samedi 30 juin 2018

Jan Fabre, "Ma nation, l'imagination"


Fondation Maeght, du 30 juin au 11 novembre 2018




Qui connaît l’œuvre de Jan Fabre s'est déjà laissé emporté par ses scénographies inédites et l'insolence souveraine des figures qu'il arrache à l'imaginaire. Il ne pourra qu'être envoûté par cet opus qui s'empare de la Fondation Maeght. Décidément ce lieu, par le miracle d'une rencontre parfaite entre une architecture et la nature, renvoie à la magie de la lumière qui l’inonde celle des œuvres qui semblent y surgir dans l'évidence de leur forme et dans la puissance de ce qu'elles expriment. On appelle cela la grâce. Et si l'on perçoit là l'écho d'une élévation mystique, Jan Fabre sait arracher la peau de celle-ci, non par provocation mais dans le désir fou de rencontrer l'absolu par le geste d'une création artistique.

Tout est dit dans cette revendication : « Ma nation, l'imagination ». Sans doute celle-ci renvoie-t-elle à cette histoire de la Belgique, territoire incertain, souvent envahi et si fragile pour lequel il ne restait d'autre destin que cette aspiration folle à un au-delà ou au nihilisme, à l'humour désespéré ou au paradis incandescent de Bosh ou d'Ensor.
 Jan Fabre, comme ailleurs Wim Delvoye, s'inscrit dans la lignée de ces artistes qui recréent un monde imaginaire comme pour panser les blessures du monde réel. Pourtant  l'imaginaire n'est pas le lieu de la mièvrerie mais celui des audaces ; il n'est pas un discours de l'afféterie mais l'expérience d'un langage qui s'incarne ici dans toute la matérialité d'un cerveau. Dans la tradition flamande d'une allégorie dévastatrice, hantée par la mort, le cerveau est cet organe flasque et improbable qui devient pourtant le socle solide d'une œuvre puissante et peut-être rédemptrice qui rejette les frontières du réel au delà même de cet imaginaire dont il s'empare.

« Les plus beaux musées sont les cimetières. » dit-il. Alors pour cette mise en scène du cerveau, l’artiste utilisera-t-il le marbre blanc, le plus pur, celui de Carrare. Renouant ainsi avec la tradition de l'art funéraire, ce matériau pourtant semble ici saisi par une légèreté soyeuse quand il se dépose sur un lit d'or qui ôte à la statuaire son ancrage terrestre pour un effet d'élévation envoûtant. Car celui qui détient le privilège de rencontrer cette œuvre, s'affronte à une expérience sensible sur laquelle se greffent bien d'autres aventures possibles quand elles sont le miroir de notre propre imaginaire. Aventures esthétiques, mystiques, sauvages, blasphématoires par le rire strident qui s'en échappe, libératoires par les échappées de lumière qu'elles suscitent.

« Je ne suis pas un artiste cynique, confie-t-il pourtant, je crois en la beauté » . Qui a dit que la beauté sauverait le monde ? Jan Fabre traque cette beauté, la débusque et l'exhibe à partir de ce socle sculptural du cerveau. Car cet organe est en lui-même un univers irrigué d'artères et de veines ; tel une éponge, il absorbe et transforme le réel ; il est un organisme autonome, inconnu, qui se serait déposé ici comme une météore. L'artiste le pare de tous ses sourires ou de bien des grimaces. Dans un dessin, un tire-bouchon danse sur lui; dans une sculpture une paire de jambes dépouillées de leur peau fleurissent vers le ciel dans la ramification d'un système sanguin. L'artiste affirme alors que celui du talon est à l'image de celui qui irrigue le cerveau et il y perçoit alors pour l'homme une aspiration équivalente vers la terre et vers le ciel. Dans une autre série, les cerveaux sous cloche sont ceux de disparus : Einstein, Gertrude Stein, Wittgenstein et, puisque la réalité se heurte à la fiction, Frankenstein. Et puisque aussi tous ces noms se terminent par -stein « la pierre », ces cerveaux ne sont plus que des pierres poreuses comme la lave morte d'un volcan éteint.
Beauté. L'absolu de la beauté. « L'homme dans sa perfection, c'est l'ange » ajoute Jan Fabre. Élévation encore. Jan Fabre nous emmène très haut, très loin.

