samedi 28 mai 2022

Shirley Jaffe, «Une américaine à Paris»

                                              


Centre Pompidou, Paris

Jusqu'au 29 août 2022


Comme nombre d'artistes américains de sa génération - elle est née en 1923 – Shirley Jaffe s'oriente vers un expressionnisme abstrait. Selon un parcours chronologique, l'exposition présente ses premières œuvres réalisées peu après son installation à Paris en 1949. C'est pourtant à la fin des années 60 que l'artiste rompt avec la gestualité pour initier une peinture savamment réfléchie qui transcrit le geste en signes et pense la couleur en termes de gammes chromatiques. A première vue, le tableau est ici aussi bien une toile blanche qu'une partition musicale que les aplats parfaitement structurés de la peinture recouvrent. Pourtant Shirley Jaffe récuse toute harmonie pour un art de la dissonance dont les modulations s’apparenteraient à la musique sérielle qui prévalait alors. Elle sera la peintre du déséquilibre.

Dans cette abstraction géométrique, le motif joue de toutes ses ambiguïtés. Certes il y a des cercles, des triangles mais aussi des spires et des grilles ajourées, des arabesques et des éléments de frises, toute cette circulation de signes qu'on retrouvait chez Kandinsky. Mais là où ce dernier s'attachait au mouvement, au rythme par le jeu des courbes et le jet des diagonales dans un ballet géométrique, Shirley Jaffe crée un puzzle par lesquels les éléments se mesurent et se contrarient mutuellement dans une confrontation silencieuse. Les motifs sont traités par masses de couleurs franches et s'imbriquent les aux autres avant d'explorer leur autonomie dans l'incertitude du fond et de la surface. Le geste initial est désormais figé dans la sérénité du dessin. On retrouve alors la perfection des découpes de Matisse mais Shirley Jaffe pousse l'abstraction au point de désigner en creux ce qu'elle pourrait représenter comme élément d'un réel stylisé. La peinture n'est ni ornementale ni décorative, elle est muette et ne se désigne que par le rappel des éléments qui la constituent.

C'est là que l’œuvre de Shirley Jaffe atteint sa perfection. Tout s'attire, se juxtapose et se disloque. Tout se construit sur des oppositions et des correspondances. Une cartographie du possible s'esquisse là où on chercherait en vain une géographie de l'imaginaire. La peinture est là, aveuglante dans l'intelligence de sa beauté.



vendredi 27 mai 2022

Stefan Szczesny, «Szczesny Art Project»

 



Grimaud, Var

Jusqu’au 15 octobre 2022


Depuis le village de Grimaud dominant le golfe de Saint-Tropez, un paysage de vieilles pierres, de vignobles ou de collines boisées se déploie jusqu’aux rivages de la Méditerranée. Durant tout l’été, ce terroir marqué par son empreinte médiévale accueille l’œuvre de Stefan Szczesny comme pour ponctuer l’espace de ses compositions monumentales par le rythme novateur de ses courbes et de ses couleurs. D’origine allemande et après s’être installé à Paris, New York et tant d’autres lieux, l’artiste s’empare de ce paysage pour célébrer sa beauté, à l’égal d’un nouveau paradis terrestre. Cette idée d’une harmonie parfaite entre l’homme et la nature, la certitude que l’art face aux désordres du monde apporterait réconciliation et joie de vivre, irriguent cette œuvre foisonnante.

D’abord peintre abstrait, Stefan Szczesny s’inscrit dans le mouvement des «Nouveaux Fauves» en 1981 en Allemagne. Mais cet art souvent tourmenté s’apaise peu à peu en se nourrissant d’influences antiques et méditerranéennes. L’artiste conserve néanmoins cette puissance créatrice qui le pousse à se saisir de l’espace, à le réécrire par une profusion de mediums et de formes afin de chanter la force vitale au cœur des éléments. De Grimaud jusqu’à la mer, de vastes sculptures aux couleurs franches rythment le paysage. Les formes sont douces et les courbes féminines esquissées répondent à des motifs végétaux comme pour sceller un pacte entre cette osmose de l’homme et de la nature avec la beauté salvatrice. A ces sculptures monumentales s’ajoutent de larges toiles toujours témoignant de cette constante énergie lorsqu'elles s’inscrivent sur les façades d’une demeure patrimoniale ou bien à l’intérieur d’une galerie comme dans la Maison Prestige Roberto Geissini ou au Studio Paon. C’est ici que des peintures parfois encore hantées par l’abstraction côtoient des travaux sur verre réalisés à Murano et des céramiques créées dans l’atelier de Peter Thumm.

