mardi 12 février 2019

Lucien Murat, Eglé Vismanté; Espace à vendre, Nice



Deux expositions pour deux univers étanches qui pourtant, par le biais de l'étrange, permettent d'approcher quelques orientations quant à la nature de l’œuvre d'art aujourd'hui et sa relation au spectateur. Lucien Murat avec "Megathesis ou la possibilité du héros" agit dans la toute puissance d'un travail frontal qui, dans la tradition de la figuration libre, fait coïncider une narration populaire, voire naïve , avec une totale liberté dans l'emploi des couleurs, des matériaux et des références culturelles. Autant dire que l'artiste ne se refuse rien et joue insolemment aussi bien avec les références à l'histoire de l'art qu'avec le mauvais goût le plus assumé. Avec désinvolture et humour, il en exhume les relations honteuses tout en faisant preuve d'une grande maîtrise dans l'élaboration de pièces où l'énormité, dans tous les sens, est poussée à son paroxysme.
L'artisanat se mêle alors à la culture punk ; il témoigne ici des vieux poncifs de la peinture revisités par des fragments de tapisserie grossière qui citent l’Angélus de Millet et tant d'autres œuvres du même registre. Des fleurs et quelques biches, une pincée de Fragonard et une louche de Vermeer, tout cela est cousu dans un patchwork kitsch qui s'annule pourtant quand ces mauvaises copies sont elles-mêmes raturées par des pastiches de l'art populaire d'aujourd'hui, celui des surhommes et des lasers. Il en ressort un bric à brac coloré à l'extrême, contradictoire, mais aussi un puzzle qui nous incite à reconstituer des fragments de temps et d'espaces opposés.
Quel sens donner à cette confrontation entre la niaiserie d'une peinture idéalisée, ces scènes de genre mielleuses et le monde digital qui s'exprime violemment mais pourtant dans une même schématisation naïve ? Sans doute une catastrophe silencieuse, lisse, engoncée dans un mythe de la perfection classique se tapit-elle dans un passé dont les scories se veulent désormais invisibles.A celle-ci répond, dans un hurlement saturé de couleurs comme un clin d’œil au street art, la prémonition d'une apocalypse avec des personnages de science fiction, des armes magiques, des collisions, des incendies, des traces d'émeutes. Des tas de pneus peints ou cousus pendent comme une mauvaise coulure en bas du cadre à peine rectangulaire de l'ensemble du patchwork. Ça claudique de partout et il en résulte quelque chose de dérisoire, de grotesque comme si l'artiste s'amusait à parodier l'art rococo pour pousser à l'extrême tous les artifices de la représentation.
L'art est ici cette excroissance du réel. Comme l'est aussi le monde digital qui dans les œuvres de Lucien Murat apparaît sur une matière lisse dans des zones de pixels par analogie à la trame de la tapisserie mais aussi en opposition à elle.
Loin de cette œuvre qui prend parfois l'épaisseur d'un bas relief, qui s'autorise tout, le rire, le délire ou la grimace, les œuvres d' Eglé Vismanté se rapportent à un passé lointain enseveli dans une mythologie médiévale que l'artiste interprète par fragments, symboles comme autant de signes pour matérialiser l'imaginaire. Le titre « Hics » renvoie à l'adverbe latin pour « Ici » qui, pluralisé au Moyen-Age, prend alors un sens juridique. L'artiste inscrit ainsi une partie de son travail dans la simultanéité et l'éphémère. L’œuvre semble menacé par son effacement. Des réminiscences de monstres, des mutations hostiles, des brides de terreur surgies du noir et du fusain rehaussé de blanc de Meudon irriguent les dessins dans lesquels le réel s'imprègne du mythe et le concret se dissout dans l'abstraction. Il en résulte des figures hybrides, parfois d'apparence biologique – rappels de vertèbres ou de découpe de tête – comme retour inconscient des monstres qui se terrent dans notre imaginaire.