La Strada N° 298




vendredi 29 juin 2018

Michel Blazy, "Timeline"



                              Michel Blazy est né à Monaco en 1966 et il est devenu l'un des acteurs les plus créatifs de l'art contemporain. Cet été, la Galerie des Ponchettes de Nice deviendra un territoire d'expérimentation pour cet artiste qui ne cesse d’innover en usant de matériaux pauvres pour mettre en scène toutes les métamorphoses du vivant.
                          Il a l'art d’orchestrer tous les paradoxes, de jouer sur toutes les gammes de la révulsion et du sublime, de dériver avec flegme entre la transformation de la matière organique la plus crue et le grotesque de l'artifice.
                               Aussi l’œuvre n'est-elle jamais stable ; elle ne saurait se fixer dans l'instant du regard mais ne s'appréhende que dans le concept de la durée et de l'éphémère. C'est donc à une forme de performance à laquelle nous sommes conviés. En contrepoint de la tradition de la « nature morte », l'artiste se saisit des notions de méditation et de vanité pour les replacer dans le contexte de la science et de la poésie.
                                Non sans humour, il parvient alors à une interprétation du vivant où le trivial peut côtoyer la somptuosité des effets esthétiques et l'observation scientifique conduire à tous les délires dadaïstes. Michel Blazy peut jouer de tous les matériaux, les plus humbles comme les plus farfelus - du coton, des croquettes pour chien, des lentilles ou du fil de fer. Mais il a une prédilection certaine pour le végétal, un fruit ou un jus de légume. Ses installations mouvantes soulignent le caractère éphémère des choses, l'évolution des processus, la transformation inhérente à tout élément. Aussi bousculent-elles le spectateur car elles contaminent l'espace où elle sont produites et en proposent une approche inédite.
                          L’œuvre suscite tour à tour le dégoût ou l'amusement mais elle nous entraîne toujours sur les sentiers hasardeux d'un voyage extraordinaire. Michel Blazy nous permet alors de poser un autre regard sur le monde et, cette aventure sensorielle qui se joue des technologies, des odeurs, des couleurs, des apparences réelles ou factices, nous ouvre les portes du merveilleux. Une expérience à vivre !

Galerie des Ponchettes, Nice. Du 7 juillet au 4 novembre 2018


La Strada N°296

mercredi 27 juin 2018

François Baron-Renouard, "Une vie de couleurs"

Château-Musée Grimaldi, Cagnes-sur-mer, du 16 juin au 17 septembre 2018


                           Célébré de son vivant, François Baron-Renouard est de ces artistes dont la trace s'est peu à peu effacée de nos mémoires. Peut-être parce que beaucoup de suivistes de moindre qualité ont adopté son style et sa façon d'interpréter le paysage mais sans y déployer le même savoir faire et la même énergie. Sa première exposition se déroula en 1946 et dès lors il s'écarta peu à peu des grands courants picturaux de la figuration liés au cubisme ou au fauvisme pour s'orienter vers une peinture abstraite mais imprégnée par l'idée de nature. Né en Bretagne, le peintre fut marqué par les paysages qu'il vit du ciel quand il fut officier aviateur durant la seconde guerre mondiale. Ses toiles portent ainsi l'empreinte de vastes champs colorés auxquels il apporte une rythmique très personnelle.
Chez lui tout se structure par la couleur et c'est à partir de l'énergie qu'elle diffuse que l'espace se développe, d'où une architecture très musicale qui saisit immédiatement le visiteur. Deux premières salles présentent les œuvres les plus anciennes, sans doute moins abouties, et l'on sent combien la figure peut peser sur l'artiste mais comment il s'en libère progressivement en épurant les formes pour faire jaillir la couleur. Alors la douceur des tons se heurte sans hiatus à la violence rythmique. On devine parfois le souvenir de paysages marins, marécageux ou tourmentés mais tout s'interprète de façon résolument symphonique. Les traits s'effacent au profit de vastes masses de rouge orangé ou de jaune éblouissant qui tournoient ou s'apaisent, ponctuées par de puissants effets de matière. Celle-ci est parfois translucide et brillante, parfois elle se charge de sable; son épaisseur porte la marque de griffures de terre ou bien délimite, par l'adjonction de collages, des espaces mélodiques.
L’œuvre témoigne d'une intense vitalité. La carrière du peintre fut d'ailleurs marquée par 25 expositions personnelles à travers le monde et particulièrement au Japon. Très actif, il créa aussi des vitraux, des tapisseries et des mosaïques. Il s'impliqua dans plusieurs organisations internationales, telles que l'UNESCO, pour la reconnaissance et le défense des artistes.

