lundi 21 septembre 2020

« L'odeur est la principale préoccupation du chien »

 

                                       Gérald Panighi
 

Gérald Panighi et Laurie Jacquetty,   Galerie Eva Vautier, Nice. Jusqu'au 30 octobre.


Il faudrait parfois considérer le monde comme l'expérimenterait un vieux chien errant, reniflant au sol les remugles d'une vie chaotique, flairant et déterrant au gré du hasard des fragments d'inutilité. Il faudrait être ce chien sculpté par Giacometti qu'on imaginerait fouiller dans les poubelles pour en extraire des déchets d’humanité. Chienne de vie, pourrait-on dire quand deux artistes nous renvoient des mots et des images sans concession sur les attentes et le vide du quotidien. Une vie ordinaire que Laurie Jacquetty perçoit à travers le journal d'un chien dans les pas de ses maîtres, dans le fil de la banalité des événements et par le regard décalé de l'animal. Mais ce que le chien déterre c'est aussi un journal sale avec la violence du fait divers, les odeurs fétides d'un théâtre de l'absurde et de la cruauté. Aux pages de ce journal, avec ses paroles tour à tour naïves, drôles et cassantes, ses dessins tremblés mais justes et légers, répondent quelques sculptures. Celles-ci, dans des réminiscences d'art brut, sont des abris de fortune, des épaves du quotidien faits d'écorces, de rebut et de matériaux éphémères. L’œuvre est sans concession et pourtant elle semble vouloir se mettre en retrait de ce qu'elle désigne. Elle interpelle subtilement par cet exil poétique, par cette observation distanciée qui neutralise la portée de tout discours. Et quelle force surgit alors de ce dispositif quand la sensibilité de l'artiste se mesure à l'absurde !

L'univers de Gérald Panighi est aussi celui du fait divers qui se cogne à la banalité des jours. A regarder ses dessins, le temps ne serait que plis, rides et salissures. Épinglés au mur, les papiers défraîchis témoignent de ces marques, taches de doigts ou d'essence de lin. Ils portent les stigmates du quotidien toujours sur un mode impersonnel. Tout est anodin, accidentel, et les images entrent en collision avec les mots. L’illustration issue de décalques et de transferts renvoie à l'anonymat, à des découpes de héros fatigués, d'insectes ou de plantes. Mais en creux, ces images crient un vide d'humanité. Elles résonnent avec des aphorismes en porte-à-faux avec leur illustration et s'inscrivent dans une typographie qui rappelle la police neutre et vieillie des anciennes machines à écrire. Les phrases surgissent telles des flashs de pensée ou des éclairs de solitude quand elles se heurtent à l’espace de la feuille de papier et ses larges zones de vide. Un dessin de Gérald Panighi ne s'oublie pas. Dépourvu d’anecdote, il relate dans un humour sombre l'instant de cette poursuite d'un sens introuvable, d'un au-delà des mots et des images. Mais l'odeur n'est-elle pas la principale préoccupation du chien ?


                                                   Laurie Jacquetty


vendredi 18 septembre 2020

Pentti Sammallahti, « Miniatures »

 



Musée de la photographie, Nice

Jusqu'au 24 janvier 2021


Souvent de dimensions imposantes et d'un aspect résolument spectaculaire, la photographie contemporaine tend à établir une confrontation avec le monde : elle s'impose, elle joue de ses techniques et trucages et, « il faut en mettre plein la vue ». Né en 1950, le photographe finlandais, Pentti Sammallahti renoue au contraire avec l'humilité première de la photographie, celle de saisir un fragment de réalité pour en extraire une essence spirituelle. Il ne s'agit plus d'un regard boulimique sur le monde ou d'un regard fugitif quand la pensée s'en absente et que l'image reste en suspens sur la rétine avant qu'elle ne s'éteigne.

