lundi 12 décembre 2016

"C'est à vous de voir...", Pascal Pinaud

Espace de l'Art Concret, Mouans-Sartoux


                      En parallèle à l’exposition essentiellement rétrospective de Pascal Pinaud à la Fondation Maeght, le Musée de l’Art Concret de Mouans-Sartoux nous propose une approche plus ludique, plus intimiste de l’œuvre de l’artiste. Il ne s’agit plus de présenter l'oeuvre par rapport à l'architecture d'un lieu en relation avec son extérieur ou de  contempler "l’œuvre en soi" ou encore de la définir par rapport à sa totalité mais plutôt de la faire dialoguer et de la confronter avec un intérieur d’habitation.
                     Ainsi les pièces présentées perdent-elles de leur distance  en se lovant dans une intimité qui altère ou modifie leur signification: Elles sont littéralement « habitées » et dotées d’une aura de douceur et d’humanité qui contredit une abstraction d'apparence froide tout en maintenant cette relation d‘ironie qui assure au lieu l'intelligence qu'elles leur apportent. Une façon aussi de montrer combien la mise en scène d’une œuvre d’art influe, jusqu’à la transformer dans son essence même, et combien l’œuvre par son installation, sa rencontre avec d’autres objets, voire même avec les œuvres d’autres artistes,rend relative  sa définition tout autant que le statut de celui qui la produit.

                     « Cest à vous de voir… » Par ce titre Pascal Pinaud nous passe le relais et nous  rend responsables de l’œuvre dès lors que nous y sommes confrontés. Celle-ci instaure dialogue et convivialité  autant par cette proposition que par l’échange des regards qu’elle implique et la réflexion qu’elle suscite sur ce qui  semble être le socle de la recherche de Pascal Pinaud: Qu’est-ce que la peinture et, en particulier, où est-elle lorsque, en apparence, elle n’est plus là? Et comme toujours, pour répondre au paradoxe, il convient de le prolonger par une réponse tout aussi paradoxale: la visibilité.
                     Il faut voir ces deux expositions car l’une éclaire l’autre en nous installant dans un jeu duquel, à coup sûr, nous sortons toujours gagnants. Et surtout, nous retrouvons dans cette déambulation jubilatoire ce mot si étranger à l’art aujourd’hui: le plaisir.
             M.G









dimanche 11 décembre 2016

Pascal Pinaud, Fondation Maeght "Sempervivum".

Fondation Maeght, Saint Paul de Vence.

"Sempervivum"


                       Le sempervivum c’est d’abord cette plante vivace qui s’accroche à la rocaille, défie les aléas du temps, se pare de formes hybrides et qui,  pourtant, de par sa modestie,  échappe au regard, Elle s’installe dans le déséquilibre tant elle semble se soustraire à ses racines… Sans doute est-ce pour cela qu’elle est « éternelle » à l’instar de cet espace mouvant que nous propose Pascal Pinaud à la Fondation Maeght.

                           Ainsi les œuvres d’art seraient-elles à l’image de cette existence biologique, par leurs développements, leurs relations conflictuelles ou dans leur surgissement accidentel. C'est tout  cela que l’artiste ici propose, dépose, et expose  à partir de prélèvements sur le  réel qui s’appuient  tout autant sur  l’histoire de l’art que sur les modalités matérielles et humaines de son élaboration. Son lexique, sa grammaire, il l’empruntera à ceux-là qui l’inspirèrent: les Nouveaux Réalistes pour le culte de la récupération et des séries, les peintres abstraits, notamment ceux du minimalisme, pour le rapport à la  distance affective qu’ils entretiennent avec le réel. Les références abondent mais restent toujours distancées, formulées dans une ironie discrète. Car Pascal Pinaud sait s’effacer mais toujours ,en bon stratège et à bon escient, pour imposer sa personnalité et son regard. Et ce qui domine alors, c’est l’extrême intelligence d’un propos qui maintient  sa cohérence sans jamais sombrer dans la répétition ou l‘ennui.
                            Il faut dire que, d’une pièce à l’autre, entre des séries  qui se toisent et entrent en conflit, dans une même salle parfois, le spectateur  est pris  dans un jeu dans lequel Pascal Pinaud définit subtilement, et non sans humour, les règles…