La Strada, N°296

mardi 26 juin 2018

"Cosmogonies, au gré des éléments" Exposition d'été du MAMAC, Nice

                                     Barbara et Michael Leisgen, La création des nuages, 1974

Yves Klein aurait eu cette année 90 ans et, pour célébrer cet anniversaire, le MAMAC s'est inspiré de ses « cosmogonies » pour la grande exposition de l'été. Les cosmogonies sont relatives à la formation de l'univers et l'artiste eut l'intelligence d'articuler celle-ci à la création d'une œuvre artistique. Une histoire démiurgique liée à la germination, à la disparition, au temps, et à l'éphémère qui se tissent entre matière et immatériel.
C'est tout ce processus qui se décline ici dans une centaine de productions d'artistes qui, dans leur diversité, explorent les aspects les plus sensibles de la nature souvent aux lisières du visible. En effet, si l'exposition s'organise en plusieurs chapitres, tous témoignent d'une expérimentation dans ce rapport que l'homme, physiquement et spirituellement, entretient avec la nature. Mais ici l'artiste n'en est pas le maître ; non seulement, il renonce à toute velléité de domination mais il l'accompagne dans son mouvement intrinsèque, il décrit l'action qu'elle produit sur lui et les transformations qu'elle suscite dans la définition même d'une œuvre d'art.
C'est ainsi que les installations, les performances, les œuvres sur toiles ou sur tout autre support sont imprégnées de ce trouble entre la nature et l'homme qui jamais ne lui est extérieur mais dont il constitue un élément essentiel. Dans le sillage d’Yves Klein c'est toute cette aventure qui nous est racontée aux confins et « au gré des éléments », de l'air, du feu, de l'eau et de la terre.
On y retrouvera le grand artiste de l'Arte Povera, Giuseppe Penone, mais aussi une superbe video de Marina Abramovic. Mais la nature est affaire de caprices et Bernard Monimot, par exemple, enregistre dans le noir de fumée toute une série de variations sur « la mémoire du vent ». Car cette exposition se déploie sous le règne de la poésie. Yoko Ono tisse les nuages aux mots, Quentin Derouet peint avec des roses. Ces œuvres oscillent entre légèreté et austérité de même qu'elles génèrent une réflexion sur l'histoire et la science. On y croise aussi bien la botanique que la météorologie. L'immersion dans la nature, dans ses réminiscences, côtoie la volonté de classification des naturalistes du 18ème siècle. Si la nature implique le paysage, l'exposition met davantage l'accent sur les éléments et les forces qui déterminent ce qu'elle produit et comment nous la percevons. Car la nature n'est que du vivant ou sa mémoire et sa trace. Le végétal et le minéral agissent sur nous mais l'homme peut, de son côté, exercer aussi son pouvoir de nuisance.
Les notions d'entropie et d'anthropocène jalonnent ce parcours qui nous alerte aussi sur le risque écologique. Tout se joue sur ces liens qui se nouent entre les éléments, leurs effets rationnels ou hasardeux que les artistes réinterprètent dans leur propre vocabulaire. Charlotte Charbonnel crée des nuages dans des bocaux de verre tandis que Barbara et Michael Leigen les célèbrent par le biais de la photographie. C'est ce support qu'utilise Judy Chicago pour une superbe méditation philosophique ou chamanique autour du feu. La fumée d'un volcan agit sur les œuvres de Noël Dolla comme les rayons du soleil brûlent celles de Charles Ross. Et au terme d'une immersion dans la terre, un immense tissu d'Edith Dekyndt exhibe sa trame décomposée et ses variations colorées dans toutes les étapes de sa décomposition. Une œuvre superbe qui fait écho à toutes celles qui traitent aussi de la disparition. Le visiteur circulera ainsi entre de simples brins d'herbe, des filaments de toiles d'araignées et les envoûtantes photographies d'Otobong Nkanda.
Mais il se déplacera aussi dans la galerie contemporaine du Musée, à partir du 7 juillet, pour voir l'exposition de l'artiste argentine, Irene Kopelman. Celle-ci s'intéresse aux biotopes, aux relevés d'échantillons, à la méthodologie des recherches qu'elle traduit sous forme de dessins. La série «  Project Vertical Landscape, Llanas » a été réalisée dans la forêt tropicale du Panama et l'on pourra voir également deux grandes peintures issues de la série « Banian trees ». Pour l’été, le MAMAC sera donc l'occasion d'un superbe voyage qui nous emmènera avec intelligence et sensibilité de la matière la plus brute jusqu'aux limites du visible.