 Penttti Sammallahti saisit des parcelles du monde comme autant de fragments de l'invisible et les quelque deux cent photographies de l'exposition racontent cet instant de l'indicible quand l'imaginaire s 'empare de pans entiers de la nature. Issue d'innombrables voyages, chaque image diffuse la révélation d'un miracle avec seulement les traces d' une présence humaine, d'un animal ou d'un arbre. Et il y a le ciel, la terre, comme une page vide à l’affût d'un récit ou d'un conte. Et cette buée qui s'y dépose pour troubler notre regard ou cette atmosphère minérale dans laquelle s'impose la qualité du silence. Tout l'art du photographe repose sur la modestie, la lenteur et le cliché devient cet instant de méditation qui s'ouvre sur une révélation.

 Pentti Sammallahti est un artisan. Ses « miniatures » - rappels des techniques médiévales- forcent notre regard à sonder chaque détail pour lui donner sens. Un oiseau à peine plus gros qu'une tête d'épingle pense déjà son envol. Le noir et le blanc suffisent à une écriture légère qu'aucun bruit ne doit écorcher. La splendeur des panoramiques, le tremblement ou l'épaisseur de la lumière, témoignent d'une présence diffuse que la qualité du tirage révèle. Le photographe sait tout faire. Il utilise les subtilités de l'argentique, il développe et compose chaque image dans de somptueux jeux de contraste. Dans ses cadrages, l'univers n'impose d'autre hiérarchie que par la mise à distance de ces présences en attente de l'événement qu'on voudra bien leur accorder. Hommes ou chiens, leurs ombres étincellent les pages de ce récit en sommeil. Dire la beauté du monde. Raconter le pays des merveilles. Montrer qu'il est là, devant nous.



dimanche 6 septembre 2020

Magali Daniaux § Cédric Pigot « Hello Humans ! »

 Le Narcissio, Nice
Jusqu'au 10 octobre 2020




Si le duo d'artistes, Magali Daniaux§ Cédric Pigot, nous accueille sur le ton familier d'un « Hello Humans !», ce ne sont pas tant leurs voix qui nous interpellent que leur œuvre à travers laquelle se disent les incertitudes du monde et se diffusent l'infini des hypothèses. Cette œuvre constituée de vidéos, de collages photographiques, d'installations sonores et d'un « Giacophone » - reconstruction d'une sculpture détruite de Giacometti imbriquée à un téléphone qui nous relie au pôle nord – se nourrit de nos débris de perception et de notre conscience lacunaire. Hybride, elle illustre un espace fluctuant quand l'univers se cogne aux représentations qu'on s'autorise et à la somme des conventions mentales qui lui sont soumises. L'imaginaire lui-même ne serait-il donc que cette prison de verre quand, dans le flux de la pensée, les images s’éteignent aussi vite que les mots s'épuisent ?

Les artistes mettent en scène ces interstices où se trament des hypothèses au détour des théories de l'information, de l'intelligence artificielle et pour lesquelles la communication devient le vecteur d'un lien entre nous-mêmes et le monde, et le monde avec un infra ou anti-monde. La fiction devient alors cette réalité qui vacille et se reformule. L'arbitraire du temps et de l'espace, la certitude du visible, la confiance en nos sens, tout se déchire pour de multiples potentialités auxquelles l'art propose des formes mouvantes, toujours en gestation, cristallisées entre des prélèvements de matière et l'impalpable des rêves et des fantasmes. Des poulpes de céramique parlent la mer, la biologie, l'organe incertain d'un corps ou d'une nébuleuse. L'art et la science s'accouplent dans une orgie joyeuse et crépusculaire. Les paysages de glace bruissent d'un feu qui ensemence les étoiles. La poésie irrigue cet infini que l'exposition architecture de façon sensible comme pour déjouer les illusions de nos sens. L'autre et l'autrement traversent les corps, ils en sont la figure éphémère et la pulsation. La vie ne serait que vestige et vertige de l'éternité. Terre, mer et ciel se fondent en nous à travers cette œuvre pour une expérience dans l'écho de ce qu'écrivait Antonin Artaud dans l'Ombilic des Limbes : « Je ne sens la vie qu'avec un retard qui me la rend désespérément virtuelle ».

jeudi 27 août 2020

Ursula Biemann « Savoirs indigènes – Fictions cosmologiques »