                           Et d’ailleurs qui est l’auteur? PPP? Le signe d’une PME pour Pascal Pinaud Peintre? Et de la figure mythique de l’Artiste qu’en reste-t-il quand il fait appel au collectif, quand il renvoie parfois la production à d'autres qu'à lui-même et qu'il s'amuse  tout en rendant hommage à l’anonymat des pratiques les plus humbles, qu'il s'agisse du  tricot ou  la marqueterie? Ou quand il confronte  l’artisanat populaire aux techniques industrielles les plus actuelles par la numérisation , la découpe du verre, le travail sur la lumière du néon ou  les laques sur acier?

                           Pascal Pinaud avec jubilation  contredit les supports avec leurs matières. De même  brouille-t-il, sur  une même pièce, les manières de faire et  tout se concentre alors sur ce paradoxe: Le peintre, plus qu’il ne peint, désigne la position de la peinture. Dans sa présence physique ou dans  son absence comme dans son histoire. La peinture se voit en quelque sorte détournée de son sens usuel, elle s’inscrit en trois dimensions, emprunte les détours de la sculpture; elle rebondit ou s’annule au gré des concepts qui interrogent le monde à partir de la question essentielle de la définition de l’artiste.
                           De cette œuvre multiple, conflictuelle, drôle ou grave, il en ressort cet extraordinaire choc plastique que le cadre de la Fondation Maeght renforce lorsque les pièces dialoguent avec Giacometti, Bonnard ou Chagall… C’est toute l’histoire de la peinture qui se vit , se formule et se formalise ici. Plus que jamais, la beauté n’existe que par le sens et la construction d’une hypothèse en mouvement. Elle n’est jamais donnée. Pascal Pinaud désigne ce trouble. En travaillant sur les marges de la peinture, il parvient, dans un même geste,  à nous en fournir l'idée et à nous la faire voir.
 M.G



lundi 21 novembre 2016

Gilbert Pedinielli, "Panthéon: Aux artistes, la cité reconnaissante"

  Galerie Sveta, Nice



                             Si le panthéon est le lieu de tous les Dieux encore lui fallait-il accueillir celui à qui revient la prérogative de créer les œuvres de la démesure, de l'ironie, du doute, de l'humour, de l'affirmation tenace et de tout le bricolage mental et physique pour ce qu'il convient d'appeler un artiste. Autant dire que l'aventure d'une « cité reconnaissante aux artistes » se révélera périlleuse pour celui qui s'en empare, à moins que Gilbert Pedinielli lui-même  ne parle au nom de cette « cité » qu'il convoque. Ce   qui ne serait d'ailleurs guère péremptoire pour cet artiste qui ne cesse de perturber les lignes entre l'humour et une réflexion grave sur les images et l’œuvre d'art.

                               De ce grand écart Gilbert Pedinielli jubile mais avec gravité. Il décline une série de toiles qui toutes répondent à une même" logique", à une codification de chiffres et de signes, à des pans de toiles qui flottent, se superposent et se complètent en laissant entrevoir ce qui se cache et , en même temps se dévoile. Voici donc un jeu qui s'élabore tel un jeu de pistes qui explorerait  les relations logiques, artistiques, idéologiques entre, par exemple, Botticelli, Klee ou Duchamp et Rosa Luxembourg ou Maïakovski. Ce qui nous est restitué dans cette série ce sont les lignes et les courbes régulières de dessins à même la toile comme écho au nombre d'or et à la Renaissance. Ce sont aussi des bandeaux de couleur bleu blanc rouge ironiques et froids qui se modulent parfois à des des simulations de plissements de banières. Toujours des allusions, des lignes de fuite, des chausse trappe qui nous éclairent tout en nous égarant.