Commissariat : Hélène Guenin, directrice du MAMAC, assistée de Rébecca François, attachée de conservation

Artistes : Marina  Abramovic, Dove Allouche, Giovanni Anselmo, Davide Balula, Hicham Berrada, Michel Blazy, Marinus Boezem, Famille Boyle, John Cage, Charlotte Charbonnel, Judy Chicago, Emma Dajska, Edith Dekyndt, Agnes Denes, Quentin Derouet, Noël Dolla, Piero Gilardi, Andy Goldsworthy, Hans Haacke , Ilana Halperin, Peter Hutchinson, Yves Klein, Irene Kopelman, Tetsumi Kudo, Maria Laet , Barbara et Michael Leisgen, Anthony Mc Call , Susana Mejia, Ana Mendieta, Bernard Moninot, Teresa Murak, Maurizio Nannucci,  Otobong Nkanga, Yoko Ono, Denis Oppenheim, Gina Pane, Giuseppe Penone, Evariste Richer,  Charles  Ross, Vivien Roubaud, Rúrí, Tomas Saraceno, Charles Simonds, Michelle Stuart,  Thu-Van Tran, Nicolas Uriburu, Capucine Vandebrouck, Maarten Vanden Eynde.

Du 9 juin au 16 septembre 2018

La Strada, N°296




lundi 25 juin 2018

François Paris, "La conjoncture du hasard"


Galerie Eva Vautier, du 2 juin au 28 juillet 2018

  L'image est tellement voilée qu'elle exhibe impudiquement ce qu'elle cache. Ou bien semble-telle surexposée au point de désigner cet au-delà de l'image, ce que la pensée superpose à l'essoufflement du sens qui agit dans le flou du dessin.
Autant dire que chez François Paris l'image n'est jamais nette. Non seulement parce qu'elle participe d'un trouble mais surtout parce qu'elle naît et oscille de cette hésitation entre son origine et son aboutissement. Comme dans un film où les séquences se figent ou s'accélèrent, l'image semble alors amputée de son contexte ; elle se révèle dans la solitude d'un cadrage qui la corsète, elle n'est qu'un hoquet dans la respiration d'un récit que le dessinateur étrangle pour en faire jaillir toute la dramaturgie.

Le dessin de François Paris se défie de la ligne et de ses contours. Le graphite se dépose sur le papier dans une brume qui, tour à tour, figure des reflets humains ou matériels, les absorbe, se dissipe ou s'épaissit. L'image reste en suspension dans le temps. Mouvante, elle se refuse à tout contexte ; elle demeure fragmentaire, accidentelle, comme si la vie qu'elle désignait participait elle-même de la mémoire d'une catastrophe informulable. Souvent l'artiste dessine des éléments d'automobiles saisis dans le mouvement des plans cinématographiques. Freinage, accélération, choc soudain, toute l'imagerie de François Paris se fige dans cette collision du temps et de l'espace.

Et qu'il dessine des personnages, ceux-ci seront traités dans ce même registre qui défie les lois de la synchronie, de l'harmonie, de la cohérence entre leur apparence et le contexte qu'ils seraient supposés illustrer. Car François Paris est le contraire d'un illustrateur. Il ne s'intéresse ni à la description d'un événement ni même à la formulation d'une idée. Il ne s'attache pas même aux brides d'un récit mais il fouille sans concession l'origine trouble de l'image comme si celle-ci en elle-même était contaminée par la menace de son effacement. Chacun de ses dessins semble flotter dans cet équilibre précaire menaçant les silhouettes qui échouent à s'agripper aux berges du réel. Les visages sont absents, les regards se refusent à l'aveuglante lumière du monde. Ou bien cette lumière ne serait-elle pas celle des spots d'un film de série B à laquelle notre existence nous condamnerait ?