 



MAMAC, Nice

Du 28 août au 17 janvier 2021


La nature comme devenir



Comme simple décor d'une mise en scène de l'humanité, la nature n'a cessé d' irriguer le champ artistique, en particulier la peinture, à moins qu'elle ne fût représentée dans la domestication d'un paysage. Et même le réalisme de Courbet ne se départait alors pas de l'idéalisation romantique des sources et des forêts. Désormais les artistes contemporains s'impliquent dans les racines mêmes de cette nature-mère à travers un cheminement scientifique et une revendication écologique. L'artiste suisse, Ursula Biemann, née en 1955, n'a cessé d'explorer les relations qui nous lient à elle mais, au-delà d'une simple accusation ou d'une perspective catastrophique, elle trace les contours de ces liens à partir d'installations où dominent les vidéos, les documents, les sons où le simple reportage laisse place à une trame subtile dans laquelle passé, présent et futur agissent de conserve. Réel et fiction se nouent alors dans une même aspiration à dire le monde, ce récit où les hommes, l'eau et la terre interagissent dans une histoire aussi intime que conflictuelle. De ses voyages, elle laisse la parole aux indigènes de la forêt équatoriale qui parvinrent à établir une jurisprudence pour retrouver leurs droits ancestraux face à la déforestation, à l'exploitation pétrolière et à l'agriculture intensive. Elle superpose les images des mines de sable bitumeux dans le Nord du Canada avec celles de la construction d'une digue de boue au Bangladesh quand la population doit se battre pour sa survie face au dérèglement climatique : c'est ce parallèle des causes qui s’enchaînent dans un « effet papillon » où les conséquences se propagent de part et d'autre de la planète. Pourtant l'avenir n'est pas pour autant condamné, encore faut-il y imposer un engagement et cette fiction qu'il porte en lui. Dans « Subatlantic », Ursula Biemann met en écho des images des Îles Shetland, d'une baie du Groenland et d'une petite île des Caraïbes avec la voix-off d'un scientifique imaginaire et voici que le documentaire sur l'anthropocène s’imprègne de science-fiction et se nourrit de la possibilité de nouvelles espèces... Plus que d'aligner les minutes d'un procès, l'artiste s'engage dans un processus de « droit à la nature » à travers lequel se recompose l'ensemble des défis sociétaux. L’œuvre est ancrée dans l'actualité mais a le mérite de permettre à l'imaginaire de s'ouvrir vers d'autres possibles.

samedi 22 août 2020

Armand Avril et les Bozo

 


Centre d'Art La Falaise, Cotignac (Var)    

Jusqu'au 25 avril 2020


Peut-on être artiste quand dès l'enfance l'on s'initia à la peinture grâce à son père mais qu'on n'a pas pour autant suivi une formation dans une école d'art ? Âgé de 95 ans, Armand Avril n' a cessé de se nourrir d'une profonde culture artistique et, comme nombre d'autodidactes, il répugne à entrer dans un système et à s'enfermer dans des codes. Être libre est un acte authentique de rébellion. Alors est-il difficile de classer un tel artiste qui s'inspira à ses débuts de Gaston Chaissac et de Louis Pons, de l'art brut mais aussi des arts premiers quand ses nombreux voyages l’entraînèrent notamment sur les traces des ethnies africaines, en particulier celles des Bozo du Mali dont il devint un fervent collectionneur de masques et autres marionnettes. Armand Avril expose aujourd'hui dans son village d'adoption, 12 ans après avoir présenté ses œuvres au Musée des Beaux-Arts de Lyon, sa ville natale, et après une longue carrière artistique dans de nombreuses galeries en France et à l'étranger. C'est donc ici sa relation avec les arts primitifs du Mali que l'artiste met en scène avec ses propres assemblages et de nombreux objets Bozo issus de sa collection. L'austérité des matériaux, la simplicité de la couleur, la puissance expressive se répondent d'un univers à l'autre et sans s'astreindre à un simple dialogue avec l'art populaire africain, Armand Avril diffuse son souffle dans une totale liberté. Son œuvre privilégie les montages insolites avec les matériaux de récupération sans jamais vouloir les sublimer : La réalité se suffit à elle-même aussi faut-il s'affranchir également des conventions artistiques. Des collages, des objets de rebut, des clous ou des matières non identifiables pour des sortes de bas-reliefs dans un art qui répugne au sacré. Derrière cette œuvre brute, on devine une colère authentique, un humour ravageur, la revendication d'une parole ouverte au monde, avec un mépris souverain vis à vis des élites et des croyances. Fils d'un ouvrier passionné d'art et engagé qui mourut en déportation, Armand Avril reste cet artiste indomptable dont les œuvres parlent du monde, et ici de l'Afrique, dans une grande humanité et dans des formes inédites.

