lundi 16 juillet 2018

Tom Wesselmann, "La promesse du bonheur"


NMNM, Villa Paloma, Monaco, du 29 juin au 6 janvier 2019




Plutôt que de prétendre à une présentation exhaustive de l’œuvre de Tom Wesselmann le commissaire de l'exposition a délibérément choisi un angle d'attaque pour répondre à la polémique suscitée par certains aspects du travail du peintre. Nous voici donc plongés dans les années 60 à New York lors de l'émergence du Pop art dont Wesselmann fut l'un des principaux protagonistes. Refus de l’expressionnisme abstrait et regard critique sur la société de consommation avec la perte du réel et la chosification du corps qu'elle entraîne, tels seront les marqueurs de ce mouvement qui marquera profondément l'art de notre temps.
Mais Tom Wesselmann s'est attaqué radicalement à l'image. Celle-ci reste froide, clinique. Si elle se charge du désir matériel ou sexuel figé dans les signes de la publicité ou du cinéma, elle se dissout dans les effets de massification qu'elle implique. L'individu s'incarne dans des stéréotypes, la réalité du désir se fait piéger par la codification même du fantasme. En effet, les personnages ne sont plus que le reflet de l'image que la société leur renvoie. Dépouillés de toute psychologie, les yeux absents, ils sont exilés en eux-même et dans le monde. Tout est découpé, les choses et les êtres ne sont plus que des signes vides, des icônes silencieuses, des mains, des seins, des jambes, des sexes réduits à un idéal inaccessible qui nous condamne à la position du voyeur.
Aussi a-t-on pu reprocher à l'artiste une chosification de la femme à une époque ou celle-ci commençait à théoriser sa libération. L'exposition tend alors à corriger cette idée en montrant combien ce jeu de tensions et de silences prend en charge les deux sexes. Et que ceux-ci sont condamnés à tenir un rôle de figuration dans une vie dont le scénario et la scénographie leur échappe. L'érotisme apparent se dissout alors dans la platitude du quotidien et le réel se confond avec l'univers de la publicité et de l'imagerie de masse. L'artiste énonce et dénonce dans un même geste cette captation du vivant par ce regard artificiel qui est devenu le nôtre. Mais le constat n'est pas désespéré, l'idée du bonheur rode encore sur ce monde...
 L'exposition se pare de l'allusion de Stendhal à cette relation à la beauté qui serait « la promesse du bonheur » . Tel en est le titre et la beauté survit en effet à ces nus malgré la glaciation des désirs. Tom Wesselmann, sait peindre, dessiner, travailler le plexiglas, jouer de tous les assemblages pour des points de vue vertigineux. Ce réel perdu qu'il dépeint avec brio porte aussi l'espoir d'une réconciliation de l'homme avec son imaginaire. C'est en cela qu'il faut en effet parler de bonheur. Pour la beauté qui subsiste et parce qu'à l' instar de Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux ».

La Strada N° 297

mercredi 11 juillet 2018

Alain Clément, 2012-2018




Cette puissance qui nous saisit face à l’œuvre d'Alain Clément est celle de la peinture telle quelle, dans sa seule mise à nue par la violence des formes et des couleurs qu’elle contient, à sa source, avant même d'investir l’hypothèse une œuvre. Mais une violence sereine comme habitée des seules pulsations du monde, de ses modulations, de ses éruptions incontrôlables comme de l' harmonie qui pourtant le façonne aussi. Voici donc une peinture sincère, qui s'offre alors dans son geste primitif, dans celui de la seule brosse qui décrit le mouvement du bras, se prolonge dans le ciel des couleurs et pourtant se fige ou se contracte au cœur de la toile comme si l'artiste saisissait alors  un instant d’éternité.
Cette force s'exprime et se comprime dans ses limites internes comme dans   celles du cadre qui l'enserre. Plus précisément, cette peinture, si mesurée, parle de la démesure dont elle procède et renvoie l'image de sa seule tension. C'est pour cela qu'elle déborde toujours vers autre chose que ce qu'elle suggère, qu'elle désigne les obstacles auxquels elle se heurte dans la représentation de l''imaginaire ou du réel. Son abstraction parle alors de la figure, du corps, de ses découpes, de ses torsions et l'on perçoit la hantise de la peinture de Matisse.
Alain Clément ne cesse de peindre sur l'histoire de la peinture ; il connaît toutes les stations de ce périple qu'il entreprend avec rigueur et humilité quand tout aboutit à un signe définitif , à ses ondulations, à sa cristallisation dans l’œuvre d'un artiste. Alain Clément ne peint pas d'image, il célèbre un hommage à l' histoire de l'art.
Et d'ailleurs est-il seulement peintre? Sa peinture se matérialise alors dans la découpe froide du métal, elle devient sculpture, elle lacère avec grâce l'espace qui l’accueille et lui livre ses courbes, l'authenticité de ses couleurs primaires comme pour une offrande à ceux dont il est l'héritier.
Alain Clément n'est pas le peintre des ruptures mais plutôt celui d'une éclosion lente, d'une méditation sur ce qui fut et sur ces formes minimales qui en résultent : une rythmique, une incandescence – l'écho toujours bruissant d'une origine. Regardez cette œuvre. Elle est féroce. Elle laisse sur les côtés tous ces décombres de formes ou de pensée qui ne sont rien. Impitoyablement, elle éclaire ce vide.