Précédemment exposé en 2014 au Palais des Papes en Avignon, «L’arbre de vie» est cette sculpture face à la Mairie qui illustre cet envol des formes pour une célébration du vivant. Tout s’exprime dans la danse du feuillage et de son miroitement quand, ailleurs, des dizaines d’autres œuvres chantent la couleur, la sensualité, les lignes d’un visage ou les contours d’un corps. Tout n’est ici que luxe, calme et volupté: L’art se love ainsi dans les méandres du bonheur.








lundi 16 mai 2022

« Vita Nuova », Nouveaux enjeux de l’art en Italie 1960-1975

 


MAMAC Nice

 jusqu’au 2 octobre 2022




Si Camus pouvait écrire «la langue française est ma patrie», c’est parce qu’avec elle se construit l’histoire d’un peuple qui configure son espace. De même, en Italie, la langue italienne s’installa avec le premier livre de Dante abandonnant le latin, «Vita Nuova», longtemps avant que le pays ne devienne une nation. Cette «vie nouvelle» rompait alors avec une langue assujettie à une organisation sociale et politique devenue obsolète comme ce fut le cas plus tard, vers 1960 quand une crise majeure modifia en profondeur l’identité italienne.

L’exposition du MAMAC, à travers l’universalité du langage de l’image et dans le contexte politique de l’Italie jusqu’en 1975, met en évidence les fractures et les nouveautés qui émergèrent alors dans le champ artistique du pays. En parallèle avec le prestige de son cinéma et de sa littérature, l’Italie des «années de plomb», tenaillée entre l’ombre du fascisme et l’émergence du terrorisme, se mesure alors sans concession à son histoire, son miracle économique, son américanisation croissante et à la société de consommation.

Cette histoire là, en trois chapitres, s’ouvre comme dans un livre avec une première salle consacrée à la figure de Pasolini pour se refermer sur une dernière lors de la mort de celui-ci en 1975. L’exposition se développe alors selon trois mouvements - «une société de l’image», «reconstruire la nature» et «mémoire des corps». La peinture, la sculpture, la photographie mais aussi l’image animée rendent compte du regard de 56 artistes et retracent cette histoire de la conquête des formes nouvelles avec leur part d’inquiétude ou d’enthousiasme. Si, bien sûr, Vita Nuova rend hommage aux artistes italiens les plus reconnus, comme ceux de l’Arte Povera avec Mario Mertz, Penone ou Pistoletto, elle réhabilite d’autres créateurs oubliés ou disparus prématurément comme Pino Pascali lequel n’ambitionnait pas tant de traduire la nature dans sa force primitive que de l’inscrire dans sa relation au monde industrialisé et au design.

Sans doute l’exposition la plus exhaustive, depuis celle organisée par Germano Celant au Centre Pompidou en 1981, Vita Nuova remet les femmes,souvent marginalisées ou ignorées, au cœur de la scène artistique de cette période. Parmi elles, Marisa Merz explore la relation du corps à l’image qu’il renvoie tandis que Lisetta Carmi photographie des travestis en usant des codes du reportage pour jouer de l’identité sexuelle et des préjugés qu’elle révèle. Quant à Carla Accardi, elle se hisse au niveau des artistes les plus singulières de son temps.