                               Comme toujours chez Pedinielli il faudrait en revenir à une forme de « loi des séries », dans cette obstination à disséquer un ensemble avec sa part de hasard et de rationalité pour en extraire des figures signifiantes. Ainsi travailla-t-il de manière quasi obsessionnelle la figure de Marilyn Monroe comme, par ailleurs, il déclina les visages des « folles de Mai ». Série de figures emblématiques qui surgissent de l'anonymat ou qui sont ancrées dans le prestige d'un nom propre. Car l'humour permet cette distance qui n'est en  rien  dérisoire : l'acharnement, la revendication ne sont jamais absents de cette réflexion sur l'art qui se confond à l'histoire et à la politique. Il s'agit donc bien là d'une radiographie de l'oeuvre d'art à travers le temps et de sa confrontation avec les hommes qui l'ont suscitée et ceux qui l'ont reçue. Gibert Pedinielli s'inscrit dans cet interstice, là où il n'y a plus de cadre, mais flottement, hésitation, codage et décodage. Là où la figure se défait quand dans l'amorce d'une idée, une histoire se construit.
                           
                                  A chacun donc de se saisir de ce récit, d'en retrouver la grammaire. A chacun de se retrouver explorateur et artiste.
       M.G







mercredi 26 octobre 2016

Benjamin Sabatier, "Mode d'emploi".

Galerie Catherine Issert, Saint-Paul


             Ici l'oeuvre se met à nu, exhibe sans complexe sa crudité et l'évidence de ses formes. Elle ne dévoile rien d'autre, dans sa lisibilité extrême, que ce qu'elle contient et que ce qui se rapporte à notre regard. C'est à dire ce qui nous permet de mesurer les choses à l'aune de nos codes culturels, de les accepter ou de les rejeter en fonction de ceux-ci. Or Benjamin Sabatier joue ici  de références minimalistes, pauvres, qui rappellent l'architecture brutaliste avec tout ce qu'elle peut impliquer à la fois de refus "esthétique"  pour certains et de conception  sociologique et progressiste pour d'autres.
              Cette pauvreté des matériaux, cette approche modeste et généreuse de l'art nous incitent à formater notre regard autrement, à le construire sur ce qu'il y a de plus humble.
              Je me permets ici de reproduire le très beau texte d'Isabelle de Maison Rouge sur cette exposition visible jusqu'au 29 novembre 2016:

"Le titre de la première exposition personnelle de Benjamin Sabatier à la galerie Catherine Issert révèle tout un programme en soi. Il renvoie à la technique de fabrication, au cahier des charges, au système de montage, voire même à une manière d’employer son temps. De manière très pragmatique, un mode d’emploi est un document qui explique la forme particulière de construction d’un objet ou de fonctionnement d’un service. De manière programmatique, la notice annonce le protocole auquel il va falloir se soumettre. Aussi, dès le départ nous savons à quoi nous en tenir : l’artiste nous invite à une réflexion sur la forme autant que sur le processus qui l’a fait naître. Il soulève des interrogations qui ont trait autant à l’art et son champ opératoire qu’à la liberté de l’artiste vis-à-vis du travail technique (ou socialement utile).

 La pratique de Benjamin Sabatier relève de la praxis. Il aime partir de la découverte tactile des propriétés des matériaux et apprendre d’eux. Son postulat s’appuie sur le contact direct avec la matière pour développer la faculté de percevoir. Par son travail, l’artiste nous incite à nous interroger sur les notions du faire et du savoir-faire. L’expérimentation, l’assemblage et l’auto-construction, toujours au coeur de ses réflexions, le porte du côté des utopies émancipatrices et de l’engagement – par exemple le mouvement Do It Yourself ; dans le même temps, les formes qu’il déploie rejouent les grands questionnements de la sculpture moderne, allant du constructivisme à l’arte povera.

