dimanche 26 juin 2016

Ernest Pignon-Ernest, "Extases"

                 Eglise abbatiale de Saint-Pons, Nice




                        Une église, un plan d’eau et l’obscurité : tel est le dispositif mis en place par Ernest Pignon Ernest pour célébrer l’extase des corps mystiques .  On y verra sans doute la métaphore d’une grotte qui formalise cette tension intérieure  absorbant les figures quand elles sont hissées aux confins de la folie.
                    L’artiste nous plonge dans cet espace nocturne entre ciel et terre où les figures des corps mystiques se déploient dans un drapé qui tombe sur un plan d’eau sur lequel elles se dédoublent  par l’ effet de miroir. Le dessin de la torsion des corps s’y dépose comme des empreintes flottant dans cette eau morte qu’un éclairage mouvant renforce par des effets d’ombre, de plis et de replis, d’apparition et de disparition.

                   Pourtant ce plan d'eau ne se réduit pas ici à l’effet esthétique aussi intense soit-il. S' il est bien ici à la charnière d'un espace, on  peut  surtout  l'envisager comme étant l'élément signifiant de l’œuvre. Dans la Bible, cette phrase: « Les eaux m’ont environné jusqu’à l’âme. » (Jonas 2:5)
                  Julia Kristeva, dans son travail sur l’extase de Sainte Thérèse d’Avila, l’avait parfaitement analysé: « A suivre ses textes, je saisis que l’eau signifie pour la moniale le lieu de l’âme et du divin: lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. » Puis, empruntant la voix de Thérèse, elle ajoute: « La fiction de l’eau m’associe à Dieu sans m’identifier, elle maintient la tension entre nous et, tout en me remplissant du divin, m’épargne la folie de me confondre avec lui: l’eau est ma protection vivante, mon élément vital. » Puis, montrant à la suite d’Husserl combien la fiction « fertilise » les abstractions, Kristeva écrit: « Jamais peut-être cette valeur de la fiction comme « élément vital » pour la connaissance des « vérités éternelles » n’a été aussi justifiée que dans l’usage de l’eau par Thérèse écrivant ses états d’oraison. »

                  C’est bien cette fiction là qui se matérialise dans un récit, mettant en acte une pensée à l’intérieur d’une œuvre d’art, que nous propose Ernest Pignon Ernest. L’extase mystique est saisie dans le silence d’un cri étranglé aux lisières  de la démesure, de la transgression et de cette folie dont l’artiste n’a cessé d’explorer les contours dans les portraits de tous les saints maudits,  Genêt, Le Caravage, Artaud, Pasolini, Rimbaud…

                  Sur ce plan d’eau, rien ne se purifie quand l'ombre du désir extrême hante de nouveau les fantômes qui traversent la nuit de la « grande mort. » 



jeudi 23 juin 2016

Maxime Duveau, "Du sable dans ma santiag."

                   Espace à vendre, Nice



                        « Peignez mes actions plus noires que la nuit » écrivait Corneille dans Médée. Mais les actions s’attèlent à l’humain et à ses mythes quand le fond duquel elles surgissent témoigne d’ une obscurité plus épaisse encore. C’est dans la matière ténébreuse du fusain, comme aussi par des jeux d’effacement et de recouvrement,  que Maxime Duveau exhibe la mythologie d’une Californie réduite à une signalisation  récurrente de clichés, de palmiers, de lignes de fuite vers une lumière absente et sans horizon. Un décor vide d’hommes et d’action.

                     Le cadrage des photos qui en sont la matrice jaillit dans ses hyperboles comme saisi dans le vertige onirique d’un plan cinématographique. Mais là où l’on attendrait, par convention,  surexposition des couleurs et excès, le dessin fouille, par le noir et blanc, dans le négatif de l’image. Il désigne l’extinction. Non par un dessin fait de lignes mais construit sur des masses découpées et des caches pour le réduire à la platitude du noir. Velouté, soyeux ou rêche, celui-ci s’empare de l’espace et l’infecte. Car si les traces d’une réalité réduite à un seul décor sont bien présentes dans la photographie, Maxime Duveau dessine surtout la disparition du réel.

