie la définition même de l’art par sa volonté de l’inscrire en négatif de l’image Pop Art qui prévalait alors. Face au consumérisme et à la saturation spectaculaire, cette mouvance artistique prônera désormais la pauvreté des matériaux, la méditation silencieuse et l’expression du vivant par la seule intelligence des sens. L’exposition présentée à la Villa Paloma avec des œuvres produites entre 1960 et 2014 se veut une illustration de ce Manifeste de l’Arte Povera dans lequel Calzolari revendiquait cette utopie poétique d’une «maison idéale».

Face à la peinture, à son histoire et à ses artifices, Pier Paolo Calzolari, entre sculpture, installation et forme picturale, par le choix de matériaux organiques, l’utilisation de l’humilité du plomb ou du feutre, réécrit une histoire de l’art dans laquelle résonnent pourtant les voix de l’Antiquité ou de la Renaissance. Métaphysique, aspiration mystique et alchimie se confondent alors dans des installations, autels ou bas-reliefs, où le blanc immaculé parle aussi de corruption, de trace sale et de disparition. Blancheur lumineuse du sel qui corrode ou du givre qui fond, la couleur est celle des éléments fondamentaux qui se mêlent au rebus, au végétal, à l’inscription ou à l’éphémère. Cette lumière répond pourtant à celle du néon dont les signes, à moins qu’ils ne fussent déjà des mots, écrivent l’espace d’un fleuve bleuté qui l’auréole de mystère.

Sont-ce des autels ou des suaires, des plis et des replis de sens, des vanités, la vie et la mort? Tout coïncide ici dans une œuvre tout à la fois grave et sereine, dans laquelle l’éphémère se conjugue à l’éternité, l’humanité à la plume d’un oiseau ou à des feuilles mortes dont on pressent encore le froissement. Calzolari sait ce souffle de l’écriture quand elle se saisit de fragments comme autant de signes qu’il nous faut déchiffrer pour dévoiler cet «être au monde» qui nous unit. Une grand table, Tomeo («Ptolémée») est dressée, comme rappel de ce géographe de l’antiquité. A la surface de ce meuble de cuivre réfrigéré, une couche de givre fond peu à peu pour délivrer sur ses bords, des reliefs encadrant des semblants de rivières et de lacs. Métaphore d’une terre plate telle que les anciens l’imaginèrent. L’art est cette lecture du temps, de ses contractions et de l’éphémère.

 Ailleurs l’artiste dispose un miroir de cuivre tel un «Memento mori» sur lequel notre visage apparaît dans un cadre constellé de feuilles d’arbre de Judée desséchées. Voici donc un mobilier tout en mouvements et en vagues pour exprimer le flux du temps dans lequel l’humain se brasse aux aspérités du bois, au feu ou à la glace. Nous habitons cette maison dans laquelle reposent aussi six matelas blancs alignés où s’inscrivent en néon des mots peu déchiffrables. Permanence de ce blanc qui taraude l’œuvre de Calzolari mais d’un blanc aux multiples variations qui épouse cette superbe méditation poétique sur ce temps qui s’accorderait à notre maison idéale pour peu que nous sachions y vivre et l’aimer.



vendredi 10 novembre 2023

Shirley Jaffe, «Avant et après Matisse»

 



Musée Matisse, Nice

Jusqu’au 8 janvier 2O24


On ne prête jamais suffisamment d’attention à un titre bien qu’il nous fournisse la clé d’une exposition. Il y a en effet un avant et un après dans l’œuvre de Shirley Jaffe. Née dans le New Jersey en 1923, l’artiste s’installe à Paris en 1949 où elle développera une peinture marquée par l’expressionnisme abstrait. Comme beaucoup de peintres de la diaspora américaine, Sam Francis, Riopelle ou Joan Mitchell, elle est d’abord marquée par l’impressionnisme qu’elle développera par une gestualité débridée pour faire éclore des formes de paysages mouvementés dans le tumulte des couleurs. Ainsi commence dans le Musée Matisse, l’accrochage des œuvres de Shirley Jaffe jusqu’à la fin des années 60.