Art engagé socialement ou tourné sur une réflexion sur lui-même - le souffle du geste et de son extinction comme dans les superbes œuvres de Giorgio Griffa - l’exposition met en valeur la diversité des approches conceptuelles. Mais aussi la complémentarité de mediums supposés se contredire. Ce sont ces hésitations et ces bouleversements que les artistes introduisent dans la société italienne d’alors qui agissent en filigrane en deçà de la surface des œuvres. Cette «vie nouvelle», par laquelle la pensée s’enroule au monde par une approche du sensible reste pourtant ici d’actualité tant elle travaille encore les artistes contemporains. Et que l’exposition soit présentée à Nice réactive ce lien qui exista durant ces années pendant lesquelles les artistes niçois du Nouveau Réalisme ou Yves Klein rencontrèrent Fontana, Rotella et nombre d’autres italiens autour de Turin ou de Milan. Nice et l’Italie dans la même mouvance de l’exploration des formes et des territoires.

«Vallée des Merveilles», Exposition collective

 


Espace à Vendre, Nice

Jusqu’au 2 juillet 2022




Dans le massif du Mercantour, la Vallée des Merveilles abrite quelques 40000 gravures rupestres. Arpenter un tel espace empreint de magnétisme et d’un art surgi du néolitisme et de l’âge de bronze, c’est s’aventurer dans un voyage initiatique au cœur d’une austérité minérale entre ciel et terre. Du réel à l’imaginaire, ce lieu se métamorphose en terrain d’expérimentation pour deux enseignantes de l’École des Beaux-Arts de Marseille, Karine Rougier et Nina Léger. Il ne s’agit pas tant pour elles de représenter un paysage que de conduire de jeunes artistes ou d’autres déjà confirmés, dans une randonnée expérimentale sur les traces de ce qu’un tel territoire, vécu ou pensé, peut produire en termes de matières, de métaphore, de relation au vivant et au fantastique.

Tour à tour grave ou féerique, la vallée est ici ce hors-temps de la découverte, cette échappée du réel par la seule volonté de gravir les cimes ou d’explorer les gouffres de l’imaginaire, du fantasme et de toutes les formes solaires ou nocturnes qui agitent nos rêves ou notre conscience. Dès l’entrée, une toile de Lassana Sarre happe le visiteur. Un boxeur noir frappe un espace incertain entre deux mondes, comme se forçant un passage entre le désir et le réel.

Avec le concours de la galerie Anne Barrault, l’exposition développe les gammes de la violence ou de la tendresse mais toujours sur le mode de l’inattendu. Une vague de Raymond Pettibon nous projette hors de l’espace à moins qu’elle nous engloutisse dans les entrelacs de ses entrailles. Et toute l’exposition repose sur cet entre-deux et développe un parcours déroutant à travers lequel une énigme se formule. Un fil d’Ariane se dessine dans les méandres d’un labyrinthe où se heurtent symboles, mythologies, figures grimaçantes ou rieuses et même chauve-souris. Et c’est alors qu’en contre-feux, surgit la sublime abstraction de Raphaël Zarka par la qualité ouatée d’un fusain et de son noir velouté qui découpe les aspérités terreuses d’un frottage de céramique. Ou encore cette vaste tempera paisible de Christian Hidaka comme figée au seuil d’un récit dans lequel temps et espace s’abolissent dans un rêve éveillé.

La Vallée des Merveilles est alors l’atelier mental de l’artiste, elle est l’inscription de tous les possibles. La géographie des mots nous entraîne dans une nouvelle carte du tendre avec l’œuvre de Guillaume Constantin, «Du royaume de la galanterie» tandis qu’un bronze de Sore Vénus exhibe la provocation indécente et rieuse d’une autre vallée. Et de monts en merveilles, toujours on s’étonne et s’émerveille.

lundi 9 mai 2022

Chagall, "Les livres illustrés"

 



Musée Chagall, Nice

Jusqu’au 9 janvier 2023


Que les signes fondateurs de l’écrit trouvent leurs racines dans une image de la nature et que celle-ci vienne en retour suppléer à ses manques par le biais de l’art, ce sont là des territoires mouvants que formulent et arpentent artistes et écrivains: Des créations par lesquelles le vertige d’une origine ne cesse de faire écho au présent d’une humanité à la recherche d’un horizon. Ce sont ces œuvres-là, aux confins d’un espace imaginaire et d’un temps rêvé, qui se dévoilent dans une exposition où tableaux et livres s’interpellent mutuellement.