                    Nos mythologies, notamment exprimées dans le sillon des icones du Pop Art, sont ainsi fondées sur un leurre que les artistes n’ont cesser à la fois d’accompagner et de défaire. Roland Barthes écrivait: « Quel est le propre du mythe? C’est de transformer un sens en forme. Autrement dit, le mythe est toujours un vol de langage. » Il ajoutait: « »N’y a-t-il aucun sens qui puisse résister à cette capture dont la forme le menace? En fait rien ne peut être à l’abri du mythe. »

                     Maxime Duveau travaille dans la matière même du mythe; il dévitalise à l’intérieur de  la puissance du noir et de son opacité les effets de surface quand les effets de séduction s’éteignent sur des images plates, vidées de toute substance, exilées au désir. Le papier est alors écorché et, de ses écailles lacérées, dans les lambeaux d’une blancheur à vif , surgit l’espérance d’une lumière: le réel. Le dessin devient alors ce hors champ photographique par lequel l’artiste se soustrait aux rêves éveillés et aux pacotilles exotiques d’une économie marchande bâtie sur les décombres de la réalité.

                      Dans ses « Structures anthropologiques de l’imaginaire », Gibert Durand montrait que l’imaginaire ne serait pas inépuisable et qu’il se reproduirait selon des axes logiques et isomorphiques. Maxime Duveau radiographie ce corps transversal à toute représentation de masse et dans un geste qui renoue avec l’esprit hellène, il oppose les deux modes antithétiques de la pensée, le logos (« raisonnement ») et le mythos (« mythe ») invérifiable mais intraitable dans ses effets de beauté et de persuasion.  L’artiste est ici celui qui, à l’instar de Barthes, fouille les formes de notre mythologie contemporaine pour en extraire le logos, le sens.


                       Maxime Deveau expose en compagnie de Jeremie Paul qui s'empare de l'esprit Pop  en mettant en scène principalement le Mexique dans des installations ironiques  dans une grande diversité d'approches.





dimanche 19 juin 2016

Florent Mattei, "L'épreuve du temps"

                      Villa Henry, Nice


              Malgré l’apparente polysémie du mot « épreuve », une constante surgit au détour d’une étymologie dans laquelle s’enracine l’idée  d’ "éprouver "  comme on le dirait pour un sentiment mais aussi pour cette relation plus sèche au réel quand il s’agirait de soumettre celui-ci à la question de la vérité.
  
                    Voici donc Florent Mattei photographiant  le couple subissant  l’épreuve du temps et qui , au-delà des identités qui la figurent, se trouve réduit à un enlacement tendre, à l’esquisse d’un baiser dans un temps suspendu. Dans un cadrage serré et anonyme, les couples déploient leur gestuelle convenue dans un clair obscur subtil comme pour désigner cet arrière fond obscur et incertain qui serait celui du temps.
                  Cette obscurité du temps soutient l‘ensemble et le questionne; elle devient le véritable sujet de " l‘épreuve"  photographique. Là surgissent ces seules présences, sans passé,  sans anecdotes, sans psychologie. Comme si à cette question du temps l’artiste renvoyait à l’idée même du cliché et se mesurait à ce que celui-ci rend néanmoins  de visible: En quoi les choses sont-elles déjà contenues dans les rites qui les accompagnent? Que voyons-nous déjà avant même de voir réellement quand la photo met à plat le monde, quand une scène de mariage reste une scène de mariage, quand nous persistons à voir ce que nous voulons voir alors que notre regard procède des codes qui l’ont programmé et le déterminent?