Car il y a l’après, cette rupture radicale qui va progressivement s’opérer après la découverte des papiers découpés de Matisse en 1961 au Musée des Arts décoratifs à Paris. Mais aussi son séjour à Berlin en 1963 où elle entend la musique sérielle et éprouve la rigueur géométrique de Sophie Taeuber-Arp. De Matisse, elle retiendra les aplats colorés qui peu à peu se substitueront aux larges coups de pinceaux. Le geste s’apaise alors et, de plus en plus, les formes se structurent pour une sorte de calligraphie saisie dans un rythme de couleurs franches et contrastées. On y retrouve l’énergie de Kandinsky qu’elle admirait mais le rapport à Matisse devient évident. Les blocs de couleurs se répondent et, progressivement, le blanc organise l’espace par un jeu d’incisions où se dévoilent des collisions de blocs géométriques qui s’animent parmi des spires et des découpages végétaux.

La mise en parallèle des deux artistes permet de mesurer cette révolution qu’opéra Matisse et son retentissement sur l’art américain de l’après guerre. On y lira cette vitalité heureuse, cette envolée lyrique parfaitement maîtrisée entre tension, harmonie et idéalisation de l’espace. Plus Shirley Jaffe avance dans son œuvre plus sa peinture devient apaisée et silencieuse. Le blanc s’élargit pour faire vibrer la couleur saisie dans le minimalisme des signes. Comme une page qui s’ouvre pour délivrer une écriture inédite. Elle disait: «Je voudrais que mes tableaux donnent à quelqu’un en dehors de moi le sentiment des possibilités de la vie, qu’ils éveillent l’énergie pour affronter, pour faire face aux choses».




 




jeudi 9 novembre 2023

Anna Niskanen, «Point sublime»



Centre de la photographie de Mougins

Jusqu’au 4 février 2024

La prolifération des images à l’ère industrielle dévitalise celles-ci pour peu qu’on suppose qu’elles fussent déjà en accord avec le vivant. Roland Barthes définissait en effet le rapport intrinsèque de la photographie et de la mort, comme l’instant figé d’un temps révolu. C’est au contraire, par l’usage d’une pratique ancienne que l’artiste finlandaise, Anna Niskanen, à travers une approche physique de la nature, s’attache à imprimer la trace du vivant avec l’effet d’une gravure sur le papier. Le cyanotype est cette technique photographique monochrome inventée au milieu du XIXe siècle consistant à obtenir sous l’exposition à des rayons ultraviolets des tirages produisant une image couleur bleu de Prusse. Lors de sa résidence dans l’arrière pays niçois, Anna Niskanen parcourt les flancs de l’Esterel et dans un même geste, utilise cette technique pour capturer la danse des nuages, l’éclat d’un soleil, le pollen des fleurs ou l’écorce d’un arbre. Tout ceci entrera non seulement dans l’unicité de l’image mais surtout dans les éléments matériels qui en assureront la fabrication. Ce sont alors des pigments qu’elles recueille lors de ses errances, ici un pin, là un eucalyptus, ailleurs l’ocre de la montagne et toujours cette pulsation du vivant qui irriguera la trame du papier.

Les essences qui se déposent alors sur une surface photosensible agissent de concert avec les éléments qui s’accordent aux pas de l’artiste confondue à la brûlure du soleil, au trouble de l’eau ou à la déchirure d’un éclair. Telle est la fabrique d’un paysage. Non plus de l’ordre de la surconsommation numérique et de la blessure écologique qu’elle suppose mais dans une minutieuse démarche artisanale avec des relevés, l’empreinte du temps et la création d’un autre regard.

Voir le monde autrement c’est le vivre aussi dans une autre dimension et Anna Niskanen présente ses images comme un agencement d’épisodes qui se conjuguent, d’un tirage à l’autre, comme autant de perceptions d’une nature fragile et blessée. Entre l’artiste et les éléments l’osmose se réalise par le biais de ces cyanotypes et de leurs figures incertaines à l’aspect décoloré. Entre photographie et œuvre picturale, les images scandent un univers sensible qui échappe à la seule représentation pour traquer l’essence des choses. Parfois isolées dans leur cadre ou plus souvent agencées dans de vastes séries pour définir un paysage personnel, les images de Anna Niskanen se lisent au gré d’un parcours par lequel nos sens restent constamment en éveil, comme dans l’attente d’une révélation. C’est alors la magie de la photographie qui s’opère. Elle «révèle» cette face invisible du monde telle un murmure de ce que nous pressentions et que nous ne savions pas voir.