Entre tension physique et équilibre précaire, réels ou fictifs, les oeuvres de Benjamin Sabatier n’en demeurent pas moins sensuelles. Les matériaux qu’il réunit, le bois et le béton, se trouvent ici dans l’obligation de lutter ou de s’associer. Le premier se situe du côté du chaud, du structuré, du naturel, du vivant alors que le second se positionne dans le froid, le liquide, l’aléatoire et le minéral. Dans ces dualités, chacun possède sa rudesse et sa douceur.

 Le vocabulaire formel de Sabatier, par métaphore, tient également du champ lexical du chantier. Celui-ci convoque une certaine image du monde et traduit une dynamique plastique, une esthétique en mouvance. Communémenle chantier indique non pas un ouvrage achevé mais un travail en cours d’élaboration. En art, la locution «Work in progress» (chantier en cours) est employée pour qualifier un projet présenté pendant le temps de son exécution. C’est une notion qui rend visible le processus. Comme le rappelle l’aphorisme de Paul Klee placée en tête du livre La Vie mode d’emploi de George Perec : « L’oeil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’oeuvre ». Le parcours emprunté par l’artiste est rendu visible dans le résultat plastique : il révèle l’effort, l’élaboration et la mise en forme. Il parle de la mécanique du faire (et du défaire), du construire (et du déconstruire). Semblable enfin à l’ambition du personnage de Bartlebooth dans le livre de Pérec, dont le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait, il s’agirait pour l’artiste, face à l’inextricable incohérence du monde, d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. Un manifeste en soi."
Isabelle de Maison Rouge, 2016

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jeudi 13 octobre 2016

Emmanuel Régent, "L'entre monde"

               Espace à vendre, Nice



                  Ce terrain mouvant de l’expérience, il  s’agit aussi bien de l’ensemencer que de le défricher. C'est ce terrain-là qu' Emmanuel Régent ne cesse d'arpenter: Un « entre monde » incertain où le dessin balbutie parmi d’autres hypothèses lorsque l’artiste explore aussi le fond de la mer pour prélever des résidus de coques de bateaux, quand il reproduit fidèlement une voûte céleste sur un store percé d’étoiles, quand il ponce des peintures pour en extraire le témoignage de la couleur… Autant d’approches qui assignent à l’œuvre sa précarité, la renvoient à tout un processus dont l’origine importe de la même manière  que son aboutissement.

                 Le dessin reste la trace de cette élaboration fragile; il se saisit de l’image à l’instant incertain ou celle-ci parvient à s'extraire en menaçant déjà de s’effondrer. On pense d’ordinaire le dessin par des traits qui se déplient, les contours de figures autonomes, les masses construites contre un blanc vide qu’il s’agirait de remplir. Tout le trouble dans l’œuvre d’Emmanuel Régent procède pourtant d’un renversement: Aucune ligne mais des stries qui s’accumulent et saturent quelques pans de l’espace. Celles-ci incisent la figuration tout autant qu’elles l’ « excisent », c’est-à-dire qu’elles font jaillir, à la surface, l’incertitude propre à toute figuration. Le dessin se charge ainsi d'une épaisseur qui déstabilise ce qu'il est censé représenter.
               Deux phrases de Marie-José Mondzain pourraient nous guider dans cette exploration: « L’image n’est pas là pour ce qu’elle montre mais pour ce qu’elle ouvre comme champ infini au regard » et « J’appelle image ce qui dans tout champ du visible échappe à la communication ».

               Ici le dessin ne parle pas, ou bien alors  d’une « voix blanche ». Les stries superposées suggèrent l’ébauche d’une catastrophe en suspension mais dévitalisée, dénuée de tout pathos, de toute information. Au contraire, l’image dans son essence même, est ici déformation , instant fragile où tout peut se construire et se défaire.