lundi 4 février 2019

Contre nature ou Les fictions d'un promeneur d'aujourd'hui



Gilles Miquélis

Penser la nature c'est se livrer à un vagabondage, une rêverie dans laquelle on glane des éléments de récolte, des fragments de paysage, des associations d'idées en collision avec le regard. Et la nature se charge alors de tout ce qui lui est étrangère à tel point que l'envisager c'est déjà se positionner « contre nature ».
Organisée par Evelyne Artaud, l'exposition du Centre d'Art Contemporain de Châteauvert met en scène ce décalage qui s'instaure entre la nature et celui qui s'en empare. Et plus précisément lorsqu’il s'agit de l'artiste dont le rôle consiste justement à traduire cette errance en formes et en fiction. Ou bien en déshérence quand ces histoires que le promeneur se raconte s'émiettent, se heurtent à la réalité d'une nature qui se meurt mais à laquelle les artistes peuvent insuffler des parcelles d'espérance quand ils nous enseignent une autre relation possible au monde.
Onze d’entre eux, à travers différentes pratiques -peinture, sculpture, vidéo, dessin, photo, installation – nous proposent une vaste orchestration plastique riche en cris et en silences, où l'amour interfère avec la violence quand, par exemple, Franta peint une nature sortie de ses gonds, avec ses chiens lâchés et hurlant. Mais l'amour est présent, il est même le seul lien véritable qui nous rattache au monde et l’œuvre de Didier Gianella et Emmanuelle de Rosa nous le rappelle par un distributeur de lettres d'amour pour 2€. Les superbes dessins de Michel Houssin mettent en évidence les processus de confusion qui s’instaurent entre l'homme et les éléments d'un paysage, dans un jeu de puzzle ou d'effacement. Tout cela est tendu à l'extrême ; la nature demeure souveraine, hurlante de vitalité, débordant de sève et chaque artiste nous raconte ce qu'elle lui a murmuré. Quelque chose qui s'est formulé en matières, en couleurs et en lumières et dont le seul mot porteur d’espoir qui subsisterait s'appellerait beauté.

Œuvres de Franta, Jean Jacques Cary, Marc Alberghina, Paolo Bosi, Gilles Miquelis, Emmanuelle de Rosa et Didier Gianella, Michel Houssin, Muriel Toulemonde, Jean-Paul Maniouloux, Luc Boniface

Centre d'Art Contemporain - Châteauvert, jusqu'au 30 juin 2019

                                                                  Jean-Paul Maniouloux


Geoffrey Hendriks, "Skies" et Berty Skuber, "Reuzen"

Galerie Eva Vautier, Nice jusqu'au 23 mars 2019





Mythes et réalité ici se confondent dans une atmosphère née de cette spontanéité de l'instant présent qui fut si déterminante pour Fluxus.
Et comment ne pas penser aussi à cette incantation sourde de Baudelaire quand on se mesure à la présence des œuvres de Geoffrey Hendricks décédé en 2018? « J'aime les nuages... Les nuages qui passent.... là-bas... là-bas... Les merveilleux nuages ». Si ce poème de  Baudelaire s'intitule « L'étranger », il y a sans doute chez l'artiste cette même relation à l'étrangeté du monde quand il s'empare des cieux et des nuages comme un au-delà inaccessible, sans autre consistance que cette présence fugace et toujours changeante des formes et des couleurs. Si la représentation du ciel demeure une thématique forte de l'histoire de l'art, des cieux mystiques de la Renaissance jusqu'aux études de nuages aquarellées de Bonington, Geoffrey Hendricks se livre pourtant à une approche radicalement autre.
S'inscrivant dans le mouvement Fluxus dès sa fondation avec Maciunas en 1962, il intègre la force de l'éphémère et de l'expérimental dans de nombreuses performances qui, à l'instar de Beuys, relèvent d'une forme de cérémonial en prise avec la terre, les éléments et les mythes. Répétitions, séries, comme dans un rituel où l'artiste célèbre l'union de l'art et de la vie. Les nuages... les nuages... Ils se définissent ici comme une série de variations lumineuses, presque musicales. Mais aussi par cette élévation poétique, dans la relation au corps, quand il alla jusqu'à se représenter lui-même couvert de ces nuages-là ou bien qu'il effectua plusieurs performances où il expérimenta le déséquilibre en exécutant des poiriers. Tête renversée comme pour une autre façon de percevoir le monde.
Photographies, installations et aquarelles témoignent de la vitalité de cette œuvre qui influença tant d'autres artistes puisque Geoffrey Hendricks enseigna durant 48 ans à la Rudgers University dans le New Jersey tout en créant des actions partout dans le monde. L'artiste nous lègue une œuvre dans laquelle la poésie de l'absurde renvoie à une aspiration quasi mystique où la densité du corps se heurte à l'immatériel. Théâtre de l'humain autant que célébration solennelle teintée d'ironie, voici une œuvre singulière et multiforme.
Dans le sillage de Fluxus, l'artiste italienne née en 1941, Berty Skuber, présente une œuvre où la vie, dans sa globalité, se conçoit comme un patchwork de réalité et d'imaginaire. Entre documentation et fiction personnelle, une trajectoire se construit au travers de l’ambiguïté des mots et des images. Photographies,dessins, peintures et autres objets s'imbriquent dans une fantasmagorie encyclopédique. Le détail rebondit sur la totalité de façon aléatoire, la représentation s'efface dans une abstraction pour une grammaire qui s'ouvre à une autre forme possible de la subjectivité de l'artiste pour une nouvelle conception du monde extérieur.