                        C’est bien pourtant dans cet écart entre l’identité et la différence que se trame le cadre fusionnel des corps et des sentiments. L’incertitude agit dans cette scénographie si éprouvée mais c'est pourtant elle  qui  donne à l’amour sa vraie dimension. Comme s’il existait une histoire de l’amour ,dans son universalité, avant même que des êtres ne ne la rencontrent et ne la racontent. Ainsi ,à l’inverse de cet instant décisif qui hantent tant de photographes, Florent Mattei explore la durée et photographie le temps.Chaque image est ce moment d'universalité mais aussi un instant de vie et, espérons le, d'amour.







dimanche 12 juin 2016

Gérard Serée

                 

 Conciergerie Gounod, Nice


                     


Nietzche écrivait: "Il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations ». L'artiste était pour lui celui qui, avec autorité, posait des valeurs et se définissait  comme le créateur auquel l’homme devait se mesurer: « Seule vie possible: dans l’art. Autrement on se détourne de la vie". 

                     Gérard Serée s’inscrit dans cet espace de liberté souveraine et créatrice. Il ne désigne ni ne revendique mais élabore un univers d’une bienveillante neutralité où l’abstraction est traversée de signes qui s’ancrent dans le réel, le traversent, le défigurent  pour le réinterpréter. Qu’il s’agisse de peinture ou de gravure, une circulation de lignes lourdes ou ténues s’empare alors de l’espace, le révèle à une forme d'existence biologique avec ses secrétions et ses pulsations internes.  Une vie propre à l’œuvre se joue ici dans  de discrètes références externes, animales ou végétales. Sans pathos, loin de toute expressivité, l’œuvre déploie, sobrement, l’empreinte du monde et du corps qui s’y exerce.
                         Un rythme très composé structure chaque pièce et une forme de calligraphie s’en empare. Une hypothèse de nouvelle lisibilité se construit ici dans le visible. Les formes vaguement tubulaires sont irriguées de teintes qui se confondent à l’encre d’une écriture et le travail du graveur prend alors toute sa dimension.

                     Si Gérard Serée est peintre, et à l’occasion sculpteur, c’est dans la gravure et le dialogue entre le livre et l’image qu’il déploie cette harmonie spatiale faite de tensions et d’errances. Loin de toute illustration, cette image s’apparente  à un texte qu’il nous appartient de lire comme la face cachée de la poésie, tour à tour obscure et lumineuse. Elle est bien cet excès lorsqu’elle scande cette double  transgression du texte et de l'art et qu'elle nous propose alors  ce voyage au-delà de toute limite.










mardi 31 mai 2016

Caroline Rivalan, "Dissipation"

            Villa Cameline, Nice



                Tout récit se développe à partir d’un fil. Que celui-ci nous conduise vers une figuration en nouant des séquences, c’est-à-dire des découpes, des stases, des territoires,  ou qu’au contraire, il se brise pour désigner en creux des contours imaginaires, c’est bien une fiction qui se construit alors. Lorsqu’on se meut parmi les œuvres de Caroline Rivalan, nous sommes comme reliés à ce fil auquel nous nous agrippons mais qui en même temps se dérobe. Et ce récit, il nous revient de le construire ou d’en refuser le jeu des  apparences. Ou encore d'explorer un autre chemin, de réécrire ce qui en serait à la fois son organisation et sa justification.

                            Nous voici dès lors confrontés à l’un de ces paradoxes que l’art ne cesse de déployer et qui répondrait à cette sentence d’Helvétius : «  La vérité est un flambeau qui luit dans un brouillard sans le dissiper ». Dissipation, tel est en effet le maître mot de cette exposition. Dissipation, dans toute la polysémie « négative » du terme selon le sens de Georges Bataille : dépense, désordre, licence, libertinage, distraction, turbulence…  Et  tout cela résonne dans l’espace de la Villa Cameline, non pas sous la forme d’un chaos mais plutôt d’une trajectoire subtile que nous sommes conviés à suivre : un parcours  glissant, déroutant,  dans un permanent hiatus entre matérialité et représentation. L’artiste, dissipée, se joue de nous dans une mise en scène apparemment décousue quand la trame est facétieusement détricotée et étripée. Apparaît alors un entre-deux fragile, une construction hybride et précaire faite de dessins, de sculptures,  de tout un bric- à- brac créatif dans lequel les contraires n’entrent pas en conflit mais se toisent entre ironie et poésie. L’idée de ruine ou de disparition est chahutée par le mauvais goût assumé des allusions décoratives, la trivialité des matériaux, l’ostentation bourgeoise et l’ambiguïté du sens même d’un tel jeu.