               L’horizon de ce dessin réside alors en ce point de disparition qui le hante et il ne s’agit plus donc d’effacer mais plutôt de consacrer les déséquilibres, les marges, les ruines qu’il ne faut plus seulement représenter mais bien inscrire dans le corps et le processus même du dessin. Car la représentation est alors donnée comme friable, moment d‘une érosion du sens; l’image est floutée, saisie à l’instant décisif de sa révélation. Il nous revient d’en percevoir le danger comme il nous est aussi permis de nous extraire de ses décombres si nous osons nous aventurer dans « le champ infini au regard ».


mercredi 5 octobre 2016

Marc Chevalier, "La chair des ombres"

        Le Dojo, Nice           



                            Entrer au Dojo c’est immédiatement se confronter à un choc physique, par la sensation presque tactile d’un espace saturé, par l’odeur du bois et, bientôt, à ce choc succède la désorientation : le désordre mental s’empare de celui qui s’ aventure en ce lieu… Et cette expérience lui permet alors de déconstruire à son tour ce bric à brac informel de bois brut, d’éléments de marqueterie de tous styles et d’époques diverses. Ainsi le lieu se dérobe-t-il au sens, devient-il contradictoire, sans repère, comme en attente d’implosion.


                     L’absurdité ici du bois, aussi incongru qu’anachronique  dans  un espace normalement dévolu au travail, au design et à la communication, se mesure à ce qui d’ordinaire structure le lieu : des rangées de placard métalliques pour une architecture blanche et froide. Mais là encore, voici que les rayonnages se tordent, qu’ils jouent du déséquilibre et que la rationalité normalement de mise dans cet open space créatif se trouve menacée par ces collisions et ces contresens.

                      C’est ce grand écart ironique que met en scène Marc Chevalier dans un jeu performatif qui se poursuit, de la récolte des encombrants, jusqu’à la création d’une architecture improbable, précaire, instable, menaçante. L’œuvre n’est ici que l’instant fragile d’une démarche qui nargue les notions d’utilitarisme et brise l’espace comme dans un éclat de rire. L’humour guette : cette construction absurde ne serait-elle pas l’image d’un autre versant, le reflet grimaçant de cet autre côté du miroir, là où le travail réel s’élabore ?

                      Ainsi à « la chair des ombres » -titre tout aussi hermétique que métaphorique- répondrait aussi bien, par un chiasme ironique, « l’ossature de la lumière ».  Car si l’espace s’opacifie, des méandres de sens tissent pourtant  de subtils réseaux comme seul éclairage,  à travers lesquels nous tâtonnons tout en nous y heurtant comme condition pour un autre regard, pour un  rapport nouveau à ce qui nous socialise ou nous désocialise.


                       Cette forme de clair-obscur, de double sens, serait donc ce conflit inhérent à chaque structure. Ainsi toute proposition serait-elle réversible, soumise à cet imperceptible point d’équilibre à partir duquel tout peut s’effondrer. L’humour et l’absurde sont d’implacables machines à disséquer le réel.


mercredi 28 septembre 2016

Florian Plugnaire, "Mechanical stress"

       Galerie Eva vautier, Nice


                 

               Dans la pensée présocratique, le monde procède du chaos et c’est Héraclite qui en proposera la description  la plus matérialiste  en insistant sur l’instabilité de toute chose, sur le conflit des contraires mais aussi sur la complémentarité des forces antagonistes: « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde se réalise par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc ».
                   Beaucoup plus tard, dans la seconde moitié du XXe siècle, se développa, en mathématiques d'abord, puis sur l'ensemble des champs des sciences physiques et humaines, la « théorie du chaos ». Celle-ci  s’interrogeait sur l’idée d’accidentel ou de déterminisme pour tout système dynamique au caractère désordonné, « chaotique », présentant une forte sensibilité à ses conditions initiales tout en étant récurrent. Cette théorie s’illustra avec « l’effet papillon » d’Edward Lorenz qui soulignait l’incapacité de prédire les conséquences des perturbations les plus infimes: « Prédictibilité: le battement d’ailes d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas? »
                    Ainsi le chaos dynamique se révèle-t-il par une limite de prédictibilité et, par là même, dans la  problématique d’un état initial de la matière et donc du temps conjuguée à sa transformation à un instant donné. La contrainte mécanique que Florian Pugnaire évoque sous l’appellation de « Mechanical stress » apparaît comme  une description expérimentale de ce processus.