Il dessine d'une voix blanche, aux lisières d'une douleur inexprimable, tapie dans l'ailleurs de l'image. Celle-ci en est l'écho. A chacun d'y déposer sa propre histoire, d'y conjurer ses cauchemars, de s'y glisser ou de vouloir s'en extraire. Le dessin reste ici cet espace neutre pour un récit dévitalisé, ouvert à tous les possibles. Mais on peut dire aussi que tout n'est que cinéma. Que l'image n'est qu'un travestissement de la réalité. Mais que cette image-là produit aussi du réel. Elle porte les stigmate de ses blessures, le réconfort de ses cicatrices. Les traits du crayon, sous la ouate apparente du trouble, cisaillent, couturent, définissent les zones incertaines de l'angoisse ou du simulacre.

Car nulle vérité, nulle certitude n'émane de ces dessins. Seuls y circulent les fragments d'un puzzle qui restituent des éléments de cadrages serrés ou d'angles de vue vertigineux. Les personnages, privés de toute psychologie, sont figés dans un état dont la dramaturgie restera le véritable enjeu du récit. Mais celle-ci demeure dans un hors-champ qu'il nous appartient d’imaginer. C'est bien cette extériorité de l'image que François Paris ne cesse de désigner.
Le trait est absent, la tache du dessin recouvre le papier comme une flaque de pigment sombre. Parfois pourtant la couleur surgit et le dessin absorbe alors cette hésitation vers la peinture. Car l'artiste, d'une œuvre à l'autre, joue de ces déplacements multiples qui sont autant de collisions de sens. Il peint la stupéfaction face à ce chaos initial dont l'artiste restitue décombres et débris. Ceux- ci qu'il nous appartient de saisir pour en percevoir l'écho car nous en demeurons les témoins et les acteurs. Ce chaos pétri d'une beauté dangereuse hante chacune de ces œuvres et ne se dévoile que dans les coulisses de l'image.

La Strada, N°296


dimanche 24 juin 2018

Matisse & Picasso, "La comédie du Modèle"

Musée Matisse, Nice, du 23 juin au 29 septembre 2018

                                            Matisse, Jeune fille en blanc, fond rouge, 1946


Chacun savait qu'il était le plus grand mais en même temps jalousait le génie de l'autre. Pourtant, au-delà de cette rivalité, les deux hommes entretenaient une relation féconde, tissée d'influences mutuelles et parfois de signes discrets où l'un rendait hommage à l'autre. De ce dialogue qui s'instaure entre les œuvres de Picasso et celles de son aîné, Matisse, naît cette exposition dont il faut saluer l'intelligence de la présentation ainsi que la qualité exceptionnelle des œuvres présentées.
Ce dialogue aurait pu se limiter à une confrontation entre la virulence méditerranéenne de Picasso et le nord plus retenu de Matisse si celui-ci, dans la découverte du sud ne s'était engagé dans une simplification de l'espace par une utilisation radicale de la couleur. C'est donc  aussi ce sud-là qui se trouve glorifié au sommet de la colline de Cimiez au Musée Matisse.