jeudi 31 janvier 2019

Nina Carini, "Are my eyes distracting my hearing?"



La vie ne tient qu'à un fil, à ce temps suspendu que l'artiste italienne Nina Carini surprend à sa source, dans l'hésitation de la matière ou la perception du vide. Tel est ce fil conducteur qui s'insère aux lisières de l'effacement. Nina Carini l'inscrit sur le papier de coton qu'elle perce pour le faire couler avec une précision extrême comme pour relater un précieux instant de méditation. Voici donc une œuvre saisie dans le recueillement et qui ne se dévoile que lentement quand elle engage celui qui la regarde dans ce même cheminement vers la source de tout langage. Pensée et perception se confondent alors aux confins d'une énonciation dont nous ne saisirons que la trame.
Nina Carini dessine avec ce fil qui incise l'envers de la feuille pour des ébauches de formes primitives, des mémoires de formes géométriques ou d'étoiles. Dessins murmurés d'un univers balbutiant, réduit à sa seule force organique. L'artiste tisse cet instant de la création quand l'aléatoire impose son signe sans recours possible et que ce signe se mesure au réel pour traduire ce qui est avant d’apparaître. On devine ici ce qui seraient les prémisses d'une partition musicale, ou là ce qui serait un idéal cosmique - une perfection rythmique faite de presque rien, une incidence lumineuse, un poudroiement de noir dans un cercle parfait, des angles qui se découvrent. Mais encore faut-il pouvoir vraiment les voir, comme à l'instant où la mer se retire laissant derrière elle des formes qui se laissent deviner mais jamais apprivoiser.
Cette fragilité s'énonce avec rigueur, dans toute sa certitude. Les formes qui en résultent, humbles et somptueuses, procèdent de cet équilibre parfait entre un esthétisme pur et le mépris d'une beauté frelatée rétive au sens, à ce sens comme seul horizon.
Car l’œuvre s'apparente à une calligraphie minimale. Ébauche de dessins mais aussi cette installation « je t'aime » sur une centaine de feuilles avec les mots qui, d'une feuille à l'autre, se superposent jusqu'à leur effacement total. Mise en scène translucide comme dans ce léger filet de cordages constellés de fragments de points et de traits où s'esquisse la tentation d'une figure. Ou encore cette vidéo où des tournoiements de lumières sont les circonvolutions d'une danse. Tout n'est qu'équilibre et légèreté, évidence et simplicité mais pourtant quel mystère quand nous échouons à comprendre l'agencement de ces signes. Plutôt qu'à un dévoilement, l'artiste nous enjoint de céder à la sérénité d'un vertige.