C’est à Berlin, dans ses premières années d’exil après son départ de Moscou en 1920, que Marc Chagall entame son autobiographie, «Ma vie», et découvre alors la gravure sur bois. Dès lors l’artiste ne cessera d’explorer la complémentarité et l’ambiguïté du texte et de l’image mais, au-delà de la seule richesse illustrative, Chagall reste l’artisan curieux de toutes les modalités de l’estampe. Il soigne particulièrement la qualité du papier et de la mise en page et, lors de sa première année à Paris en 1923, il rencontre Ambroise Vollard, le marchand qui découvrit Gauguin, Cézanne, Picasso et tant d’autres mais aussi l’éditeur pour lequel il réalisera trois grands projets d’illustration pour «Les âmes mortes» de Gogol, «Les Fables» de La Fontaine et «La Bible».

D’autres collaborations suivront et, toute sa vie, Chagall ne cessera de travailler la lithographie ou la gravure sur métal pour insuffler au livre cette aura de la couleur, du rythme et de la danse des formes. Donner vie aux mots, retrouver l’âme originelle du verbe, se mesurer aux mythologies, à la dramaturgie de la violence ou de l’amour, tels sont les gestes que l’artiste façonne pour embrasser le monde dans son éternité, l’étreindre pour en diffuser tout le mystère. Tour à tour moralisateur, poète et artisan, Chagall restera le peintre qui prête sa voix aux forces occultes de l’univers. L’exposition propose un voyage parmi la centaine d’œuvres originales et de tirages limités que Chagall réalisa pendant soixante ans auprès des éditeurs les plus prestigieux, Tériade ou Aimé Maeght. C’est aussi dans ses propres poèmes que se dessine ce lien fragile entre le mot et la figure: «Dans mes tableaux / J’ai caché mon amour / J’habite ma vie / Comme l’arbre la forêt». Chagall avait aussi écrit: «L’art c’est l’effort inlassable d’égaler la beauté des fleurs sans jamais y arriver». La rencontre du livre et de la peinture fut aussi ce pas dans la conquête de cet impossible.






dimanche 1 mai 2022

Fondation Hartung-Bergman, Antibes

 



«Les archives de la création»

Du 11 mai au 30 septembre 2021



Le blanc des murs se heurte au bleu du ciel. A peine la pureté géométrique des édifices qui composent la Fondation est-elle altérée par les vagues d’oliviers multicentenaires qui semblent inscrire dans l’éternité du temps l’œuvre d’un couple d’artistes majeurs du XXe siècle, Hans Hartung et Anna-Eva Bergman. Ici la couleur se confronte à l’espace de même que la peinture de l’un se disputait à la peinture de l’autre - histoire de rencontre et de désaccord, de contraste ou de fusion, tout ce qui fait qu’une vie se grave dans la force d’un tableau.

La Fondation Hartung-Bergman héberge ce récit qui nous est conté à travers son exposition inaugurale, «Les archives de la création». De nombreux documents - lettres, croquis, carnets - relatent les sources de l’inspiration, les amitiés, le quotidien des artistes en apportant un éclairage inédit sur les œuvres présentées. C’est aussi pour la Fondation, une ère nouvelle puisqu’elle s’ouvre enfin au public après deux années de constructions et d’aménagements.