                              En physique, la dissipation est ce phénomène selon lequel un système dynamique perd de l’énergie au cours du temps. Il s’agit donc de l’extinction d’une durée en même temps que la dissolution d'un espace.  Et le mot prend toute son intensité dans le sens  littéraire d’une débauche et d’une dilapidation de biens. C’est sans doute ceci qui est alors mis en œuvre par l'artiste : un espace improbable et morcelé, une zone intermédiaire où des objets incertains encadrent une narration tout aussi incertaine. Une mise en scène de la perte. Cet espace, nous l’arpentons, nous le découvrons délicieusement maléfique, joyeusement bordélique, subtilement philosophique…


                             En effet, il faut replacer tout ceci dans ce qu’Epicure écrivait dans sa Lettre à Pythocles : « Un monde est une enveloppe céleste qui entoure les astres, la terre et tout ce qui apparaît, qui s’est scindée de l’illimité et qui se termine en une zone rare ou dense, dont la DISSIPATION bouleversera tout ce qu’elle contient. » Et un peu plus loin, le philosophe ajoute : « Il est aisé de comprendre qu’il y a une infinité de mondes (…) et qu’un monde de cette espèce peut se former soit au sein d’un monde, soit au sein d’un intermonde, mot qui nous sert à désigner un intervalle entre des mondes. » 
                                C’est peut être cet "intervalle" que préfigure l’artiste, qui en imagine les contours et la matérialité trouble. On appelle aussi cela de la poésie.




lundi 16 mai 2016

Jean Von Luger, "dust over dust"

                

Galerie Helenbeck, Nice


                     La surface sur laquelle la peinture se répand ou se projette n’est ni neutre ni insignifiante; elle est sensible, elle absorbe couleur et lumière, elle module le miroitement du blanc et du noir: le gris s’y dépose, s’y blottit ou s’y hérisse tel une peau vivante dont nous éprouvons les frissons.
                 Cette enveloppe sensuelle qui  diffuse son intensité sensible,  ne repose cependant sur aucune relation de corps à corps avec la toile. D’ailleurs celle-ci n’encadre aucune finalité et n’a d’autre ambition que d’être la découpe d’un instant; ni frontière ni pause dans l’acte de peindre, elle n’est que l’empreinte d’un laps de temps qui se mesure à  une totalité spatiale. Entre la toile, la peinture et l’artiste s’opère ainsi une triangulation énigmatique, suspicieuse et silencieuse.
                  Aussi la peinture de Jean Von Luger est-elle beaucoup plus complexe quand elle prétend, en apparence,  se livrer au premier regard.  L’artiste impose sa distance  vis-à-vis du support. S’il travaille avec la bombe des graffeurs c’est pour maintenir un éloignement comme pour permettre à la toile de trouver sa respiration. Loin de l’expressivité voire de la violence du street art, nous voici conquis par la douceur, le velouté d’une vaporisation subtile qui maintient une forme de neutralité entre l’artiste et la toile. "De la poussière sur la poussière": Ne se déposent ici que d'infimes fragments d'un vide rêvé... Une peinture mallarméenne!

                 Ici l’artiste ne décline aucune note émotive de même qu’aucune tentation narrative ne parcourt l’œuvre. Celle-ci demeure rétive à tout pathos, à tout discours, fut-il même celui de la plus sèche abstraction. Aucun fantôme de signe ne surgit ici dans l’intervalle inutile d’une représentation. Nous  ne sommes désormais livrés qu'à la pure volupté d’un environnement sensible.
                Jean Van Luger réalise cette performance d’une poésie sans mot et sans chose.  Il nous abandonne à ce langage  poudroyant de points et de taches,  à l’intérieur de cette zone grise qu’il contemple et dans laquelle il nous entraîne à travers ses plis et ses reflets comme autant de méandres qui nous conduiraient à la découverte de la peinture.