La Strada N° 298

Centre d'Art Contemporain, Châteauvert (Var)
Du 8 juillet au 25 novembre 2018






mercredi 4 juillet 2018

Picasso et les contemporains, éloge de la fabrique


Musée de Vence, du 23 juin au 28 octobre 2018




Aura-t-on jamais élucidé les mystères d'une œuvre qui défia son époque tant elle ne cessa de se déporter vers d'autres territoires dès lors qu'elle frisait la perfection et que ce qu'elle proclamait devait inéluctablement se développer dans cet ailleurs que Picasso, sans relâche, arpenta ? Le maître espagnol ne s'interdisait rien : le monde des apparences lui appartenait et nul autre que lui ne parvenait ainsi à en lui arracher la peau, à l'éviscérer pour en restituer les formes et les couleurs. Celles d'un monde qui crie sa vérité en même temps qu'il  résonne encore en nous quand nous sommes confrontés à lui.

Ce sont ces résonances-là que d'autres artistes désormais amplifient en les laissant percevoir dans leurs propres œuvres. Il ne s'agit pourtant pas pour eux de citer ou de copier Picasso mais plutôt de se mesurer à cette volonté d'absorber le monde par le recours à tous les matériaux, à tous les procédés, en se jouant de tous les styles et savoir faire. Car Picasso était aussi un artisan, un bricoleur, il savait  que chaque chose porte sa part de dignité.

                                 Voici donc 13 artistes, toutes générations confondues, qui réfléchissent une facette de l’œuvre protéiforme de Picasso. Le tempérament de chacun nous permet d'adapter notre regard vers telle ou telle orientation du peintre. Ses œuvres semblent alors revivre, autrement, grâce à l'inventivité de chaque artiste. Vincent Corpet s'autorise une autopsie neutre de la peinture en s'attribuant des citations d'images qu'il nous propose d'interpréter avec la distance critique propre à chacun. Gérard Serée saisit la matière de Picasso dans toute son intensité, du feu de la violence colorée jusqu'à la cendre. Peinture et sculpture ici se répondent. Louis Cane se saisit de l'espace sur un mode ludique avec l'impertinence de celui qui peut tout faire. Fabrice Hyber s'affronte à ce corps post-organique dont l’œuvre est la mémoire. Corps impur, totalisant, mouvant, en prise avec les éléments mais toujours hanté par la figure de  ses réminiscences.

Picasso nous permet ainsi  une meilleure compréhension de l' héritage légué à certains artistes contemporains qui, loin de copier le maître, désiraient en libérer la parole pour peut-être mieux s'en affranchir. Le choix est toujours d'une parfaite intelligence et alors que le regard se promène d'une pièce à l'autre, quelque chose de mystérieux se produit comme si le souffle prodigieux de Picasso réanimait ici les braises d'un feu qui se serait emparé de tous les artistes participant à cet « éloge de la fabrique ».