Sur les hauteurs d’Antibes, le couple fait l’acquisition d’un terrain en 1961 sur lequel, selon le plan d’Hartung, seront bâtis une villa, des dépendances et autres ateliers. Aujourd’hui, après une totale rénovation des lieux et la création d’un bâtiment d’accueil, la Fondation s’imprègne, par son environnement et son architecture, d’une énergie toute méditerranéenne qui donne corps à la peinture tumultueuse de Hans Hartung et à celle d’Anna-Eva Bergman, toute en légèreté et en lumière. Deux œuvres très différentes pour une même quête passionnée de l’abstraction. Contempler leurs œuvres dans un tel lieu c’est pouvoir les interpréter en relation avec le contexte à partir duquel elles ont été conçues. C’est retrouver la pureté des lignes et la minéralité lumineuse de la peinture de Bergman, l’incandescence du geste saisi dans le vif des projections d’Hartung. Ici la couleur explose là où la nuit s’éteint. Des instants solaires surgissent mais aussi l’ombre dramatique de l’exil et de la guerre. Et toujours cette perfection d’un espace en accord avec la volonté de faire émerger un langage inédit, de réinventer le regard, de donner rythme au monde. Ici la peinture est vivante, elle coule dans les veines du quotidien, elle éclabousse les murs de l’atelier avant de se fixer sur les cimaises d’un salon. Et dans chaque pièce de la Fondation, le cadre paisible d’un paysage répond à l’abstraction glorieuse de la peinture.

Toujours et encore l’art est ici un hommage sublime à la vie, à la beauté toujours recommencée.







vendredi 22 avril 2022

Benoît Barbagli, «Nouvelle vague»

 



Palazzo Saluzzo Paesana, Turin

Jusqu'au 28 mai 2022



Au cours du XVIIIe siècle, dans le sillage de l'art baroque, se développa en Italie une peinture glorieuse, triomphante, empreinte d'un hédonisme éblouissant. L’architecture et l'ensemble de la décoration du Palazzo Saluzzo Paesana de Turin diffusent ce souffle qui pourrait sembler en contradiction avec un esprit contemporain souvent en prise avec l'inquiétude et le minimalisme. C'est pourtant là que Benoît Barbagli présente une trentaine d’œuvres comme autant de réponses à l'angoisse écologique d'aujourd'hui par la force de l'action et de la célébration du vivant.

Le flux d'une vague nouvelle se fond alors dans le reflux du passé. Tout se mêle dans la chair du collectif et du temps. Et les ors et les apparats du Palais sont cette plage qui accueille les œuvres de Benoît Barbagli. Lui-même, tour à tour sujet et objet, photographe ou photographié, s'inscrit dans le partage et le mouvement au sein de la nature. Celle-ci est saisie comme l'écrin d'un hymne à la vie, à l'amour, à la renaissance. L'artiste restitue les instants de cette célébration où la fusion des éléments l'emporte sur la confusion des sentiments.

Air et feu, terre et eau sont cette matière qu'il capte et façonne à partir d'une expérience partagée avec d'autres artistes lors de performances physiques en haute montagne ou en mer. Les œuvres témoignent de ces rituels en prise avec l'âme secrète des roches et des nuages dans lesquels affleure la force de vivre et d'aimer. L'énergie que déploient les photographies ou les sculptures, émane de ces toiles peintes, directement en prise avec la violence des éléments ou dans la seule rectitude d'un rayon solaire. Il y faut un cérémonial, une communion primitive pour donner vigueur à ces corps-là qui écrivent l'espace en donnant sens à l'éternité du temps.

Le geste en lui-même se plie au mouvement des vagues, se trace dans une chute à partir d'un surplomb rocheux et se fixe par l'interaction de l'eau et du vent. Il se capte par la photographie, jubile dans la fière nudité du corps. Il se vêt de ce que la nature lui accorde. Dans une vidéo, on voit l'artiste laisser les éléments infuser les toiles dans un dripping sauvage et il s'en habille comme avec des ailes pour en composer des peintures en noir et blanc derrière lesquelles la couleur éblouit tel le son d'un gong. Le bouquet de fleurs est serré dans un poing et les corps s’enroulent dans les vagues comme corolles et pétales.