NM> Contemporary   17, rue de la Turbie  Monaco

Jusqu'au 3 avril 2019



jeudi 10 janvier 2019

Stéphane Couturier; Musée National Fernand Léger, Biot


                 

                     Dans sa relation au réel comme dans son cadrage, la photographie hérite directement de la peinture. A celle-ci s'ajoute cependant cet aspect mécanique qui met en péril toute notion de subjectivité, non pour la faire disparaître mais plutôt parce que la technique marque les points de convergence ou d'opposition entre ce que l’œil perçoit et ce que l'appareil restitue. Fernand Léger fut ce peintre qui exprima sa fascination pour l'univers technique, les machines et l'architecture nouvelle que ce monde mécanique engendra. Photographe, Stéphane Couturier poursuit cette quête de la représentation et des pouvoirs de l'image en se superposant, au sens propre et figuré, à l’œuvre de Léger. Plus qu'un dialogue, c'est un débat qui s'engage, sur un fond historique, entre les deux artistes puisque le peintre exprimait la grandeur du monde moderne quand le photographe oppose à l'exaltation de celui-ci sa disparition, sa dissolution dans le numérique : le médium photographique n’est plus asservi au réel mais il témoigne ici de son effacement progressif.
                 A la puissance architecturale des peintures de Fernand Léger, Stéphane Couturier répond par des photographies monumentales qui semblent reprendre l'ossature et la trame du peintre. Mais là où une réalité nouvelle surgissait, ce sont désormais des plages de réel qui se dissolvent, des rebuts de signes pour décrire son épuisement. La photographie se formule ici sur une superposition d'images et cet afflux provoque un effet de brouillage, une destruction de la perspective et, in fine, cette mise à plat d'une abstraction qui, paradoxalement, se charge d'une valeur documentaire.
               Stéphane Couturier travaille par séries à partir d'images créées pour cette confrontation en hommage à Léger, mais aussi avec des photographies plus anciennes. Qu'il s'agisse de clichés saisis à Sète, à Brasilia, de points de vue architecturaux ou de photographies d'usines, ces séries parlent de la peinture et peut-être aussi de sa disparition. Ces images fragmentées dans lesquelles ne subsistent que traces, couleurs, rythmes et plans énoncent la puissance de cette peinture et de ce trouble mystérieux qu'elle seule peut encore porter.



Musée Fernand Léger, jusqu'au 4 mars 2019

lundi 10 décembre 2018

Fondation Maeght, "L'esprit d'une collection: les donations"


L'amour de l'art mais aussi l'amitié façonnent l'âme d'une collection. Celle-ci se dévoile alors à travers ces signes mystérieux hérités d'une histoire, d'une rencontre et de sentiments qui échappent à la simple perception du connaisseur. Aussi la Fondation Maeght pour sa nouvelle exposition, « L 'esprit d'une collection : les donations », nous propose-t-elle, sous les auspices d'Henri-François Debailleux, un parcours très subtil à partir de ces œuvres qui témoignent autant de leur force artistique que des histoires personnelles qu'elles recèlent.
 Celles-ci, au-delà de la magie des formes et des couleurs, portent l'empreinte des mystères liés à la sensibilité, aux sentiments humains qui, au fil du temps, se matérialisent dans une œuvre d'art. C'est cette épopée chargée d'humanisme qui nous est ici relatée, non de façon chronologique, mais à travers un assemblage très diversifié – genres artistiques, relations de formes, juxtapositions d'idées, associations de tons ou, au contraire, envolées disruptives comme ode à la liberté, gloire à la création. Les puissants liens d'amitié qui unirent la famille Maeght avec Braque, Miro ou Giacometti, puis plus près de nous, avec des artistes tel que Gasiorowski s'inscrivent au cœur de ce récit.
 Chaque salle de la Fondation apporte le témoignage d'un instant de la création, d'une parcelle de beauté. Chaque œuvre s'investit d'une mémoire qui reflète l'extrême diversité des propositions qu'un artiste suggère. La figure lovée dans un jaune impossible de Djamel Tatah suffirait à elle seule la visite de l' exposition. Et le bleu onirique d'un Monory, la violence transcendée d'un Immendorf... Inaugurée en 1964, la Fondation Maeght est la doyenne des fondations françaises et, au-delà de la richesse de ses collections, elle porte le témoignage des valeurs humaines qui en sont la source. Tout ce qui est présenté aujourd'hui repose sur ces dons d'artistes, de passionnés d'art, de collectionneurs ou de membres de la famille Maeght qui ne cessent d'enrichir une collection en mouvement.
 Henri-François Debailleux écrit à son propos : « Collectionner est un état d'esprit et un mode de vie. Chaque collection est ainsi à l'image de celui, celle ou ceux qui la constituent. Comme un miroir en quelque sorte. » Dans ce miroir les œuvres du siècle dernier jouent avec des pièces plus contemporaines. Aucune n'aura perdu de son éclat ; l'art plus que jamais est vivant, irréconciliable avec toute définition qui l'enfermerait. Le flux de la création coule dans les veines de cette Fondation. Le miracle continue.