Artistes présentés : Antoni Clavé, Louis Cane, Anne Deguelle, Pierre Tilman, Max Charvolen, Gérard Serée, Joël Desbouiges, Gérald Thupinier, Paul Billen, Miguel Barcelo, Thierry Cauwet, Vincent Corpet, Fabrice Hyber et Pablo Picasso

samedi 30 juin 2018

Jan Fabre, "Ma nation, l'imagination"


Fondation Maeght, du 30 juin au 11 novembre 2018




Qui connaît l’œuvre de Jan Fabre s'est déjà laissé emporté par ses scénographies inédites et l'insolence souveraine des figures qu'il arrache à l'imaginaire. Il ne pourra qu'être envoûté par cet opus qui s'empare de la Fondation Maeght. Décidément ce lieu, par le miracle d'une rencontre parfaite entre une architecture et la nature, renvoie à la magie de la lumière qui l’inonde celle des œuvres qui semblent y surgir dans l'évidence de leur forme et dans la puissance de ce qu'elles expriment. On appelle cela la grâce. Et si l'on perçoit là l'écho d'une élévation mystique, Jan Fabre sait arracher la peau de celle-ci, non par provocation mais dans le désir fou de rencontrer l'absolu par le geste d'une création artistique.

Tout est dit dans cette revendication : « Ma nation, l'imagination ». Sans doute celle-ci renvoie-t-elle à cette histoire de la Belgique, territoire incertain, souvent envahi et si fragile pour lequel il ne restait d'autre destin que cette aspiration folle à un au-delà ou au nihilisme, à l'humour désespéré ou au paradis incandescent de Bosh ou d'Ensor.
 Jan Fabre, comme ailleurs Wim Delvoye, s'inscrit dans la lignée de ces artistes qui recréent un monde imaginaire comme pour panser les blessures du monde réel. Pourtant  l'imaginaire n'est pas le lieu de la mièvrerie mais celui des audaces ; il n'est pas un discours de l'afféterie mais l'expérience d'un langage qui s'incarne ici dans toute la matérialité d'un cerveau. Dans la tradition flamande d'une allégorie dévastatrice, hantée par la mort, le cerveau est cet organe flasque et improbable qui devient pourtant le socle solide d'une œuvre puissante et peut-être rédemptrice qui rejette les frontières du réel au delà même de cet imaginaire dont il s'empare.

« Les plus beaux musées sont les cimetières. » dit-il. Alors pour cette mise en scène du cerveau, l’artiste utilisera-t-il le marbre blanc, le plus pur, celui de Carrare. Renouant ainsi avec la tradition de l'art funéraire, ce matériau pourtant semble ici saisi par une légèreté soyeuse quand il se dépose sur un lit d'or qui ôte à la statuaire son ancrage terrestre pour un effet d'élévation envoûtant. Car celui qui détient le privilège de rencontrer cette œuvre, s'affronte à une expérience sensible sur laquelle se greffent bien d'autres aventures possibles quand elles sont le miroir de notre propre imaginaire. Aventures esthétiques, mystiques, sauvages, blasphématoires par le rire strident qui s'en échappe, libératoires par les échappées de lumière qu'elles suscitent.

« Je ne suis pas un artiste cynique, confie-t-il pourtant, je crois en la beauté » . Qui a dit que la beauté sauverait le monde ? Jan Fabre traque cette beauté, la débusque et l'exhibe à partir de ce socle sculptural du cerveau. Car cet organe est en lui-même un univers irrigué d'artères et de veines ; tel une éponge, il absorbe et transforme le réel ; il est un organisme autonome, inconnu, qui se serait déposé ici comme une météore. L'artiste le pare de tous ses sourires ou de bien des grimaces. Dans un dessin, un tire-bouchon danse sur lui; dans une sculpture une paire de jambes dépouillées de leur peau fleurissent vers le ciel dans la ramification d'un système sanguin. L'artiste affirme alors que celui du talon est à l'image de celui qui irrigue le cerveau et il y perçoit alors pour l'homme une aspiration équivalente vers la terre et vers le ciel. Dans une autre série, les cerveaux sous cloche sont ceux de disparus : Einstein, Gertrude Stein, Wittgenstein et, puisque la réalité se heurte à la fiction, Frankenstein. Et puisque aussi tous ces noms se terminent par -stein « la pierre », ces cerveaux ne sont plus que des pierres poreuses comme la lave morte d'un volcan éteint.
Beauté. L'absolu de la beauté. « L'homme dans sa perfection, c'est l'ange » ajoute Jan Fabre. Élévation encore. Jan Fabre nous emmène très haut, très loin.