Matisse commença sa carrière dans l'atelier de Gustave Moreau et l'on sait combien celui-ci insistait d'avantage sur l'esprit plutôt que sur la seule habileté de la main. Mais il fallut que plus tard il rencontrât la Méditerranée pour qu'il s’imprégnât de ses couleurs chaudes auxquelles Picasso adjoignit l'intensité du corps. A travers la « comédie du modèle » c'est bien cette relation au corps qui apparaît au cœur de la préoccupation des deux artistes. Corps bestial et dionysiaque chez Picasso, corps apollinien et apaisé chez Matisse. Le titre de l'exposition, emprunté à Aragon dans « Henri Matisse, roman » nous entraîne déjà dans le sillage de cette histoire ambiguë, faite d'admiration mutuelle et de rivalité, qui nous est racontée ici en quatre sections dont chacune illustre une modalité particulière du rapport de l'artiste à son modèle.
« Projeter » inaugure ce parcours et nous montre que la peinture n'est plus simplement une question de regard mais qu'elle engage la totalité du corps et des sens. Et que le corps du modèle répond à celui de l'artiste et qu'il entre en résonance avec qui le regarde. Fascinante mise en abyme qui se décline en particulier sur deux superbes tableaux, « L'artiste et son modèle » d’Henri Matisse en 1921 et Pablo Picasso « Peintre à la palette et au chevalet » en 1928.
« Transformer » insiste sur la façon dont ces deux artistes vont s'affranchir des règles de la représentation anatomique, en particulier par l'influence des arts primitifs, et comment en dépit d'un cheminement inverse, ils se rencontreront dans l'idée d'une métamorphose florale, la « femme-fleur » chez Picasso et l'univers végétal comme cadre du corps chez Matisse.
 Une autre section, « Convoiter », met en scène le désir, le rêve ou la réalité du corps, le modèle ou la muse. La figure de l'odalisque sera peut-être ce point de confluence pour les deux artistes. Celle-ci se retrouve dans le dernier épisode de cette scénographie, « Posséder », qui met l'accent sur cette lutte d'angles et de courbes que l'un privilégie à l'autre, une lutte faite d'étreintes dans l'écho de la mythologie, des nymphes et des faunes. C'est peut-être là que la personnalité des deux artistes s'exprime avec le plus de sincérité dans ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Ce ne sont pas moins de cent-vingt œuvres qui nous sont ici présentées. Des peintures, sculptures et dessins soutenus par des documents révélant les artistes dans leur environnement , en particulier des photographies de Brassaï, Cartier-Bresson, Lucien Clergue... Voici donc un événement rare. Sans doute l'exposition de l'été à Nice!

La Strada, N° 298

      Picasso, Peintre à la palette et au chevalet, 1928 


mercredi 13 juin 2018

Florence Cantié-Kramer, "Le son de lumière"




« Lumière noire » pourrait être le signe tutélaire d'une œuvre quand la matière - le cuir ou le fer - se heurte à son envers, le vide. Cette lumière qui tour à tour sculpte et déchire le réel pour dire la violence du monde. Celle-ci qui, bien sûr, par de tortueux détours, se parerait des atours d'un décorum brutal voire d'un esthétisme de mauvais aloi s'il n'était validé par une histoire de l'art avec ses néons, la légèreté de Dan Flavin, l'ironie de Morellet, le langage de Bruce Nauman et de tant d'autres...

                          Violence et cruauté, donc, dans le sens d'Antonin Artaud : celui d'un théâtre et de ses ombres, de ses mots claquant à la figure du monde pour ne proclamer que son étouffement. Et qu'en résulte-t-il sinon des épaves, des lumières fausses, blafardes, surjouées, comme si l'art à cet instant étranglait le sens de ce qui devait s'énoncer mais que cette fausse lumière, implacablement, rejetait ces mots-là et leur contexte dans ce trou primordial dont ils voulaient s'extraire ? Cette lecture, sombre et sèche, on peut la ressentir dans l’œuvre de Florence Cantié-Kramer. Violence. Combat. Communication impossible des mots et des choses, de l'ombre et de la lumière, comme crispés dans le nerf d'un syntagme illuminé, indifférents au cuir sombre d'une peau morte.
L’œuvre est belle, trop belle sans doute, comme si elle s’agrippait à une matérialité qu'elle refuse. Elle prend alors le parti de la lumière qui jaillit dans la forme d'un graffiti ou d'un néon qui se consumerait en elle. C'est là toute la force du balbutiement d'un signe, d'une pulsion, de pouvoir s'exprimer dans ce filament ô combien fragile de la forme et du sens. L'artiste parvient pourtant à en esquisser une histoire, à semer des mots-blasons, « real, heroes, whynot … » Trop lus, trop vus, déjà si loin dans la digestion ou la disparition des signes ?