La production de l’œuvre relève d'une célébration collective avec la vie qui agit en retour sur elle. Ainsi Benoît Barbagli renoue-t-il avec un art en hommage aux forces primitives du monde, à une forme nouvelle d'art sacré mais toujours dans l'irrévérence de l'aventure et de la liberté.



mercredi 20 avril 2022

Anicka Yi, «Metaspore»

 



Pirelli Hangar Bicocca, Milan

Jusqu’au 24 juillet 2022


Qu’une artiste déclare «Je sculpte de l’air» et l’on subodore une œuvre qui échappera à toutes les frontières et conventions qui définissent le concept même de l’œuvre d’art. Anicka Yi est née en 1971 à Séoul et vit à New York. Elle nous rappelle que si l’art nous propose un regard sur le monde, celui-ci relève autant du mental que du visuel. Dessiner l’invisible, le traduire en formes est cette gageure de l’artiste comme un défi au bon sens et aux normes qui le régissent.

Il faut avouer que pénétrer dans cet univers nécessite patience et abandon de toute idée préconçue. Nous voici alors, à travers une vingtaine de pièces hybrides, sculptures aléatoires, vitrines lumineuses et assemblages divers qui se disputent à leur environnement, transportés dans un espace autre. Celui qui met en scène notre propre corps dans l’ensemble de ses sens et qui se trouve dérouté par des structures gonflables, des matières peu identifiables mais aussi des parfums et des dispositifs qui relèvent de la science-fiction. De cet apparent capharnaüm entre art, science et philosophie, surgit l’idée d’une germination liée à la déconstruction ou au pourrissement. Là où aussi le vivant se mesure à l’intelligence artificielle dans une épopée biologique dont nous serions la matière invisible. Tout ici n’est que paradoxe et labyrinthe et, de surprise en surprise, on se prend à y croire, à planer dans les écosystèmes, à éprouver le vide biologique, à expérimenter un autre monde où tout se lirait en termes de variation, de température, dans l’abolition de l’animal et du végétal…

Quelle prouesse que de parvenir ainsi à brouiller les codes pour initier de nouvelles perceptions! Encore faut-il en accepter le principe en s’arrimant à la folle créativité de l’artiste qui joue de tous les possibles et de tous les stratagèmes pour piéger la sagacité du visiteur. «Metaspore» est ce néologisme qu’Anicka Yi utilise par référence aux spores comme unités cellulaires qui se reproduisent par elles-mêmes. L’art est aussi ce métalangage du biologique. Poésie, science, matière et pensée, tout est lié dans le désordre ordonné de l’univers.

mardi 19 avril 2022

Elmgreen § Dragset, «Useless bodies?»

 



Fondation Prada, Milan

Jusqu’au 22 août 2022


Combien de fois n’a-t-on pas entendu dans le monde de l’art contemporain ce poncif: «L’artiste questionne»! Et comme le tandem scandinave Elmgreen § Dragset connaît tous les codes de cet art là dont il est le chouchou puisqu’il en est à la fois le contempteur et la figure de proue, il pose ici cette question grave: Corps inutiles?

On pourrait en débattre en plusieurs tomes et cela permet aux artistes, non bien-sûr de répondre à la question, mais d’y greffer toutes les thématiques spatiales, sociétales ou sociales, de mêler architecture, technologies, identité, intimité, espace public et tout le reste. De quoi investir plusieurs lieux de la Fondation Prada, de jouer de l’humour et de la gravité, de la provocation et du conventionnel, de la dévotion et de la condamnation et surtout du coq à l’âne. L’avantage de ce duo, c’est qu’il recycle tout, a réponse à tout et à son contraire, qu’il épate, irrite, dénonce et crache dans la soupe: L’art financier en raffole.

«Nos corps ne sont plus les principaux agents de notre existence», déclarent-ils. Au corps du travailleur s’est substitué celui du consommateur. A partir de ce constat, les artistes créent des environnements, opposent la statuaire antique aux figures hyperréalistes, jouent du rire et du morbide, parlent de cinéma, de pandémie, d’objets quotidiens et embrassent tant de sujets que le propos perd toute lisibilité. On parcourt cet espace à corps perdu. On se heurte à des fantômes, à des abstractions et, à chercher des nouveautés, on ne trouvera que des ersatz de sculptures de Maurizio Cattelan, des traces de minimal et de conceptuel. Tout est caricaturé dans une philosophie digne de Walt Disney. La prétention suscite l’ennui et en explorant le corps, notre duo d’artistes découvrent le déjà vu.