La Strada N° 298




vendredi 29 juin 2018

Michel Blazy, "Timeline"



                              Michel Blazy est né à Monaco en 1966 et il est devenu l'un des acteurs les plus créatifs de l'art contemporain. Cet été, la Galerie des Ponchettes de Nice deviendra un territoire d'expérimentation pour cet artiste qui ne cesse d’innover en usant de matériaux pauvres pour mettre en scène toutes les métamorphoses du vivant.
                          Il a l'art d’orchestrer tous les paradoxes, de jouer sur toutes les gammes de la révulsion et du sublime, de dériver avec flegme entre la transformation de la matière organique la plus crue et le grotesque de l'artifice.
                               Aussi l’œuvre n'est-elle jamais stable ; elle ne saurait se fixer dans l'instant du regard mais ne s'appréhende que dans le concept de la durée et de l'éphémère. C'est donc à une forme de performance à laquelle nous sommes conviés. En contrepoint de la tradition de la « nature morte », l'artiste se saisit des notions de méditation et de vanité pour les replacer dans le contexte de la science et de la poésie.
                                Non sans humour, il parvient alors à une interprétation du vivant où le trivial peut côtoyer la somptuosité des effets esthétiques et l'observation scientifique conduire à tous les délires dadaïstes. Michel Blazy peut jouer de tous les matériaux, les plus humbles comme les plus farfelus - du coton, des croquettes pour chien, des lentilles ou du fil de fer. Mais il a une prédilection certaine pour le végétal, un fruit ou un jus de légume. Ses installations mouvantes soulignent le caractère éphémère des choses, l'évolution des processus, la transformation inhérente à tout élément. Aussi bousculent-elles le spectateur car elles contaminent l'espace où elle sont produites et en proposent une approche inédite.
                          L’œuvre suscite tour à tour le dégoût ou l'amusement mais elle nous entraîne toujours sur les sentiers hasardeux d'un voyage extraordinaire. Michel Blazy nous permet alors de poser un autre regard sur le monde et, cette aventure sensorielle qui se joue des technologies, des odeurs, des couleurs, des apparences réelles ou factices, nous ouvre les portes du merveilleux. Une expérience à vivre !

Galerie des Ponchettes, Nice. Du 7 juillet au 4 novembre 2018


La Strada N°296

mercredi 27 juin 2018

François Baron-Renouard, "Une vie de couleurs"

Château-Musée Grimaldi, Cagnes-sur-mer, du 16 juin au 17 septembre 2018


                           Célébré de son vivant, François Baron-Renouard est de ces artistes dont la trace s'est peu à peu effacée de nos mémoires. Peut-être parce que beaucoup de suivistes de moindre qualité ont adopté son style et sa façon d'interpréter le paysage mais sans y déployer le même savoir faire et la même énergie. Sa première exposition se déroula en 1946 et dès lors il s'écarta peu à peu des grands courants picturaux de la figuration liés au cubisme ou au fauvisme pour s'orienter vers une peinture abstraite mais imprégnée par l'idée de nature. Né en Bretagne, le peintre fut marqué par les paysages qu'il vit du ciel quand il fut officier aviateur durant la seconde guerre mondiale. Ses toiles portent ainsi l'empreinte de vastes champs colorés auxquels il apporte une rythmique très personnelle.
Chez lui tout se structure par la couleur et c'est à partir de l'énergie qu'elle diffuse que l'espace se développe, d'où une architecture très musicale qui saisit immédiatement le visiteur. Deux premières salles présentent les œuvres les plus anciennes, sans doute moins abouties, et l'on sent combien la figure peut peser sur l'artiste mais comment il s'en libère progressivement en épurant les formes pour faire jaillir la couleur. Alors la douceur des tons se heurte sans hiatus à la violence rythmique. On devine parfois le souvenir de paysages marins, marécageux ou tourmentés mais tout s'interprète de façon résolument symphonique. Les traits s'effacent au profit de vastes masses de rouge orangé ou de jaune éblouissant qui tournoient ou s'apaisent, ponctuées par de puissants effets de matière. Celle-ci est parfois translucide et brillante, parfois elle se charge de sable; son épaisseur porte la marque de griffures de terre ou bien délimite, par l'adjonction de collages, des espaces mélodiques.
L’œuvre témoigne d'une intense vitalité. La carrière du peintre fut d'ailleurs marquée par 25 expositions personnelles à travers le monde et particulièrement au Japon. Très actif, il créa aussi des vitraux, des tapisseries et des mosaïques. Il s'impliqua dans plusieurs organisations internationales, telles que l'UNESCO, pour la reconnaissance et le défense des artistes.