Mais l'artiste y donne ses coups de poing sur son punching ball lardé d'éclats de verre ; et ce verre est ailleurs un miroir même pour des mots comme les membres amputés d'un récit qui se refuse. Un drapé de cuir neutre déverse les vestiges du mot « cupo », en italien, qui signifie « sombre » quand sa forme est un  rappel du bœuf écorché de Rembrandt et de Soutine. Ailleurs des des anneaux lumineux s’accrochent à des chaînes. Tout est donc histoire de lacération, d'équilibre brisé et de perte de sens. Ici les mots sont privés de toute référence, ils ne sont qu'un écho, "le son de la lumière", Le silence?  A moins qu'iIs ne soient plus que le signe de ce vide qui désigne la violence. Violence et lumière. Blessure dans le jaillissement de la pensée. L'être et le néon et la brûlure de la nuit. Et ces objets qu'on devine dans le demi jour de la torture et du plaisir, de ces pages étouffées par des mots qui les broient. Florence Canté-Kramer les transforme en visible mais ces mots-là persistent à vibrer frénétiquement comme des nerfs à l'état vif.
Le langage c'est du corps. La lumière est ce langage. Morte ou vive, elle est saisie par ce scanner impitoyable qui dit le monde en le traduisant par découpes. Le réel a disparu, il n'en subsiste que sa traduction. Et si l'art aujourd'hui en était le vestige?

Galerie Helenbeck, Nice, du 13 juin au 1 septembre 2018




mardi 5 juin 2018

Franco Fontana, "Horizons"

                                                Los Angeles, 1990, Courtesy galerie baudoin lebon paris

                              
                           On ne décalque pas le réel. De même qu'on échouera toujours à le traduire en formes, en traits ou en couleurs parce qu'il eût alors fallu qu'il s'organisât en syntaxe et en signes à l'instar d'un corpus langagier. Mais le réel n'est toujours qu'un flux que le présent coagule et que l'artiste, au mieux, ne saura qu'interpréter par le biais du pinceau, du trait ou de l'appareil photographique. En effet le photographe est celui qui excelle à figer cet instant de réalité. Mais souvent il se confronte à l'illusion du réalisme, au souci de l'expression dans un contexte psychologique et social
                           Franco Fontana ne s'inscrit pas dans cette démarche ; il ne dédaigne pas l'esthétisme. Au contraire, il recourt à un graphisme épuré, à des contrastes violents, à des couleurs qui récusent toute idée de nature. Autant dire que ses images ne prétendent pas s'emparer de la réalité mais qu'elles visent plutôt à définir les limites qui seraient celles de la photographie. Ainsi travaille-t-il aux confins de l'abstraction ; l’œuvre se pare d'une géométrie austère qui ne se réduit pourtant jamais au formalisme.
                    Comme Mondrian, en s'écartant des formes et des couleurs naturelles, il cherche l'essence des choses en réduisant les paysages à des segments de droites, des angles, des courbes et des découpes d'ombre et de lumière. Le peintre, lui, revendiquait une forme de spiritualité et Serge Lemoine pouvait écrire : « Le rapport de la verticale à l'horizontale est à l'image de la dualité et des oppositions qui régissent d'une façon générale la vie et l'univers , le masculin et le féminin, l'extérieur, le matériel et le spirituel. »
                        Franco Fontana traque les indices de cette beauté-là. Elle ne se constitue pas d'artifices mais se modèle plutôt sur une ascèse contemplative qui ne répugne pas à une puissante mise en scène et au choc visuel qui en découle. Cette méditation est celle d'une pensée sur le monde que Franco Fontana photographie avec bonheur.

Musée de la photographie, Nice, du 1 juin au 30 septembre 2018

La Strada, N°296



lundi 4 juin 2018

Laurent Prexl, "in vacuo plenus"