samedi 14 octobre 2023

Robert Doisneau, «Le merveilleux quotidien»

 

Musée de la photographie, Nice

Jusqu’au 28 janvier 2024




Dans le contraste du noir et blanc comme dans la grisaille de l’après guerre, c’est pourtant une image du bonheur qui va éclore dans l’œil de Robert Doisneau. Non pas un bonheur idéalisé ou celui d'un rêve d’une beauté inaccessible mais seulement une foi totale en l’humanité, presque naïve, à travers les gestes du quotidien ou les regards qui se confondent entre sourires et grimaces.

Le photographe décline toutes les figures de la rue, ses angles cassés, ses rires tordus, ses jeux interdits et son terre à terre sur lequel la vie se formule dans la seule croyance des jours qui passent et d’une lumière à venir. Et Doisneau fut ce «passant patient» qui traqua avec malice ces instants de vie avec ses rires ébréchés, ses banlieues tristes et le seul soleil de la tendresse. Telle fut cette période d’une poésie de la grandeur des «petites gens», cette poésie de Prévert et des films de Carco. Et celle de la nuit des bistrots, de la gouaille des bouchers, du sourire des filles et des mauvais garçons. La vie se donne alors tel un théâtre et Paris est ce décor sur les planches desquelles se déhanchent les allumeuses et se noient des visages éteints dans l’incertitude du jour ou de la nuit. Illusion et vérité se croisent alors dans cet univers mythique et Robert Doisneau, dans ce monde à reconstruire, non sans ironie, extrait de ses clichés la seule croyance dans ce quotidien en en déchirant les larmes pour laisser place à cette photo qui le rendra célèbre en 1950, «Le baiser de l’Hôtel de ville.»

Cette écriture simple de l’image recèle pourtant toute la richesse de l’imprévu dans l’énigme des êtres qui la traversent, quand on y lit aussi la fragilité de leurs espoirs mais toujours leur force de vivre. Parmi les quelques 110 clichés de ce «Merveilleux quotidien», nous voici promeneurs déambulant dans ce monde d’hier dont nous percevons encore le souffle. Pourtant, dans un paradoxe brutal, sur la mezzanine du Musée, une série de vastes photographies en couleurs évoquent «Palm Srings 1960». Doisneau, pour son premier voyage en Amérique, réalise alors un reportage sur un golf dans le désert du Colorado. Ce sont alors des images solaires, des couleurs déchirantes pour une splendeur amusée quant à  ce monde artificiel. Tels aussi ces autres éclats de vie qui se déposent sur le cliché, mais peut-être avec un ciel trop vaste et l’ennui. Et partout, la trace imperceptible d’une fragilité inquiète. Du noir et blanc jusqu’à la couleur, c’est un monde qui s’écrit et Doisneau le traverse toujours avec douceur et un brin de nostalgie.






samedi 7 octobre 2023

Simone Simon, «Au rythme du paysage»

 

Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu’au 2 décembre 2023



La beauté revendiquée


C’est bien à un mystère de l’espace que l’idée de beauté toujours se mesure quand cet espace semble se dissoudre en même temps qu’il se charge d’une autre substance que nous peinons à définir. On pense alors à cet éblouissement quant à la beauté d’une femme que Stendhal traduisit par «Ce fut comme une apparition». Ou ce même trouble pour la beauté de l’art, à Florence, quand il écrivit: «J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi.»

Comment l’image peut-elle traduire cet épuisement sinon par cette mise à nu de la photographie de paysage telle qu’elle surgit au détour des photographies de Simone Simon? Le paysage n’est pas la nature mais bien la construction d’un cadre dans lequel agissent nos désirs et nos sens. Au XIXe siècle, la peinture de paysage se chargeait déjà de cette humanité aussi bien avec Courbet qu’avec l’impressionnisme. Or la photographie souvent ne saisit que l’instant et c’est donc par le biais du pouvoir de la peinture que Simone Simon traque la beauté d’un paysage en exacerbant les conventions d’une esthétique particulière, par la fluidité des couleurs, la rectitude brutale d’une ligne d’horizon, le modelé des vagues, l’absolu de la rencontre de la mer et du ciel. Les sensations éprouvées se développent alors au sein de l’image et le paysage s’accorde aux fluctuations du temps. Il bat au rythme de ses pulsations dans la seule vérité de sa présence. La beauté est cet instant de saisissement.