        

Frédéric Nakache, "Brutales curiosa"

Galerie le 22, Nice


                        Une coïncidence peut ne pas résulter de la  seule rencontre fortuite d'éléments qui, à priori, ne devrait avoir lieu. Le "hasard objectif" d'André Breton trouvait sa source dans Najda en 1929 et "les pétrifiantes coïncidences" de sa rencontre avec la jeune fille. Une notion que Breton définira plus tard comme "forme de manifestation de la nécessité" et Eluard comme "une physique de la poésie". 
                          Cette idée d'incidences  qui se rencontrent ou plutôt, se  mesurent entre elles pourrait être la clé de voûte du travail de Frédéric Nakache, en ceci que le souci d'architecture se confronte à des objets qui s’interrogent mutuellement, dialoguent de façon univoque et se heurtent. Claude Lévi-Strauss dans "La pensée sauvage" utilisait le concept de bricolage pour dépasser le "hasard objectif" du surréalisme en écrivant: "Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements."
                         C'est de cela que traite Frédéric Nakache, de structures et de mythes. Et, on le verra, de désir et de sexe. Et de mort. C'est à dire de "résidus et de débris d'événements".  Et qu'il me soit donc permis de mettre ici en collision l'oeuvre reproduite plus haut désignant  un perroquet et un élément emblématique de la "nature morte", la grenade, avec deux tableaux, "La femme au perroquet" peints par Courbet puis par Manet: 



                      La figure chez Nakache disparaît désormais dans la mise en scène des signes, des ombres et de la seule structure d'un dispositif pictural qui s'énonce par le biais de la photographie qui l'amène à son terme et l'annule.  L'histoire de la peinture, et de façon plus évidente, les pièges de la représentation traversent l'oeuvre de l'artiste. Son travail photographique joue sur des effets de trompe-l’œil, de jeux d'échelle faussés, de constructions en porte à faux, de paronomase et de frictions substantielles -structures métalliques et rappels de récurrences picturales - qui se brutalisent logiquement et esthétiquement.
                        Dans l'œuvre  de Manet,  on retrouve, avec la citation du citron pelé, ce lien avec la nature morte qui, à son origine est une manière de peindre illusionniste. On connaît l'histoire de Zeuxis qu'évoque Pline l'Ancien: Les raisins qu'il avait peints étaient si fidèlement rendus que les oiseaux venaient les picorer... Cette histoire du trompe-l’œil et du spectateur trompé hante l'art à partir du XIVe siècle et se complétera avec les recherches de Vasari  sur la perspective et l'architecture.
                        Frédéric Nakache confronte l'architecture brutaliste,  avec ses découpes anguleuses, l'exhibition des matériaux et des équipements structurels, à une symbolique issue de la nature morte. Autant dire que le grand écart est vertigineux! Traditionnellement le perroquet est le symbole de la pureté et de l'innocence (On remarquera le superbe doigt d'honneur de Courbet à l'académisme!). De la même manière, dans "Le cantique des cantiques" la grenade, de par l'harmonie de ses formes et sa couleur passion, évoque le feu de l'amour et la sensualité...
               "Brutales curiosa" est l'énonciation de cette aporie entre la rugosité d'éléments architecturaux sublimés par l’extrême précision du détail et les rendus dorés ou argentés d'éléments métalliques qui déroutent  et déplacent la citation purement architecturale dans le code pictural. Un jeu donc de co-incidences qui fait du travail de l'artiste un métalangage quand, contrairement à tant d'artistes qui ne cessent "d'interroger", Frédéric Nakache, non sans humour, ne questionne rien d'autre que notre propre questionnement sur ce que définirait une oeuvre d'art.
                               Il y fallait donc l'inexpressivité radicale, la froideur et les collisions sémantiques. L'écho de l'histoire de l'art réduite à quelques signes emblématiques. L'écho des natures mortes associées aux vanités, à une méditation sur la vie et sur la mort. Entre ces deux pôles, voici le "curiosa", le sexe associé à la grenade, à la conque, donc à Vénus... L'herméneutique médiévale soutient que les choses, entre autres, sont dotées d'un sens anagogique, c'est à dire d'un sens que seul l'exégète peut déchiffrer. Pour Leibnitz cette "induction anagogique" est par ailleurs le principe qui permet de remonter à une cause première. Il y a tout cela dans le travail de Frédéric Nakache, la vie, la mort, le désir, l'aveuglement et le dévoilement. La cause première c'est l'art et l'énigme que ce seul mot recèle. Nous en avons pourtant ici, en image, une définition.