Un titre : « in vacuo plenus », c'est à dire le plein dans le vide et c'est bien ce paradoxe poussé à l'extrême de l'absurdité qui définit le mieux l'art retors et subtil de Laurent Prexl. Il fallait ce vocable précieux, un tantinet désuet mais ô combien sérieux quand il fleure si bien l' intellect pour que l'artiste s'en emparât dans sa volonté d'inscrire la performance dans la critique de l'expression artistique et, autre paradoxe, dans l'élaboration d'une forme.
Car si la filiation à Dada et à Fluxus apparaît évidente par le recours à la dérision pour s'extraire des conventions de l'art, Laurent Prexl, avec rigueur, porte son attention sur son économie, c'est à dire dans la relation de l’œuvre ou de son concept avec les principaux acteurs qu'elle met en scène. Ainsi la performance n'est elle qu'un fragment de vécu, l'instant déclencheur sur lequel se matérialisent des installations, des photos ou tout autre medium apte à rendre compte de ces protocoles conscients ou non, austères, pontifiants ou même ridicules qui unissent l'artiste, le spectateur ou le collectionneur. Alors que la performance souvent n'est plus, au mieux, que la répétition d'une désacralisation de l'art et, au pire, comme on a pu récemment le voir ici ou là, un amollissement narcissique, geignard, engoncé dans un regain de religiosité dans une morale contemporaine, voici qu'enfin elle se pare ici d'une réflexion sans concession sur elle-même, sur son histoire et ses codes.
 Surtout retiendra-t-on le rapport central quelle instaure avec autrui et comment celui-ci se matérialise dans les œuvres. L'une d'elle, « Ecce homo » déplace le signifiant extrême d'une performance, l'homme, dans son rapport à la peinture par la connotation de son titre, puis dans les composants chimiques qui composent le corps humain. Laurent Prexl ne cesse de creuser ce grand écart entre les figures, les mots et les concepts, là où se joue la gestation des formes nouvelles.
 Car au-delà de l’intelligence facétieuse et de l'humour corrosif, c'est bien l’œuvre dans son autonomie impossible, dans son caractère transactionnel et ses multiples références, qui se charge de volumes ou d'effets de trompe l’œil. Une œuvre construite sur une série de détournements de sens, d'apories et de hiatus pour faire émerger une autre conscience de l'art et des propositions nouvelles pour traduire sa visibilité ou son hypothèse. Qu'en est-il alors de son apparition ou de sa disparition ? C'est dans cette question ou cette parenthèse que tout s'écrit.

La Strada N°295

Espace à vendre, du 18 mai au 16 juin 2018




vendredi 25 mai 2018

Aki Kuroda "Cosmogarden"



Galerie Depardieu, Nice, jusqu'au 16 juin 2018


Oh de la peinture! Le choc d'une plénitude qui se répand dans un poudroiement de couleur, les traits nerveux qui la cisaillent ou la caressent Et l'on plaint alors ces cuistres et autres Trissotin qui se glorifient de la mépriser parce que leur regard ne s'est jamais dessillé, que leur pensée n'a jamais franchi les frontières du quotidien.... Il leur manquait cette culture qui depuis des millénaires traverse la vie sous les apparences de l'art....
Que ceux-ci pourtant se précipitent à la Galerie Depardieu pour y contempler l’œuvre d'Aki Kuroda. Ils y expérimenteront cette traversée du temps quand les mythes se façonnent à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Quand ceux-ci se cristallisent en signes et se drapent de couleur pour définir des espaces inédits. « Cosmogarden », puisque tel est le titre de l'exposition, est l'espace singulier de ces errances multiples qui déchirent le réel, nous transportent des jardins vers les astres pour essaimer ces traces qu'on appelle œuvres d'art.
L'univers d'Aki Kuroda diffuse cette magie d'objets incertains, mouvants, qui se seraient déposés sur la toile ou la feuille de papier comme des stèles, des aérolithes, des fragments végétaux, des ombres humaines, tout cela en constante métamorphose. Chaque œuvre témoigne alors de la capture d'un instant, d'un état des choses quand la magie s'en empare et les restitue dans leur éternité paisible. Ou, à l'inverse, la violence saisit le ciel, les fleurs se tendent et explosent, les hommes surgissent comme des déchirures, l'univers s'échoue dans une abstraction ténébreuse.
Faut-il dire que cette œuvre est d’une intense poésie tant elle est rétive à toute définition ? Elle défie tous les adjectifs, tour à tour austère, sèche, drôle, vivace, brillante, limpide, humble, orgueilleuse, hiératique, évidente, profonde... La poésie sera toujours cet impossible des mots. Aki Kuroda traduit cette poésie en peinture et c'est un envoûtement.