vendredi 7 août 2020

Henri Cueco, « Jeune peintre »

 

Musée d'Art Moderne et Contemporain, Les Sables d'Olonne   Jusqu'au 21 septembre 2020

D'ordinaire lorsqu'une exposition retrace le parcours d'un artiste, elle s'attache, au-delà d'une simple chronologie, à extraire et à organiser les séquences d'une œuvre qui progresse par découvertes successives jusqu'à son illusoire accomplissement. Pourtant l'œuvre d'Henri Cueco ne peut s'insérer dans ce cadre tant elle déjoue les différents moments qui construisent une œuvre : les retours en arrière se confrontent aux avancées, les thèmes choisis - natures mortes, images de la nature ou figures humaines - se bousculent par la seule cohérence des passions du peintre. Henri Cueco peint la peinture. Avec des couleurs et des lignes certes, mais aussi avec son histoire, avec des mots, des citations, avec sa vie personnelle de fils de peintre, de militant politique, d'écrivain ou d'animateur à France Culture.

Disparu en 2017, Henri Cueco fut tout cela et l'exposition du Musée des Sables d'Olonne relate cette aventure d'un « jeune peintre » entre les années 50 et les années 70 quand il expérimenta des formes nouvelles tout en explorant les voies plus académiques de l'abstraction d'alors ou de la nature morte. Des recherches contradictoires et foisonnantes qui permirent à l'artiste de construire une grammaire très personnelle dans une « figuration narrative » dont il sera l'un des principaux protagonistes avec Erro, Adami ou Arroyo. L’œuvre de Cueco est ainsi faite de séries successives, d'agglomérations d'images qui se chevauchent ou se contaminent mutuellement autour d'un thème pour un récit toujours indéfini mais portant en lui toutes les contradictions qui en soulignent un rythme et une dramaturgie. Les indices s'assemblent dans un puzzle avec des figures animales, des silhouettes qui évoluent dans un cadre anonyme. Le sens reste en suspens ; la psychologie ou le sujet sont absents. La vérité du modèle ou de l'image, la finalité de la représentation, le cliché ou l'épreuve de la réalité, tout se dissout face au désordre du monde. Henri Cueco nous renvoie son reflet fragmenté, ses cicatrices d'où surgissent des jets de rêves et de lumière. L'engagement politique rejoint alors les plaies du monde et le soleil de l'utopie. Il y a de l'eau, des herbes, des fleurs naïves et des chiens. De la douceur qui pourrait mordre. L'art se blottit ici dans cette hésitation qui l'absorbe.