La Strada, N°296

mardi 26 juin 2018

"Cosmogonies, au gré des éléments" Exposition d'été du MAMAC, Nice

                                     Barbara et Michael Leisgen, La création des nuages, 1974

Yves Klein aurait eu cette année 90 ans et, pour célébrer cet anniversaire, le MAMAC s'est inspiré de ses « cosmogonies » pour la grande exposition de l'été. Les cosmogonies sont relatives à la formation de l'univers et l'artiste eut l'intelligence d'articuler celle-ci à la création d'une œuvre artistique. Une histoire démiurgique liée à la germination, à la disparition, au temps, et à l'éphémère qui se tissent entre matière et immatériel.
C'est tout ce processus qui se décline ici dans une centaine de productions d'artistes qui, dans leur diversité, explorent les aspects les plus sensibles de la nature souvent aux lisières du visible. En effet, si l'exposition s'organise en plusieurs chapitres, tous témoignent d'une expérimentation dans ce rapport que l'homme, physiquement et spirituellement, entretient avec la nature. Mais ici l'artiste n'en est pas le maître ; non seulement, il renonce à toute velléité de domination mais il l'accompagne dans son mouvement intrinsèque, il décrit l'action qu'elle produit sur lui et les transformations qu'elle suscite dans la définition même d'une œuvre d'art.
C'est ainsi que les installations, les performances, les œuvres sur toiles ou sur tout autre support sont imprégnées de ce trouble entre la nature et l'homme qui jamais ne lui est extérieur mais dont il constitue un élément essentiel. Dans le sillage d’Yves Klein c'est toute cette aventure qui nous est racontée aux confins et « au gré des éléments », de l'air, du feu, de l'eau et de la terre.
On y retrouvera le grand artiste de l'Arte Povera, Giuseppe Penone, mais aussi une superbe video de Marina Abramovic. Mais la nature est affaire de caprices et Bernard Monimot, par exemple, enregistre dans le noir de fumée toute une série de variations sur « la mémoire du vent ». Car cette exposition se déploie sous le règne de la poésie. Yoko Ono tisse les nuages aux mots, Quentin Derouet peint avec des roses. Ces œuvres oscillent entre légèreté et austérité de même qu'elles génèrent une réflexion sur l'histoire et la science. On y croise aussi bien la botanique que la météorologie. L'immersion dans la nature, dans ses réminiscences, côtoie la volonté de classification des naturalistes du 18ème siècle. Si la nature implique le paysage, l'exposition met davantage l'accent sur les éléments et les forces qui déterminent ce qu'elle produit et comment nous la percevons. Car la nature n'est que du vivant ou sa mémoire et sa trace. Le végétal et le minéral agissent sur nous mais l'homme peut, de son côté, exercer aussi son pouvoir de nuisance.
Les notions d'entropie et d'anthropocène jalonnent ce parcours qui nous alerte aussi sur le risque écologique. Tout se joue sur ces liens qui se nouent entre les éléments, leurs effets rationnels ou hasardeux que les artistes réinterprètent dans leur propre vocabulaire. Charlotte Charbonnel crée des nuages dans des bocaux de verre tandis que Barbara et Michael Leigen les célèbrent par le biais de la photographie. C'est ce support qu'utilise Judy Chicago pour une superbe méditation philosophique ou chamanique autour du feu. La fumée d'un volcan agit sur les œuvres de Noël Dolla comme les rayons du soleil brûlent celles de Charles Ross. Et au terme d'une immersion dans la terre, un immense tissu d'Edith Dekyndt exhibe sa trame décomposée et ses variations colorées dans toutes les étapes de sa décomposition. Une œuvre superbe qui fait écho à toutes celles qui traitent aussi de la disparition. Le visiteur circulera ainsi entre de simples brins d'herbe, des filaments de toiles d'araignées et les envoûtantes photographies d'Otobong Nkanda.
Mais il se déplacera aussi dans la galerie contemporaine du Musée, à partir du 7 juillet, pour voir l'exposition de l'artiste argentine, Irene Kopelman. Celle-ci s'intéresse aux biotopes, aux relevés d'échantillons, à la méthodologie des recherches qu'elle traduit sous forme de dessins. La série «  Project Vertical Landscape, Llanas » a été réalisée dans la forêt tropicale du Panama et l'on pourra voir également deux grandes peintures issues de la série « Banian trees ». Pour l’été, le MAMAC sera donc l'occasion d'un superbe voyage qui nous emmènera avec intelligence et sensibilité de la matière la plus brute jusqu'aux limites du visible.