© michel gathier


                      

                                              Nature morte et dame au perroquet, Snyders.

vendredi 13 mai 2016

Anny Pelouze, "silences"

                               

 Galerie Depardieu, Nice



                                   De toutes parts le vacarme surgit du monde dans la prolifération des images, des conflits, des revendications qui , soit méprisent l’art ou le prennent à la gorge, soit l’ignorent . A moins que l’art ne se les approprie et ne les transforme. Énigme du pouvoir de l’artiste…
                                   Il arrive pourtant que l’œuvre d’art traverse nonchalamment  ces espaces inquiets comme en quête d’un autre monde . Aucune nostalgie d’un paradis perdu  mais plutôt l’exigence d une exploration rigoureuse de ce point aveugle qui se donnerait comme horizon pour l’artiste qui s’y soumet, qui se charge de son souffle quand il  désire nous le transmettre. C'est ce souffle qui s’expose ici.
                                   Anny Pelouze s’adonne au silence. Celui-ci  dessine un  espace aussi bien mental que physique. On l’arpente dans le désert, on l’expérimente dans les matières qu’on laboure aussi bien qu’ on en extrait délicatement les zones de fragilité. Et de ces pérégrinations réelles ou imaginaires, naissent des photographies ou des travaux qui s’imprègnent des lisières du visible, de la gestation sourde du signe et des traces de la mémoire de cultures autres, lointaines, accessibles peut-être, inconnues toujours.
                                  Papier japon, papier de soie, de la gaze ou un  lin léger à la trame transparente , se superposent. Voici qu’alors les nervures tremblent, que sur les bords d’infimes lisérés dessinent de l‘or ou de la  nuit qui cernent brume et blancheur: L’espace flotte, emporté par un vent invisible dont nous partageons la lente respiration où s’éteignent les résidus des choses pour l’éclosion  d’une géométrie sourde, de cercles et de lignes à peine esquissés.
                                 Désert ou jardin zen, voici l’entre deux de cette expérience et  des brides de pages de « l’empire des signes » de Roland Barthes résonnent  dans cette œuvre. Ainsi en écho à ce titre « silences » faut-il lire ces pages de « Sans paroles »:

    « La masse d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (…) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle.  (…) La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l‘aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m‘entraîne dans son vide artificiel, qui ne s‘accomplit que pour moi».

                A la fin de son livre, Barthes évoque le corridor de Shikidai:                                                                                                          " Incentré, l’espace est aussi réversible: vous pouvez retourner le corridor de Shikidai et rien ne se passera, sinon une inversion sans conséquence du haut et du bas, de la droite et de la gauche: le contenu est congédié sans retour: que l’on passe, traverse ou s’asseye à même le plancher (ou le plafond, si vous retournez l’image), il n’y a rien à saisir."

                Il faut voir cet insaisissable, s’en pénétrer, vivre l’insupportable douceur du monde.




jeudi 5 mai 2016

Quentin Spohn, Restitution de résidence.

             
 Le Dojo, Nice



               