La Strada N°305

Du 1 décembre au 16 juin 2019




samedi 17 novembre 2018

Festival OVNI, Objectif Video Nice




Autour du Festival d'art vidéo de Nice, OVNI, se greffent toute une série d'événements au 109, dans des galeries et lieux privés.
- Parcours Vidéo OVNI en ville du 16 au 25 novembre.
-OVNI à l'hôtel, 24 et 25 novembre
-Arrêt sur l'image par "le Hublot" à l'Entrepont (le 109)
-Total Contest TV le samedi 17 novembre de 19h à 23h à la Station
-Concrete Island, de Maxime Martins de 19 à 23h à la Station
-Grands canons d'Alain Biet de 19 h à 23 h à la Station
- Salon d'art vidéo et d'art contemporain CAMERA CAMERA à l'HÔTEL WINDSOR les 24 et 25 novembre

VIDEO ERGO SUM

Parfois, la nuit, de l'échancrure d'une fenêtre, l'on perçoit des lueurs vacillantes et bleutées qui tissent, dans la pénombre d'une pièce, un rythme syncopé, insignifiant, quand tout semble se résumer dans l'électrisation d'un espace. On sait pourtant que là, quelque chose se joue, qu'un récit se trame entre l' écran invisible et sa rencontre avec celui qui s'y confronte. Et cet autre qui, par effraction, perçoit la scène assourdie dans ce clair obscur qui le précipite de l'extérieur vers l'intimité d'un l'intérieur, celui-là vit l'expérience de l'imaginaire.

Telle serait peut-être la métaphore de la vidéo ou, du moins, l'une de ses figurations possibles. En retrait de toute définition et même, agissant contre elle parce qu'elle est mouvement et durée informe. Et l'on devine dans son processus quelque chose de brouillé, d'hybride, hors de toute linéarité et, que l'on y introduise du récit, on n'en espèrera alors ni début ni fin. Au moins ne subsistera-t-il que ce filament lumineux comme seul fil d'Ariane pour quelque chose qui s'écrirait, aléatoire, dans un espace invisible  : un bloc énergétique.

Bien sûr, on se dit que «  ce n'est que  » de la télévision. Mais, à la réflexion, on sait que ce pourrait être aussi bien un écran d'ordinateur, un jeu vidéo ou autre chose encore. Une sorte d'Ovni. Quelque chose d'autre, dont l'identité m'est étrangère, dont je ne perçois pas l'image mais une pluie de déchets lumineux par lesquels je saisis pourtant l'altérité d’une essence à sa source. Alors il me revient de combler ce champ nocturne, vaguement étoilé par tous ces éléments épars faits d'attentes et de rêves par ce qui deviendrait un récit  ; de le faire osciller de l'écran au spectateur, et à l'inverse, de me demander qui, de l'un ou de l'autre, en est l'acteur.