Commissariat : Hélène Guenin, directrice du MAMAC, assistée de Rébecca François, attachée de conservation

Artistes : Marina  Abramovic, Dove Allouche, Giovanni Anselmo, Davide Balula, Hicham Berrada, Michel Blazy, Marinus Boezem, Famille Boyle, John Cage, Charlotte Charbonnel, Judy Chicago, Emma Dajska, Edith Dekyndt, Agnes Denes, Quentin Derouet, Noël Dolla, Piero Gilardi, Andy Goldsworthy, Hans Haacke , Ilana Halperin, Peter Hutchinson, Yves Klein, Irene Kopelman, Tetsumi Kudo, Maria Laet , Barbara et Michael Leisgen, Anthony Mc Call , Susana Mejia, Ana Mendieta, Bernard Moninot, Teresa Murak, Maurizio Nannucci,  Otobong Nkanga, Yoko Ono, Denis Oppenheim, Gina Pane, Giuseppe Penone, Evariste Richer,  Charles  Ross, Vivien Roubaud, Rúrí, Tomas Saraceno, Charles Simonds, Michelle Stuart,  Thu-Van Tran, Nicolas Uriburu, Capucine Vandebrouck, Maarten Vanden Eynde.

Du 9 juin au 16 septembre 2018

La Strada, N°296




lundi 25 juin 2018

François Paris, "La conjoncture du hasard"


Galerie Eva Vautier, du 2 juin au 28 juillet 2018

  L'image est tellement voilée qu'elle exhibe impudiquement ce qu'elle cache. Ou bien semble-telle surexposée au point de désigner cet au-delà de l'image, ce que la pensée superpose à l'essoufflement du sens qui agit dans le flou du dessin.
Autant dire que chez François Paris l'image n'est jamais nette. Non seulement parce qu'elle participe d'un trouble mais surtout parce qu'elle naît et oscille de cette hésitation entre son origine et son aboutissement. Comme dans un film où les séquences se figent ou s'accélèrent, l'image semble alors amputée de son contexte ; elle se révèle dans la solitude d'un cadrage qui la corsète, elle n'est qu'un hoquet dans la respiration d'un récit que le dessinateur étrangle pour en faire jaillir toute la dramaturgie.

Le dessin de François Paris se défie de la ligne et de ses contours. Le graphite se dépose sur le papier dans une brume qui, tour à tour, figure des reflets humains ou matériels, les absorbe, se dissipe ou s'épaissit. L'image reste en suspension dans le temps. Mouvante, elle se refuse à tout contexte ; elle demeure fragmentaire, accidentelle, comme si la vie qu'elle désignait participait elle-même de la mémoire d'une catastrophe informulable. Souvent l'artiste dessine des éléments d'automobiles saisis dans le mouvement des plans cinématographiques. Freinage, accélération, choc soudain, toute l'imagerie de François Paris se fige dans cette collision du temps et de l'espace.

Et qu'il dessine des personnages, ceux-ci seront traités dans ce même registre qui défie les lois de la synchronie, de l'harmonie, de la cohérence entre leur apparence et le contexte qu'ils seraient supposés illustrer. Car François Paris est le contraire d'un illustrateur. Il ne s'intéresse ni à la description d'un événement ni même à la formulation d'une idée. Il ne s'attache pas même aux brides d'un récit mais il fouille sans concession l'origine trouble de l'image comme si celle-ci en elle-même était contaminée par la menace de son effacement. Chacun de ses dessins semble flotter dans cet équilibre précaire menaçant les silhouettes qui échouent à s'agripper aux berges du réel. Les visages sont absents, les regards se refusent à l'aveuglante lumière du monde. Ou bien cette lumière ne serait-elle pas celle des spots d'un film de série B à laquelle notre existence nous condamnerait ?

Il dessine d'une voix blanche, aux lisières d'une douleur inexprimable, tapie dans l'ailleurs de l'image. Celle-ci en est l'écho. A chacun d'y déposer sa propre histoire, d'y conjurer ses cauchemars, de s'y glisser ou de vouloir s'en extraire. Le dessin reste ici cet espace neutre pour un récit dévitalisé, ouvert à tous les possibles. Mais on peut dire aussi que tout n'est que cinéma. Que l'image n'est qu'un travestissement de la réalité. Mais que cette image-là produit aussi du réel. Elle porte les stigmate de ses blessures, le réconfort de ses cicatrices. Les traits du crayon, sous la ouate apparente du trouble, cisaillent, couturent, définissent les zones incertaines de l'angoisse ou du simulacre.