jeudi 9 juillet 2020

« Femmes années 50 », Musée Soulages, Rodez


                                       Geneviève Claisse 

Au fil de l'abstraction, peinture et sculpture

« Femmes années 50 »
Jusqu'au 31 octobre 2020


Dans le sillage de l 'après-guerre et de la reconstruction, se déploie un vaste mouvement artistique en réaction au réalisme de Buffet ou de Carzou. Dès lors pour nombre d'artistes, il ne s'agira plus de se concentrer sur la figure mais plutôt d'explorer les potentialités de l'espace même de la toile dans sa relation à la lumière et, pour les sculptures, à la matière et à ses processus de transformation. Les artistes expérimentent alors des démarches nouvelles pour lesquelles les femmes prennent une place de plus en plus importante. En écho aux revendications de Simone de Beauvoir en 1949 dans « Le deuxième sexe », ces femmes se détournent résolument des stéréotypes les maintenant dans le champ de l'émotivité voire de l'amateurisme pour des recherches plastiques qui bouleverseront durablement le monde de l'art.
Le Musée Soulages de Rodez, en raison des relations que le peintre entretint avec certaines d'entre elles, notamment Sonia Delaunay et Pierrette Bloch, présente une vaste rétrospective de l’œuvre de ces femmes durant les années 50 alors que Paris demeure l'un des foyers les plus vivants des avant-gardes. Ce sont donc 43 femmes, célèbres ou méconnues, souvent épaulées par des galeries et des critiques d'art féminines, qui nous permettent de comprendre l'importance de cette décennie.
Si la peinture reste privilégiée, une place est accordée à la sculpture là où l'apport des femmes reste peu connue, avec des artistes telles que Marta Pan ou Simone Boisecq. Pour les tableaux, si Vieira Da Silva oscille encore entre figuration et abstraction, c'est cette dernière qui marquera profondément la scène artistique. Deux courants contraires s'imposent alors : l’abstraction lyrique dont se prévalent Joan Mitchell ou Judith Reigl avec des toiles plus intuitives dans une recherche de la sensation et de la liberté gestuelle, et l'abstraction géométrique incarnée par Sonia Delaunay, le formalisme radical d'Aurélie Nemours ou Vera Molnar qui s'orientera vers un art optique . Chaque artiste contribue ainsi à se départir de l'imitation de la figure pour rendre à l'art toute son autonomie. Les femmes-artistes s'imposent alors comme créatrices de ce monde nouveau.

                         Aurélie Nemours


mercredi 8 juillet 2020

« Les Voleurs de feu »


Stani Nikowski

La Coopérative-Collection Cérès Franco
11170 Montolieu

Dans l'Aude, à quelques encablures de Carcassonne, se trouve le village de Montolieu qui, outre sa quinzaine de librairies, contient la collection d’œuvres amassées par la critique d'art et galeriste d'origine brésilienne Céres Franco. Ce sont quelques 1600 peintures et objets qu'elle récolta essentiellement dans la seconde moitié du XXe siècle et qui sont désormais rassemblés dans une ancienne coopérative agricole en lisière du village. Autant dire que Cérès Franco refusa tout consensus et demeura en retrait de tous les courants artistiques de son époque pour privilégier la couleur, l'instinct, le sensible et la spontanéité. Dans sa nouvelle exposition « Les Voleurs de feu », la Coopérative présente donc une sélection de quelques 450 œuvres de 150 artistes du monde entier, tous en relation avec l'expression de la figure humaine, de la joie, sa portée visionnaire mais aussi sa part de déchirure. Aux confins de l'art brut ou singulier, ces œuvres sont marquées par le courant expressionniste avec des peintres tels que Lindström et Christophorou, le mouvement COBRA avec Corneille et quelques individualités fortes tels que Macréau qui anticipe déjà le graffiti et la peinture de Basquiat ou de Combas. A côté de cette peinture très orientée vers la figuration libre et de son énergie vitale, on retiendra deux artistes tourmentés, Stani Nitkowski et un artiste vietnamien, Mao To-Lai. Tous deux, par la force de leurs dessins où l'encre étincelle dans la couleur, expriment la terreur qui parfois se loge dans l'humain, les monstres qui le rongent, les formes qui se disloquent pour mettre en scène les cauchemars qui le hantent.. « Les Voleurs de feu » proposent ainsi ce voyage hors des modes ou de l’intellectualisme. On y croise de l'art populaire brésilien ou mexicain, un feu d'artifice de couleurs et de formes. On ne s'y ennuie jamais.
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« Jacques Monory »