                     Cette contrainte mécanique se rapporte aux états de tension ou de torsion qui agissent sur un matériau et qui peut en altérer la forme, en affecter les propriétés. Si ces contraintes  sont multiples, liées à des changements thermiques, à des perturbations de champ magnétique ou de composition chimique, c’est plus simplement par rapport à des champ de forces , de pressions et de compressions qu’elles se manifestent.
                    Florian Pugnaire soumet les matériaux à leur possibilité ultime pour saisir l’instant de leur déformation maximum. Et ce temps là résulte également  du libre arbitre de l’artiste quand , d’autorité, il met un terme à l’expérience et que l’œuvre présentée se donne  alors  comme une inscription ou, plus conceptuellement, pour signe de l’ensemble d’un  processus. L’arbitraire rencontre ici la contingence.

                   S’il faut parler alors de sculpture, c’est davantage dans l’idée même de ce qui la définit et  c'est dans sa métaphore que celle-ci se construira. L’artiste dévoile ce que la sculpture suppose dans sa relation à la matérialité. Elle ne procède ici d’aucune inclusion d’une autre matière, d’aucun ciselage, d’aucune découpe, d’aucune mise en forme rationalisée. La sculpture est livrée aux propriétés internes du plâtre, du plomb ou du plexiglas quand celles-ci se mesurent aux tensions extérieures, aux assauts physiques de toutes les forces qui se conjuguent dans un espace déterminé, sur le sol , les murs ou à partir du plafond, pour saisir l’instant d’une expérience limite. Elle n’est que ce témoignage d’énergie optimale , avec la violence qui en résulte, la force éteinte de la couleur, le vestige des sangles.  La sculpture devient ce champ de bosses et de creux; elle résulte d’une pulsion primitive inhérente aux forces de la matière; elle est sans rémission, sans recours: ses lois ne sont autres que celles que  la nature lui fait subir.
                     
                  Parallèlement  à ce « mechanical stress » Florian Plugnaire présente son film « Âgon ». Un hors-temps intense où le corps s’inscrit dans le spectacle du chaos. Une œuvre inoubliable.





mardi 20 septembre 2016

Sol Lewitt, Quentin Derouet, "Vivre ou mourir"

Galerie Helenbeck, Nice



                     « Vivre ou mourir » : il est des titres d’expositions qui obligent  à la circonspection et ne trouvent de réponse au questionnement qu’elles supposent,  que dans l’étonnement pour une telle  alternative radicale dans laquelle l’art doit pourtant tâcher de s’inscrire. Cette injonction – appelons là un défi - ne supporte donc aucune idée de flânerie pas plus qu’elle ne se prêterait à la compromission ou à la demi-mesure. En réponse à ce double infinitif on s’attend, quand deux artistes se trouvent confronter à leur exigence, à une approche distendue, à un grand écart,  et pour tout dire, à quelque catastrophe qui viendrait les emporter…

                              Réunir le grand Sol Lewitt, le minimaliste, le conceptuel disparu en 2007 et Quentin Derouet, le jeune artiste, le poète qui se saisit de la rose dans toutes ses déclinaisons plastiques, voilà une gageure qui frise l’insolence.  Un défi qui ne se relève que par une invraisemblable quête de l’impossible ! D’une telle aventure on en sort grandi ou bien, le plus souvent, on y sombre ; le pari est sans rémission possible mais l’expérience est aussi promesse de toutes les découvertes, fussent-elles les plus inattendues.
                        Ce risque, il faut donc s’en saisir et l’assumer avec cette certitude que deux grands artistes ne peuvent mutuellement se faire de l’ombre mais, qu’au contraire, leur confrontation sera source de lumière et que le travail de l’un éclairera celui-de l’autre. La commissaire de l’exposition, Camille Frasca, parvient ici à la sérénité d’un dialogue entre les œuvres là où l’on appréhendait une certaine cacophonie visuelle. Et c'est miraculeux!