La vidéo force le spectateur. Et le contorsionne dans son attitude de soumission au regard et à l'image. Elle n'est jamais hypnotique. Même s'il éprouve de l'ennui ou qu’il se trouve exclu du récit qu'il espérait, le spectateur expérimente un autre temps, une autre déformation du réel. Et la vidéo est tellement multiple qu'elle le saisira là où il ne l'attend pas. Parfois informative, militante, répétitive. Parfois décalée, drôle, éruptive ou bien lancinante, interminable à moins qu'elle ne soit syncopée, folle, explosive. Avec elle, tout est possible; elle peut jaillir hors de l'écran, se mesurer à des objets réels comme elle peut aussi bien se dissoudre dans le blanc d'un signal éteint. Expressive ou minimale, elle est ce qui n'a pas de nom parce qu'elle demeure cette entorse au temps, à l'identité de l'art qu'elle semble parfois lorgner avec suffisance dans son rétroviseur. Elle est une fuite technologique, si peu humaine qu'elle nous saisit au col pour nous rappeler à quoi nous serions réduits pour elle  : des fantômes tâtonnant dans le réel.

Mais c'est là encore une illusion. Nous n'étions ici que les ombres d'un monde que nous refusions de voir et que les flux numériques ou filmiques découpent d'une lumière crue, sans concession aucune, pour nous rappeler les pulsations vitales, l'énergie concentrée dans cette machine que nous avions enfantée. Traitement laser pour extirper l'ancienne beauté du monde à moins qu'il ne se réduise à l'autopsie d'une vieille fée électrique, épuisée  : La vidéo est toujours devant; fuyante, elle échappe aux mots et aux formes. Elle s'émancipe ainsi de l'art dont elle se nourrit mais elle s'empare de lui et le regénère. Elle circule à la vitesse de la technologie, rêve à la vitesse de la lumière et se refuse à mourir à la manière d'une étoile. Trop vivante pour s'en soucier, elle vibre de cette énergie qui la maintient hors de toute téléologie, au-delà de toute forme , quand son contenu exhale la transformation, le mouvement, quitte à être plate, baroque, fausse, laide ou belle. Qu'importe, elle est un flux pour des vagues de lumière emportées dans des paquets de nuit.

On allume l'écran. L'image apparaît. Des parasites. Ou bien est-ce l'image qui désormais se désigne comme parasite  ? La vidéo raconte cette histoire sans récit.. On sait qu'elle sera semblable à toute vie dont on est condamné à ignorer le commencement et la fin. On sait qu'elle est vitesse, lenteur, accélération. Que des fragments de mémoire l'habitent. La vidéo est un étrange organe dévitalisé qui, pourtant, fouille les corps, enregistre les pulsations, sonderait les âmes si elle le pouvait et, au bout du compte, se glorifie d'être ce qu'elle est : du mouvement à l’état pur sculpté par la lumière.

Michel Gathier


jeudi 15 novembre 2018

Entre/Deux: "La mémoire et la mer"


                          
Philippe Ramette


                           On use parfois d'expressions poétiques si lisses qu'elles ressemblent à des galets usés. On hésite devant la mièvrerie dont elles sont pourvues mais invariablement , l'on y revient, comme pour caresser de vieux poncifs, des banalités heureuses auxquels l'on se raccroche malgré tout tant elles résonnent dans nos souvenirs. Il faut penser de la sorte mais aussi sous les auspices de l'humour et d'une flânerie étonnée, pour éprouver ce titre « La mémoire et la mer » qu'"Entre/Deux", Rébecca François et Lélia Decourt, proposent pour leur exposition d’œuvres consacrées à la mer.

                               La mémoire est le lieu de ce qui perdure sur les ruines de l'effacement. La mer est cet espace mouvant, « toujours recommencé » pour reprendre le vers de Paul Valéry, cet élément incertain où le destin des vagues restera d'échouer sur les rivages. Métaphore chargée pour l'un comme l'autre de ces termes qui jouent des mêmes entrelacs dans nos imaginaires. Aussi mettre en image cette proposition c'est prendre le risque de la vider de sa force poétique pour la contenir dans la seule séduisante surface de l'illustration. Mais là encore, il faut de nouveau rechercher une origine, une étymologie de cette « illustration »: C'est le lustre, la lumière. Ce flux de lumière qui demeure l'essence et la constance de l'espace maritime.