Cette traque de la beauté, Simone Simon la poursuivit autrefois comme photographe de mode avant d’en explorer son essence dans le quotidien, celui des corps et des présences sociales et politiques. Désormais, «Au rythme du paysage», elle écrit les contours des plages cotonneuses, des ciels mouillés et des soleils brouillés. A moins que ses photographies ne s’en emparent dans un jeu d’artifices, de bleus incandescents ou du trouble d’un espace velouté dans lequel on se blottit comme dans un bonheur retrouvé. La photographe traduit alors, par le simple déplacement de l’appareil, ce balbutiement de l’image entre le réel et l’imaginaire, ce cadre qui est aussi une vitre à travers laquelle nous percevons nous-mêmes notre idéal de paysage, celui qui se reflète secrètement en nous et qui nous ressemble.

Sur un mur, une vidéo se projette au centre d’une photographie comme pour la perturber par des stries qui la déchirent et la reconstruisent. Mouvements des vagues encore et toujours le souffle du temps qui efface tout en y laissant sa trace. Et à l’étage de la galerie, c’est une autre vidéo, celle de Linda Sanchez invitée dans le cadre du festival OVNi, l’histoire tout aussi poétique et troublante d’une goutte d’eau. Partout une même ode à la beauté qui dépasse le visible comme une revendication pour une éthique du regard.

dimanche 1 octobre 2023

Mark Bradford, «Nobody knows the trouble I’ve seen»

 

Hauser & Wirth, Monaco

Jusqu’en mai 2024



C’est au cœur d’un volcan que Mark Bradford nous conduit. Fusion d’une lave intérieure qui se répand en de vastes compositions. Mais aussi, effusion des matières et du cœur entre cri et silence quand, pour l’artiste, il s’agit de faire remonter à la surface les sanglots et la rage d’une oppression subie quand le titre même de l’exposition fait référence à un ancien chant d’esclaves. Né en 1961 à Los Angeles, Mark Bradford a représenté les USA à la Biennale de Venise en 2017. Il revendique son identité d’artiste noir américain, gay et d’origine modeste, lui qui n’était que coiffeur avant de devenir aujourd’hui l’une des grandes stars de l’art contemporain. Entre fureur et ferveur, il brandit avec ostentation cette identité, il la revendique dans son énergie à saisir l’espace dans toute sa démesure, à le recouvrir, à le déchirer, le remodeler et toujours encore à le dissoudre pour encore recommencer. L’œuvre et l’homme ici se confondent et il faut parcourir cette exposition pour comprendre combien toute une histoire, la sienne et celle d’un monde menacé, se condense dans un lieu sans aucun échappatoire.

La salle d’exposition entièrement revêtue de vagues noires et ocres tout à la fois flammes et eaux, est surmontée de globes terrestres tout aussi sombres et tourmentés. Sur ce fond surgissent des tableaux monumentaux dont la trame est tellement resserrée que l’abstraction domine. Pourtant on déchiffre ici ou là quelques motifs végétaux ou animaux, on devine la blancheur fantomatique d’une présence humaine. Et le monde, l’humanité se réduisent à cette fresque qui bout de ce feu intérieur et se consume.

Les tableaux s’inspirent d’une série de tapisseries du début du XVe siècle, «La chasse à la licorne». Dans ce jeu cruel entre proies et prédateurs mais aussi entre le réel et l’imaginaire, toute une allégorie se développe avec une telle force que la surface semble agitée de grouillements et que de ce récit pourtant dépourvu d' anecdotes et réduit à l’abstraction, c’est l’immédiateté d’un choc qui s’impose à nous. Entre le monde médiéval et aujourd’hui, l’artiste perçoit une même violence et l’actualise par un geste compulsif qu’il puise dans le quotidien – bouts de carton, arrachages et collages de bribes de bandes dessinées, résine synthétique, mastic, tout est affaire de déchirure et de recouvrement. Puis encore, strate après strate, poncer, recourir à l’oxydation et, encore et toujours, détruire pour faire éclore un monde nouveau. La tapisserie représente une allégorie de la crucifixion et de la résurrection et l’artiste la replace dans un contexte actuel, à partir  des cultures populaires et de matériaux non artistiques. L’effet est saisissant, la peinture est mise à nu et délivre une archéologie de sa présence et de sa perte.