Car nulle vérité, nulle certitude n'émane de ces dessins. Seuls y circulent les fragments d'un puzzle qui restituent des éléments de cadrages serrés ou d'angles de vue vertigineux. Les personnages, privés de toute psychologie, sont figés dans un état dont la dramaturgie restera le véritable enjeu du récit. Mais celle-ci demeure dans un hors-champ qu'il nous appartient d’imaginer. C'est bien cette extériorité de l'image que François Paris ne cesse de désigner.
Le trait est absent, la tache du dessin recouvre le papier comme une flaque de pigment sombre. Parfois pourtant la couleur surgit et le dessin absorbe alors cette hésitation vers la peinture. Car l'artiste, d'une œuvre à l'autre, joue de ces déplacements multiples qui sont autant de collisions de sens. Il peint la stupéfaction face à ce chaos initial dont l'artiste restitue décombres et débris. Ceux- ci qu'il nous appartient de saisir pour en percevoir l'écho car nous en demeurons les témoins et les acteurs. Ce chaos pétri d'une beauté dangereuse hante chacune de ces œuvres et ne se dévoile que dans les coulisses de l'image.

La Strada, N°296


dimanche 24 juin 2018

Matisse & Picasso, "La comédie du Modèle"

Musée Matisse, Nice, du 23 juin au 29 septembre 2018

                                            Matisse, Jeune fille en blanc, fond rouge, 1946


Chacun savait qu'il était le plus grand mais en même temps jalousait le génie de l'autre. Pourtant, au-delà de cette rivalité, les deux hommes entretenaient une relation féconde, tissée d'influences mutuelles et parfois de signes discrets où l'un rendait hommage à l'autre. De ce dialogue qui s'instaure entre les œuvres de Picasso et celles de son aîné, Matisse, naît cette exposition dont il faut saluer l'intelligence de la présentation ainsi que la qualité exceptionnelle des œuvres présentées.
Ce dialogue aurait pu se limiter à une confrontation entre la virulence méditerranéenne de Picasso et le nord plus retenu de Matisse si celui-ci, dans la découverte du sud ne s'était engagé dans une simplification de l'espace par une utilisation radicale de la couleur. C'est donc  aussi ce sud-là qui se trouve glorifié au sommet de la colline de Cimiez au Musée Matisse.

Matisse commença sa carrière dans l'atelier de Gustave Moreau et l'on sait combien celui-ci insistait d'avantage sur l'esprit plutôt que sur la seule habileté de la main. Mais il fallut que plus tard il rencontrât la Méditerranée pour qu'il s’imprégnât de ses couleurs chaudes auxquelles Picasso adjoignit l'intensité du corps. A travers la « comédie du modèle » c'est bien cette relation au corps qui apparaît au cœur de la préoccupation des deux artistes. Corps bestial et dionysiaque chez Picasso, corps apollinien et apaisé chez Matisse. Le titre de l'exposition, emprunté à Aragon dans « Henri Matisse, roman » nous entraîne déjà dans le sillage de cette histoire ambiguë, faite d'admiration mutuelle et de rivalité, qui nous est racontée ici en quatre sections dont chacune illustre une modalité particulière du rapport de l'artiste à son modèle.
« Projeter » inaugure ce parcours et nous montre que la peinture n'est plus simplement une question de regard mais qu'elle engage la totalité du corps et des sens. Et que le corps du modèle répond à celui de l'artiste et qu'il entre en résonance avec qui le regarde. Fascinante mise en abyme qui se décline en particulier sur deux superbes tableaux, « L'artiste et son modèle » d’Henri Matisse en 1921 et Pablo Picasso « Peintre à la palette et au chevalet » en 1928.
« Transformer » insiste sur la façon dont ces deux artistes vont s'affranchir des règles de la représentation anatomique, en particulier par l'influence des arts primitifs, et comment en dépit d'un cheminement inverse, ils se rencontreront dans l'idée d'une métamorphose florale, la « femme-fleur » chez Picasso et l'univers végétal comme cadre du corps chez Matisse.
 Une autre section, « Convoiter », met en scène le désir, le rêve ou la réalité du corps, le modèle ou la muse. La figure de l'odalisque sera peut-être ce point de confluence pour les deux artistes. Celle-ci se retrouve dans le dernier épisode de cette scénographie, « Posséder », qui met l'accent sur cette lutte d'angles et de courbes que l'un privilégie à l'autre, une lutte faite d'étreintes dans l'écho de la mythologie, des nymphes et des faunes. C'est peut-être là que la personnalité des deux artistes s'exprime avec le plus de sincérité dans ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Ce ne sont pas moins de cent-vingt œuvres qui nous sont ici présentées. Des peintures, sculptures et dessins soutenus par des documents révélant les artistes dans leur environnement , en particulier des photographies de Brassaï, Cartier-Bresson, Lucien Clergue... Voici donc un événement rare. Sans doute l'exposition de l'été à Nice!