                             Sol Lewitt, parce qu’il avait aussi une formation d’architecte, aimait les murs ; ceux-ci n’étaient pas de simples supports mais des constituants de l’œuvre. De même que pour lui le réel se limitait à ces éléments-là, à des couleurs simples et à des lignes qui, au-delà de toute tentation représentative, extirpaient l’essence des choses, leur rythme interne par des effets de juxtaposition, d’ondulation, de vibration… C’est cette vie d'avant qu’elle ne dise que saisit l’artiste. Et c'est aussi cette vie-là que raconte Quentin Derouet, mais dans une toute autre essence: celle des roses. Les lignes et les couleurs de l’un se déclinent dans la matière de l’autre.  Quentin Derouet  s’empare du mur, le mesure à l’empreinte de la fleur et de ses coulures. C’est ce mur  qui dit la vie, l’éros de la rose et le trajet de sa décomposition. Il lit l'oeuvre de Sol Lewitt en même temps qu'il se relie à elle.
                          . Belles et silencieuses, les œuvres se répondent alors  dans ce « vivre ou mourir » avec nulle autre réponse possible que celle que des roses, des formes et des couleurs…


vendredi 9 septembre 2016

Cécile Andrieu, "Soufflare"

Galerie Depardieu, Nice





                       En exergue à son ouvrage sur le Japon, « L’empire des signes », Roland Barthes écrivait: « Le texte ne commente pas les images. Les images n’illustrent pas le texte: chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori: texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer leur circulation, l’échange de ces signifiants: le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes. »
                            Le recul des signes, leur absorption dans la matière en même temps qu’ils désignent le vide et le silence, voici toute l’œuvre de Cécile Andrieu qui se construit dans cette parenthèse du sens,  en écho à ce Japon où elle travaille et réside.

                          L’exposition s’élabore dans l’extension même de son titre: « Soufflare », ce mot aussi incertain, invisible, que le souffle qui le traverse. Etre en proie à cette tension là, à cette circulation  transparente d’un esprit à rebours des mots, au risque d’en revenir toujours au point originel, à la lettre, telle est la démarche de l’artiste qui déploie ses œuvres  dans l’opacité du noir, la découpe du blanc, du plein et du vide. A l’origine, la langue et le livre pour dire le monde et comment percevoir celui-ci quand il ne serait que reflet ou conséquence de nos mots? Telle serait l'hypothèse folle d'une phénoménologie sans autre référent que l'élément linguistique qui la constitue. Mais ici faudrait-il encore recourir à ce code constitutif du langage, à cette clôture, à ces 26 lettres de l’alphabet qui en énoncent la trame.

                        Le travail de Cécile Andrieu consiste à en explorer les potentialités, par des jeux de construction et de dissolution, par une scénographie qui parvient à s’emparer d’un espace sans rejeter l’autonomie de l’objet. Celui-ci reste allusif, comme soumis à son balbutiement originel: trace de livre, de dictionnaire, de lutrin, débris de lettres. Ou bien il affronte la verticalité du mur, s’érige en barre de soutien ou en système de rouleaux ou de piles montés sur ressorts  auquel il se confronte dans des rapports d’énergie et d’équilibre. La lettre demeure obstinément  la trace, le résidus, la parole blanche, l’aléatoire  Le signe se coagule dans la matière; il entre dans cette congruence qui définit les choses pour peu qu’elles  deviennent  ce jeu, cet agencement où mots et syntagmes surgiraient en leur détour. Mais rien n’adviendra si ce n’est le silence et la seule beauté du jeu: « Le jeu de langage ne repose sur aucun fondement. Il n’est pas raisonnable. Il est là comme notre vie. » écrivait Wittgenstein.