 Mark Bradford n’est pas un artiste «de circonstance», même en regard de son engagement mais il ne répugne pas à se mettre en scène. Car son art, par son aspect monumental et l’effet de sidération qu’il produit, n’est pas exempt d’une certaine théâtralité. Et nous assistons alors au jeu des fantômes qui hantent nos nuits et aux orages qui couvent depuis la nuit des temps jusqu’à déferler aujourd’hui sur la surface d’un tableau.





vendredi 29 septembre 2023

Jean-Philippe Roubaud, «Didascalie 6: A l’ombre de la lumière»

 



Le Suquet des Artistes, Cannes

Jusqu’au 21 janvier 2024


La peinture illustre toujours une histoire du temps qui s’inscrit en images, matières et couleurs. Pourtant c’est bien le dessin qui en dévoile la trame. Il en révèle aussi son récit en se rapportant à des lignes et des courbes à l’instar d’une écriture. Jean-Philippe Roubaud revendique la puissance du dessin comme acte fondateur, préalable à tout autre mode de représentation, à toute pratique artistique du moins jusqu’à ce que la peinture prenne son autonomie au cours du XIXe siècle. Dans son sillage, de l’art moderne à l’art contemporain, ce sont alors de nouveaux concepts, d’autres définitions et des pratiques inédites pour intégrer l’art à la vie.

La lumière s’énonce en espace et couleurs quand pourtant le dessin quant à lui, se réduit au trait, à un noir et blanc d’où surgit un clair obscur qui désigne la couleur avant de la représenter. L’artiste explore ces paradoxes comme autant de variations sur la vie et la mort. Cet acte fondateur du dessin s’imprime dans les œuvres présentées - dessins sur papier à partir de poudre graphite, céramiques décorées au crayon oxyde ou installations quand J.P Roubaud crée des caissons en inox pour dissimuler le dessin ou quand il répand un quadrillage sur le sol comme rappel de la mise en carreau préalable à bien des œuvres, mais aussi au carroyage des fouilles archéologiques. L’artiste extirpe alors la mémoire comme un révélateur de l’essence même de la représentation. C’est ainsi qu’il «dessine la peinture», en décline tous les états, parfois même grâce à la présence de photographies quand il brouille les pistes dans la confusion de l’agrandissement de certains détails dans des tableaux anciens et leur relation au dessin. La didascalie est ce discours en marge d’une représentation théâtrale.

Sur des papiers de grand format, l’artiste excelle, en virtuose de la composition, à représenter des scènes se rapportant à la course du temps en jouant avec des symboles, du trompe-l’œil, du maniérisme, tout en désignant parfois le glissement vers l’abstraction. C’est alors l’ensemble de l’art qui est saisi, parfois dans le réalisme d’un autoportrait, souvent dans un jeu de métaphores pour fouiller le passé, en extraire les thèmes fondateurs et les relier aux inquiétudes d’aujourd’hui et à la pérennité du Memento mori.

Œuvres durables ou bien éphémères, dans l’espace d’une ancienne morgue, l’artiste déploie quelques 81 dessins mais aussi de vastes fresques qui leur répondent dans l’illusion de grottes ou de chapelles. Le dessinateur est aussi un archéologue qui médite sur les strates de l’histoire de l’art comme si celles-ci refluaient par vagues et déferlaient sur notre présent pour dire ce qu’aujourd’hui nous sommes.





samedi 23 septembre 2023

Amandine Maillot, Villa Cameline, Nice

 


Depuis 20 ans, la Villa Cameline, au gré de ses expositions, s’est attachée à explorer toutes les facettes de l’art contemporain. Et les contraintes de l’architecture tourmentée de cette «maison abandonnée», avec son espace morcelé, ses murs parfois ébréchés et leurs couleurs fanées, ont toujours marqué le travail des artistes qui l’investirent. Pourtant, comme pour célébrer cet anniversaire, la villa semble soudain se métamorphoser en s’imprégnant des œuvres d’Amandine Maillot. Il ne s’agit plus tant désormais d’exposer que de contaminer le lieu, de lui insuffler une autre vie et voici que l’espace transpire alors d’une mémoire oubliée, de fluides organiques et d’étranges dispositifs pour laisser place à une pratique artistique qui s’empare de la maison comme d’ un corps pour une existence réinventée.