                             L'exposition rassemble ces résidus de lumière, ces hésitations entre permanence et mouvement continu. Elle s'érige ainsi comme lieu d'un déséquilibre qui met aussi en jeu nos principes de perception et notre stabilité corporelle. Il ne s'agit donc plus ici de représenter mais de se mesurer à cet univers-là qui nous attire autant qu'il nous effraie. La mer contient ses sirènes comme la mémoire revient avec ses démons et ses regrets heurter les rives de notre présent. Des dessins, des photographies, vidéos et autres compositions témoignent d'un puzzle impossible à recomposer. Comme la mer, la mémoire, la poésie...

Œuvres de Benoît Barbagli, Caroline Duchatelet, Marco Godinho, Julien Griffaud, Alice Guittard, Philippe Ramette, Omar Rodriguez Sanmartin.

Caisse d'Epargne Masséna, Nice, du 10 novembre au 11 janvier 2019


dimanche 11 novembre 2018

Gladys Nistor, "Floating geometric shapes"




Et la lumière fut. Ou bien, "Au début était le verbe". A moins que l'art ne suscitât déjà ce flux incontrôlable de la création et qu'il se chargeât de ce désir pulsionnel d'une forme, d'une architecture. Et pour la couleur, on ne s'en tiendra donc qu'à ce faisceau minimal du noir et du blanc, comme si, à cet instant de gestation, seule la tension primordiale de l'obscurité et de l'aveuglante lumière blanche eût suffi à tisser les lignes de force d'un acte démiurgique.

D'origine argentine, Gladys Nistor est une artiste hantée par l'idée de création. Ou plutôt par l'hypothèse qu'elle suppose. En effet l’œuvre qui s'instaure dans un espace bien particulier - les murs et les angles d'un appartement ou seulement une boite ou un socle - ne vise pas tant à produire une architecture qu' à nourrir de sens ce filament originel qui donna lieu à une réalité sensible. L'artiste s'attache alors à dénouer des lignes de forces, à proposer d'autres perspectives comme autant de possibles ou de mirages.
Le point de départ  confond alors un point noir ultime  à sa source lumineuse. Le réel se cherche à l'intersection de cette rencontre que seul l'art peut rendre visible. L'alpha et l’oméga se fondent ainsi dans un alphabet pour traduire l'origine du monde et la restituer dans sa fondamentale obscure incandescence. Oxymore des mots pour dire l'indicible union du vide et du plein, de l'opacité absolue et de l'infinité de la lumière dans cet instant à l'aube des choses comme une prophétie de la nuit.
A découvrir cette œuvre, c'est peut-être l'abstraction pure qui se découvre. Par  son évidence originelle, par sa géométrie brutale, aveuglante, mais parfois déjà minée par les éclats de poussière, les prémisses de sa disparition. C'est en cela que l’œuvre de Gladys Nistor est si intense qu'elle parvient à formuler ce que les choses déjà élaborées ne savent  plus exprimer.
L'artiste fait jaillir ce balbutiement de la vie et lui donne chair entre forme et chaos. L'espace se transforme; il nous appartient désormais de nous y aventurer. L'hypothèse tient ses angles, elle s'arrime à ce que nous ne voulons pas ou à ce que ne nous ne savons pas voir. Parfois le miracle se produit, les yeux se dessillent.