Alors, corps inutiles? Probablement pas. Exposition inutile? Certainement.







jeudi 7 avril 2022

Caroline Rivalan, «Persona muta»

 


Galerie Eva Vautier, Nice

Jusqu'au 4 juin 2022





Le petit théâtre de la cruauté


Derrière les mots subsiste toujours cette aphasie de l'image par ses brouillages ou ses superpositions de formes. Puis un texte tend à s'en emparer pour rationaliser ce fond pulsionnel, le fixer dans une norme scientifique comme le fit ce positivisme qui irrigua le XIXe siècle et dont Charcot, surtout par ses travaux sur l'hystérie ou l'épilepsie, fut une figure majeure. Au mutisme du corps, à l'enfermement psychologique et à la toute puissance de la raison, Antonin Artaud répondra avec force par son «théâtre de la cruauté», c'est à dire dans la seule souffrance d'exister. L'exposition de Caroline Rivalan ,«Persona muta», met en scène ces corps et ces visages de femmes qui s'expriment au-delà et en deçà des mots. Au bord de la folie. Et les images qu'elle propose répondent à cette volonté de reprendre la forme et les effets du théâtre qui, pour citer Artaud, «réveille nerfs et cœur» et «où des images physiques violentes broient et hypnotisent le spectateur».

Caroline Rivalan s'empare ainsi des balbutiements de la photographie et de l'image animée pour les mettre en scène. Elle fouille dans ce noir et blanc la fixité des regards et lui superpose le tremblement du geste et la codification d'un décor de papier peint floral duquel surgissent des figures. A partir de dispositifs ingénieux – vitrines conçues comme de petit théâtres, verres découpées ou collages, elle scénarise la violence des clichés de l'époque en parallèle à la brutalité du traitement imposé au corps. Celui-ci est réifié, réduit à une chair comme seule réalité de la femme. Aux expérimentations sinistres de Charcot à l’hôpital de la Salpétrière, Caroline Rivalan répond en convoquant des fantômes. Recourant parfois à la statuaire antique, elle exhibe l'origine du sujet féminin condamné à être un mythe, une image, mais une Médée dépositaire de cette magie qui peut guérir ou tuer. Ou la Méduse qui fascine ou pétrifie - figure de l'hypnose en écho aux méthodes de Charcot. Autant d'images qui remontent du temps jusqu'à celles de ces femmes soumises à des expérimentations toujours plus grotesques et aux appareillages et aux traitements qu'on leur fait subir. L'artiste révèle, à travers des dispositifs audacieux, la négation du sensible et de l'inconscient, entre ombre et lumière, là ou l'horreur se conjugue au ridicule. L'empreinte du surréalisme traverse l’œuvre. On songe en particulier à cette «anatomie du désir» dans les travaux d'Hans Bellmer. Mais ici le désir est dévitalisé, l'artiste en restitue les ressorts désarticulés dans le souvenir d'une souffrance hallucinée.

En toile de fond, toujours ce théâtre réduit à ce qui le constitue: Une scène, de la lumière pour écrire les ombres, un décor factice et des personnages. «Persona muta». Une pièce grimaçante et sans parole pour des femmes anonymes et sans voix. C'est pourtant un contemporain de Charcot, Jules Michelet, qui saura leur donner une présence en 1862. Dans «La Sorcière», entre documentaire et fiction, il s'insurge contre cette «hallucination» qui fit qu'au Moyen-âge des femmes se crurent possédées par le diable mais que la sorcellerie fut aussi cette arme du peuple et des femmes face à l'oppression cléricale. Entre la science et la littérature, Caroline Rivalan quant à elle, instille le souffle de l'art et des images dans l'obscurité du temps.