Dans de multiples supports, Amandine Maillot ne cesse d’expérimenter toutes les hypothèses qui nous relieraient à toutes ces vies invisibles qui couvent dans la terre, l’eau ou l’air. Elle utilise le dessin, la céramique, le verre, la photographie, la sculpture et pourtant chacune de ces pratiques et matières semble demeurer en suspens, toujours dans l’attente de cette autre chose répondant à l’incertitude inquiète et intrinsèque de toute forme de vie. De cet événement un avènement se formule. Ainsi circule-t-on d’un univers à l’autre et c’est toujours cette idée de passage qui organise l’ensemble de l’œuvre.

Délicatesse et fragilité, équilibre instable, porosité du minéral, du végétal et de l’humain, tout se trame ainsi entre nuages de coton, ailes de libellules ou de papillons, branchages ou porcelaines brisées. Et toutes les hypothèses se confondent quand, à ces dernières, l’artiste associe des citrons qui jonchent également le sol. Or ceux-ci sont tellement réalistes qu’on oublie qu’ils sont issus de la seule porcelaine. C’est alors l’énigme de la vérité, le tremblement subtil entre l’illusion et le réel, le souvenir de Zeuxis, ce peintre de l’antiquité qui peignait si bien des raisins que les oiseaux venaient les picorer.

Ainsi tout n’est que théâtre et décor. Et l’univers se confond à un cabinet de curiosités. Partout des cadres dorés, des ampoules qui contiennent des nuages, un mobilier comme une excroissances des corps. Fauteuils, lits ou guéridons sont autant de prothèses à partir desquelles se déploient de féeriques robes en fragments de porcelaine blanche ondoyant comme les écailles des peaux de serpent.

Artiste ou magicienne, Amandine Maillot recompose le monde et le guérit. Sur un socle de troncs d’arbres brûlés, elle dispose la dorure métallique du circuit d’un ver de terre à l’intérieur du bois. Elle glane de modestes fragments comme autant de signes de ce qui nous rattache au monde et elle nous montre que tout cela ne tient qu’à un fil. Une feuille, une trace à peine déposée, elle les cueille dans le geste d’un recueillement. Il faut alors circuler d’une pièce à l’autre, égrener une à une chaque œuvre jusqu’à ce que dans les plis et replis de cette maison, une voix mystérieuse nous parle de l’art, de la vie, de nos angoisses et de nos bonheurs.







dimanche 20 août 2023

Martial Raysse, « Œuvres récentes »

 


Musée Paul Valéry, Sète

Jusqu’au 5 novembre 2023



Art, littérature ou la vie elle-même, tout réside dans la seule construction d’un récit. En ce sens, il n’existerait qu’un art narratif comme pour la peinture qui ne cessa d’illustrer un récit mythologique, religieux ou héroïque avant même de saisir la réalité d’un corps, d’un visage ou d’un paysage. Le récit personnel s’ancre ainsi dans un récit historique et il s’agit alors soit de le poursuivre dans l’adhésion de l’image au réel, soit de s’en débarrasser en créant les fondements d’un autre récit, celui que la pensée seule élabore quand elle se casse pourtant les dents sur l’écran du monde. Il ne s’agit plus alors de raconter ou de commenter mais bien d’essorer le système de l’image, d’en extraire les normes spectaculaires et marchandes et tout ce qui nous asservit à leur domination. Martial Raysse est celui qui, dans son imagerie pop du néon et des odalisques, connut la gloire et qui, un jour, s’exila dans le Sud-Ouest et rompit avec le monde et le marché de l’art.