Moving Art, 24 Rue Paul Déroulède, Nice, Sur rendez-vous  06 88 09 93 62
Du 10 novembre au 14 décembre 2018

Expositions personnelles

2017 : « Weightless Matter » Galerie Puerta Roja, Hong-Kong
2017 : « En Noir et Blanc : objets de lumière » Galerie Edifice, Paris
2007 : « Paysages de Salon », Centre Design, Marseille
1995 : Instituto de Cooperación Iberoamericana, Buenos Aires, Argentine
1992 : « Architecture Du Naturel » Galerie Olga Soe, Paris, France
1991 : Galerie Bernanos, Paris, France

Expositions collectives
2018 : « Ombre et Lumière » Galerie Moving Art, Nice
2017 : « Art Paris Hors les Murs » Galerie Wagner avec Greff International Immobilier
2017 : « De l’original au multiple » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2016 : « Affinités Abstraites » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2016 : « Possibilités du noir » Julio-Artist Run Space, Paris
2016 : « Hommage au Carré » Galerie Wagner, Touquet Paris-Plage
2000-2002 : « Painting Zero Degree », Independent Curators International, exposition itinérante (commissaire : Carlos Basualdo), Cranbrook Museum of Art - Bloomfield Hills, Fred Jones Jr. Art Museum - University of Oklahoma, Cleveland Center for Contemporary Art - Cleveland, Etats-Unis
1997 : « Sueños concretos », Nuevos Nombres internacionales (commisaire : Carlos Basualdo), Biblioteca Luis Ángel Arango, Bogotá, Colombie
1996 : Invitée, Salon d’Art Contemporain, Montrouge, France








samedi 27 octobre 2018

Alain Biet, "Cocktail electro"



Très en vogue à partir du XVIe siècle, les cabinets de curiosités préfigurèrent les Musées d’histoire naturelle tels qu'ils apparurent au XVIIIe siècle. Ce siècle qui fut celui de l'Encyclopédie et qui inaugura de nouvelles conditions scientifiques et politiques . Les questions de méthode et de classification se rapportèrent alors ici essentiellement à une catégorie majeure, les « naturalia », c'est à dire ce qui se rapporte au domaine de la nature,  au détriment des « artificalia » - les choses de l'homme.

En apparence, Alain Biet, reprend à son compte cette idée de collection et d'amoncellement d'objets mais dans le sens premier de l'art  et de ces artificalia: ce qui est lié à la production humaine. Aussi détourne-t-il la manière des naturalistes ou des entomologistes pour se consacrer à une forme d'archéologie des technologies de notre temps.

 Une archéologie suppose l'effacement, la mémoire, le désir de conférer au passé une valeur d'éternité. Or Alain Biet choisit d'inscrire l'obsolescence et l'éphémère des objets contemporains comme témoignage de l'absurde. Car l'artiste parle avec distance de la vanité des choses, de leur banalité fondamentale. Il crée, avec l'élégance d'une rigueur froide et d'une manière très élaborée, un catalogue d'objets dont l'accumulation pose davantage la question de leur disparition que de leur présence ou de leur éventuelle utilité. Pourtant l'on perçoit derrière son détachement, l'ironie dadaïste dans cette obstination maniaque à fixer des images qui ne sont celles que d'une apparence de séduction.

Depuis 2004 l'artiste entreprend d'archiver systématiquement les images des objets électriques. Ce catalogue d'environ 6000 dessins répond à un  protocole très stricte d'un point de vue documentaire. Alain Biet utilise la méthode des anciens naturalistes avec un dessin à l'aquarelle, avec toujours un même angle de vision et un même point de fuite sans aucune ombre portée. De par sa banalité outrancière et la perfection de son style, le dessin se pare, paradoxalement, d'une telle solitude qu'il aspire à se charger d'un sens et à témoigner d'un manque.

. C'est ici l'image fixe d'une disparition et de l'amoncellement pour exprimer le vide. C'est l'image du temps, comme le fit autrement Opalka, avec la même obstination, la même retenue méticuleuse : jour après jour, reprendre le fardeau de l'image comme un journal de bord pour raconter l'inutile mais par le biais de cette beauté froide et étrange qui lui confère une âme. Ne nous y trompons pas, Alain Biet est un grand artiste. Dessinateur, cinéaste, musicien et clown à ses heures, il dévore le temps. Ses échantillons électriques sont des lambeaux de jours, des cailloux semés sur le bord d'une route. C'est ainsi qu'on écrit une histoire.

La Strada, N°303

La Station, Nice, du 27 octobre au 5 janvier 2019