Fondation Maeght, St Paul de Vence
Jusqu'au 22 novembre 2020
Jacques Monory


Les bleus à l'âme

Disparu en 2018, Jacques Monory fut cette figure majeure de la Figuration narrative. Tour à tour solaire et nocturne, l’œuvre s'enfonce dans les méandres de notre imaginaire, dans le creux de notre réalité. Si lisse en apparence, elle invite à la profondeur et ses éclats lumineux sont davantage des balafres pour dire la nuit que des étincelles de vie. Là où ne s'écrit que la mélancolie dans « l'écran bleu de nos nuits blanches ».
Dans chaque tableau, plusieurs plans se juxtaposent et, souvent dans des polyptyques, des séquences morcelées énoncent cette impossibilité à être si ce n'est que dans un univers cinématographique et ses clichés. Le bleu de la nuit irrigue alors des images de thrillers ou bien un rose violacé distille son poison au cœur de la comédie. Le format s'apparente parfois à celui du cinémascope, un univers factice nous contemple : il est le miroir de ce que nous sommes. Cet autre monde, celui de nos rêves fragmentés ou de nos désirs, est un monde de glace. Monory peint aussi la mer, les déserts, les vitres, le ciel et les routes qui y mènent dans la solitude. Dans une vision parfois hyperréaliste, un détail technologique, quelques chiffres, quelques mots disent la ruine du temps. Un tableau de Monory est cet arrêt sur image. Celle-ci se fixe à un point de bascule comme au seuil de la mort, un dernier flash de souvenir. Aussi les armes et autre signes d'une violence fondamentale se heurtent-ils au vide qui nous emprisonne si bien que le récit, plus qu'une fiction, est ce dérivatif de la vie quand l'image et le spectacle figent toute pensée. Monory peint sans illusion aucune cette absurdité de l'image. C'est à dire celle de nos vies.
Tout est question de mise à distance et cette exposition raconte sur soixante ans cette extinction du monde, ce fondu au noir qui enveloppe chaque chose et contre lequel l'art demeure pourtant l'ultime rempart. Le bleu reste la couleur de la tristesse.

dimanche 5 juillet 2020

« Les lumières de Goya », Musée Goya, Castres






D'une statuette ibérique du VIe siècle avant J.C à une toile de Picasso, une visite au Musée Goya de Castres permet une passionnante appréciation de l'art espagnol à travers les siècles. Siècle d'or pour Vélazquez avec le portrait de Philippe IV ou pour Murillo avec La Vierge au Chapelet. Mais aussi avec Goya et le Siècle des Lumières, dans son sens le plus large. En effet, le peintre dans « La junte des Philippines », le plus grand tableau qu'il exécuta, illustre pleinement la critique philosophique et politique qui se développe au cours du XVIIIe siècle ainsi que le travail impressionnant réalisé sur la lumière dans cette œuvre.
Son extrême modernité est frappante. D'un point de vue formel, les dimensions imposantes de la toile et une composition géométrique austère permettent des jeux d'ombre et de lumière qui soulignent sobrement le vide que Goya met en scène. De quoi s'agit-il ici ? D'un discours que le roi, de retour d'exil prononce devant une assemblée de notables actionnaires de la Compagnie des Philippines. Dans la partie supérieur du tableau, l'horizontalité du pouvoir avec le monarque en son centre. Sur la partie inférieure et sur les bords, se déploient les figures endormies ou agitées d'un auditoire en rien concerné par ces discours. La rupture entre la monarchie et les Libéraux apparaît dans toute son évidence. Pourtant c'est dans la structure de la toile et la mise en scène de ses jeux lumineux que Goya impose sa force. A la droite du tableau, un vaste pan rectangulaire d'une lumière externe éclaire l'ensemble. De larges zone de vide s'en imprègnent et diffusent des nuances veloutées d'ocres et de gris colorés. Entres les zones supérieures et celles du superbe tapis d'Orient qui se prolonge vers nous, la couleur vibre comme sur une toile de Rothko. La lumière énonce alors comme un « hors-texte » la vacuité de la scène qui se déroule ici. D'ailleurs à son opposé, à peine visibles, dans l'ombre, trois personnages resserrés : L'un dissimule l'autre tandis que le troisième nous regarde et nous surveille. Goya peint ce combat de l'ombre et de la lumière. La peinture est ce récit.