Loin d’être un peintre narratif, Martial Raysse est un peintre littéraire qui utilise lignes, couleurs, fond et figures comme des mots. Il confie: «La peinture m’intéresse parce que c’est un langage sans paroles. C’est pour ça que je suis devenu peintre, sinon je serais devenu écrivain. La peinture est un langage universel.» L’artiste ne représente rien d’autre qu’un récit personnel où les émotions s’agglomèrent à l’invention de mythes où des personnages mal léchés, hirsutes et inhumains interprètent dans le cadre du tableau une danse sacrilège pour la peinture elle-même. La couleur est acide, les traits sont louches, les regards suspects, les gestes faux. Le rose est morose et le bleu suinte le blues. De ce désaccord avec la nature et sa reproduction, Martial Raysse écrit une partition folle, sombre et joyeuse qui serait celle d’une danse endiablée si le peintre n’en coagulait le mouvement dans la force silencieuse ou souterraine de l’image. Celle-ci ne cesse d’être la cible de l’artiste qui l’imprègne d’un élément sacrilège, d’un rictus et, souvent d’un titre ironique. Le peintre travaille ici avec des mots issus des fonds d’une mémoire collective et non avec ceux de la grandiloquence de la préciosité de la folie comme le ferait Garouste. En une centaine d’œuvres produites dans les quinze dernières années, une écriture picturale inédite se déploie dans son incandescence sombre et son autorité rieuse.

Martial Raysse est aussi sculpteur et s’autorise tous les matériaux; il écrit des poèmes et réalise de petits films, il dessine et il fait ce qu’il veut. Il est la liberté car la gloire, la mode ou les idéologies n’ont pas de prise sur lui. A elle seule, sa peinture témoigne des désordres du monde qu’il nous revient désormais d’interpréter. Martial Raysse déclara à Otto Hahn: «J’ai fait des études littéraires mais j’ai abandonné car je voulais me consacrer à la poésie. Influencé par Mallarmé, je cherchais à réduire la phrase à sa quintessence pour n’employer que deux mots qui s’entrechoquent.»

Sur les contreforts du cimetière marin, le Musée Paul Valéry de Sète avait présenté l’été dernier une rétrospective passionnante de l’œuvre de François Boisrond, autre artiste aussi célèbre qu’inconnu. Un musée qui devrait être un modèle pour bien d’autres...

                                                               "Courage Martial" Huile sur toile, 200x131cm Pinault Collection
                                      

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jeudi 3 août 2023

Françoise Petrovitch, «Aimer. Rompre»

 

Musée de la Vie romantique, Paris

Jusqu’au 10 septembre 2023




Les yeux clos et des paysages éteints. Et la douceur de la tristesse. Le Musée de la Vie romantique s’imprègne de cette peinture humide comme des larmes retenues au bord du pinceau pour dire une incertaine présence au monde, les corps éventés, la pensée prisonnière. La peinture fluide de Françoise Petrovitch, toujours au bord de l’effacement, trouve ici son havre naturel et s’y loge dans une somnolence rêveuse. Une Ophélie lointaine se dévoile dans ses teintes soyeuses de rose ou d’un bleu délavé pour un ciel éternel à lui-même et d’un temps absent. L’artiste peint et repeint l’évidence de l’image quand la réalité du monde peine à s’exprimer en cris ou en silences et qu’il lui faut ce retrait dans l’au-delà d’un miroir pour susurrer des mots prisonniers de l’âme et du cœur.

«Aimer, Rompre». Brûlure et déchirure se consument alors en tâches et en couleurs, en brumes et en mains qui s’agrippent aux corps pour ne pas les perdre. Françoise Petrovitch dessine le sourire des pleurs pour raconter les solitudes, les instants où le flux de la vie s’interrompt comme dans un arrêt sur image. Alors tout se cristallise dans une simplicité absolue, dans une imagerie qu’on croirait surgie de l’enfance mais tellement hors du temps et dans l’ailleurs d’un monde déchiré au désir et au réel. Être étranger au monde c’est dire l’autre qui nous ronge en nous-mêmes. L’artiste peint cet autre, cette personne que nous ne sommes pas et qui ne cesse de nous hanter. Tout est terriblement simple comme dans un paysage désolé qui se teinte d’une pluie apaisante puisque c’est ainsi que la peinture se dépose sur le papier ou la toile.

Pourtant à l’effusion romantique, Françoise Petrovitch répond par l’écran du cliché, la fragilité, l’incertitude, l’indécision. Les attitudes sont figées comme si l’image elle-même s’emparait des êtres avant que ceux-ci ne trouvent la liberté de vivre, d’aimer, de rompre… Peut-être alors faut-il peindre pour s’évader de l’image?