La Strada, N° 298

      Picasso, Peintre à la palette et au chevalet, 1928 


mercredi 13 juin 2018

Florence Cantié-Kramer, "Le son de lumière"




« Lumière noire » pourrait être le signe tutélaire d'une œuvre quand la matière - le cuir ou le fer - se heurte à son envers, le vide. Cette lumière qui tour à tour sculpte et déchire le réel pour dire la violence du monde. Celle-ci qui, bien sûr, par de tortueux détours, se parerait des atours d'un décorum brutal voire d'un esthétisme de mauvais aloi s'il n'était validé par une histoire de l'art avec ses néons, la légèreté de Dan Flavin, l'ironie de Morellet, le langage de Bruce Nauman et de tant d'autres...

                          Violence et cruauté, donc, dans le sens d'Antonin Artaud : celui d'un théâtre et de ses ombres, de ses mots claquant à la figure du monde pour ne proclamer que son étouffement. Et qu'en résulte-t-il sinon des épaves, des lumières fausses, blafardes, surjouées, comme si l'art à cet instant étranglait le sens de ce qui devait s'énoncer mais que cette fausse lumière, implacablement, rejetait ces mots-là et leur contexte dans ce trou primordial dont ils voulaient s'extraire ? Cette lecture, sombre et sèche, on peut la ressentir dans l’œuvre de Florence Cantié-Kramer. Violence. Combat. Communication impossible des mots et des choses, de l'ombre et de la lumière, comme crispés dans le nerf d'un syntagme illuminé, indifférents au cuir sombre d'une peau morte.
L’œuvre est belle, trop belle sans doute, comme si elle s’agrippait à une matérialité qu'elle refuse. Elle prend alors le parti de la lumière qui jaillit dans la forme d'un graffiti ou d'un néon qui se consumerait en elle. C'est là toute la force du balbutiement d'un signe, d'une pulsion, de pouvoir s'exprimer dans ce filament ô combien fragile de la forme et du sens. L'artiste parvient pourtant à en esquisser une histoire, à semer des mots-blasons, « real, heroes, whynot … » Trop lus, trop vus, déjà si loin dans la digestion ou la disparition des signes ?

Mais l'artiste y donne ses coups de poing sur son punching ball lardé d'éclats de verre ; et ce verre est ailleurs un miroir même pour des mots comme les membres amputés d'un récit qui se refuse. Un drapé de cuir neutre déverse les vestiges du mot « cupo », en italien, qui signifie « sombre » quand sa forme est un  rappel du bœuf écorché de Rembrandt et de Soutine. Ailleurs des des anneaux lumineux s’accrochent à des chaînes. Tout est donc histoire de lacération, d'équilibre brisé et de perte de sens. Ici les mots sont privés de toute référence, ils ne sont qu'un écho, "le son de la lumière", Le silence?  A moins qu'iIs ne soient plus que le signe de ce vide qui désigne la violence. Violence et lumière. Blessure dans le jaillissement de la pensée. L'être et le néon et la brûlure de la nuit. Et ces objets qu'on devine dans le demi jour de la torture et du plaisir, de ces pages étouffées par des mots qui les broient. Florence Canté-Kramer les transforme en visible mais ces mots-là persistent à vibrer frénétiquement comme des nerfs à l'état vif.
Le langage c'est du corps. La lumière est ce langage. Morte ou vive, elle est saisie par ce scanner impitoyable qui dit le monde en le traduisant par découpes. Le réel a disparu, il n'en subsiste que sa traduction. Et si l'art aujourd'hui en était le vestige?

Galerie Helenbeck, Nice, du 13 juin au 1 septembre 2018