                        L’intervention de l’artiste se porte dès lors sur ce dispositif qui met à nu les mots qui conditionnent la pensée et irriguent tout système de représentation. La lettre est cette matrice, ce socle originel, visible mais dépourvu de sens en lui-même quand il reste inopérant dans son extrême solitude. Ce socle littéral est pourtant cet élément primordial, cette pierre de Rosette qui nous permet de traduire,  d’élucider le monde ou du moins de l’évaluer en terme de visibilité et d’intelligibilité.

                      On retrouvera ici toute la démarche poétique de Mallarmé, tendue jusqu’à l’abstraction, hantée par le vertige de l’absolu. Précisément ce cheminement que Jacques Derrida énonçait en 1974 dans « Mallarmé. Tableau de la littérature française »:
                     « Il reste que le « mot », les parcelles de sa décomposition ou de sa réinscription, sans pouvoir jamais être identifiables dans leur présence singulière, ne renvoient finalement qu’à leur propre jeu, n’en sortent jamais en vérité vers autre chose. »

                     Le jeu reste ainsi le maître mot. Pour Mallarmé ses règles et ses invariants  s’engouffrent dans les "plis" du hasard, là où le vide pourrait encore se formuler. C’est dans ce pli que se matérialise l’œuvre hiératique, silencieuse mais lumineuse de Cécile Andrieu.








                 


dimanche 26 juin 2016

Ernest Pignon-Ernest, "Extases"

                 Eglise abbatiale de Saint-Pons, Nice




                        Une église, un plan d’eau et l’obscurité : tel est le dispositif mis en place par Ernest Pignon Ernest pour célébrer l’extase des corps mystiques .  On y verra sans doute la métaphore d’une grotte qui formalise cette tension intérieure  absorbant les figures quand elles sont hissées aux confins de la folie.
                    L’artiste nous plonge dans cet espace nocturne entre ciel et terre où les figures des corps mystiques se déploient dans un drapé qui tombe sur un plan d’eau sur lequel elles se dédoublent  par l’ effet de miroir. Le dessin de la torsion des corps s’y dépose comme des empreintes flottant dans cette eau morte qu’un éclairage mouvant renforce par des effets d’ombre, de plis et de replis, d’apparition et de disparition.

                   Pourtant ce plan d'eau ne se réduit pas ici à l’effet esthétique aussi intense soit-il. S' il est bien ici à la charnière d'un espace, on  peut  surtout  l'envisager comme étant l'élément signifiant de l’œuvre. Dans la Bible, cette phrase: « Les eaux m’ont environné jusqu’à l’âme. » (Jonas 2:5)
                  Julia Kristeva, dans son travail sur l’extase de Sainte Thérèse d’Avila, l’avait parfaitement analysé: « A suivre ses textes, je saisis que l’eau signifie pour la moniale le lieu de l’âme et du divin: lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. » Puis, empruntant la voix de Thérèse, elle ajoute: « La fiction de l’eau m’associe à Dieu sans m’identifier, elle maintient la tension entre nous et, tout en me remplissant du divin, m’épargne la folie de me confondre avec lui: l’eau est ma protection vivante, mon élément vital. » Puis, montrant à la suite d’Husserl combien la fiction « fertilise » les abstractions, Kristeva écrit: « Jamais peut-être cette valeur de la fiction comme « élément vital » pour la connaissance des « vérités éternelles » n’a été aussi justifiée que dans l’usage de l’eau par Thérèse écrivant ses états d’oraison. »

                  C’est bien cette fiction là qui se matérialise dans un récit, mettant en acte une pensée à l’intérieur d’une œuvre d’art, que nous propose Ernest Pignon Ernest. L’extase mystique est saisie dans le silence d’un cri étranglé aux lisières  de la démesure, de la transgression et de cette folie dont l’artiste n’a cessé d’explorer les contours dans les portraits de tous les saints maudits,  Genêt, Le Caravage, Artaud, Pasolini, Rimbaud…

                  Sur ce plan d’eau, rien ne se purifie quand l'ombre du désir extrême hante de nouveau les fantômes qui traversent la nuit de la « grande mort. »