                         Un récit est supposé s’instaurer dès lors que des séquences se juxtaposent et s’enchainent vers un dénouement. L’art de la fresque, en particulier, s’est souvent construit de cette façon, additionnant les personnages en situation, d’une icône à l’autre, dans la linéarité d’un  schéma narratif. Souvent religieuse, volontiers héroïque, de la Renaissance à la révolution mexicaine, la fresque excelle dans le discours moralisateur, revendicateur et coercitif. Celui-ci se veut limpide, lumineux et justifie son actualité par le rappel d’anciens mythes ou de cosmogonies sur lesquels elle veut asseoir sa légitimité historique.
                                    Pourquoi donc parler de « fresque » et de l’engagement qu’elle implique quand on veut parler du travail de Quentin Spohn au Dojo de Nice ? On le verra ce travail-là s’inscrit radicalement à rebours de l’idéologie qu’elle serait censée véhiculer mais il en souligne pourtant  ses marqueurs formels : le rapport au mur, le développement des séquences visuelles comme vecteur d’une narration. Le contenu lui-même n’échappe pas  à l’idée de fresque quand l’artiste joue de cadrages et de signes qui rappellent des mythes lointains tels ceux en œuvre dans l’art précolombien.
                                      Pourtant Quentin Spohn, au-delà de l’exploit que représente un tel travail de dessin dans une surface si imposante, parvient à s’émanciper de la narration, de sa tentation romantique ou d’un quelconque messianisme. La relation au fantastique ou au surréalisme est présente comme seul repère formel. De même que l’artiste parvient à  s’affranchir  du temps en jouant sur  le passé, la science-fiction, les nouvelles technologies, les effets d’apparition et de disparition qui parasitent toute interprétation hors champ, c’est-à-dire dans un imaginaire autre que celui que l’image produit. Et s’il fallait parler d’ « héroïsme » ici ce serait pour la force du travail lui-même en ce qu’il se donne comme producteur de sens et non pas comme énonciation dans un espace totalisant qui serait  le calque d’une représentation du monde.
                                     Nous ne sommes pas, en dépit des apparences, dans la mémoire des enfers d’Homère ou de Dante, ni dans « La création du monde «  de Michel Ange. Nous sommes d’ailleurs projetés si loin de ces interactions entre le réel et l’imaginaire ! Sans doute ne faut-il voir ici aucune illustration mais plutôt,  par cette multiplicité de signes que l’artiste désigne et efface tour à  tour, un système de ponctuation visuelle, une scansion purement graphique dans laquelle la représentation se consume et s’éteint.

                                      Autant dire que ce travail agit au plus près de ce qu’il faut exiger de l’art : A dire le monde tout en revendiquant l’autonomie radicale de l’œuvre. C’est dans cet interstice tout autant mental que physique que ce travail à la pierre noire développe sa cohérence, ses fulgurances. Ici le magma originel se coagule dans les chiffres, le langage informatique procède du biologique, le corps pulsionnel se dispute au vertige de l’univers : Une épopée donc. Une épopée dont l’artiste serait l’ultime héros.



mardi 26 avril 2016

Frédéric Ballester "Lumière des songes"

                    Villa Cameline, Nice



                      Quel autre lieu aurait pu mieux accueillir l’œuvre de Frédéric Ballester que la villa Cameline ? L’artiste s’en saisit avec jubilation et gravité. Architecte, il en explore les fondations, les angles tordus, l'environnement  et les lignes. Peintre, il en médite les couleurs, les matières et les reliefs secrets. Écrivain aussi, il sait  faire parler les stucs, les lézardes, les murs défraîchis par le temps.

                     Irrigué de ses fractures en lesquelles résonne un passé qu’on devine romanesque, l’artiste pénètre cet espace, se l’approprie, nous conduit dans le dédale de ses cicatrices d’où s’extraient des fantômes qu’on imagine, qu’on invoque. Car si l’artiste confronte des photographies de détails architecturaux ou décoratifs avec la transparence de la couleur, c’est surtout une histoire qui se dessine pour des présences diffuses qui se disputent à l’abandon. D’une œuvre à l’autre, une mémoire se crée ou bien se reconstruit et l’artiste s’en imprègne autant qu’il la fait sienne. Il en saisit les pulsations, la syntaxe, tout ce qui se donne pour récit avant même toute énonciation. Le mystère, le charme douloureux, le jet de couleur juxtaposé à la réalité photographique signent en creux les germes d’une fiction où l’ombre se dispute à la lumière. Ou bien s’agirait-il aussi de l’artiste qui s’incorpore à un lieu qui devient temps quand l’émotion suinte de toute part dans le silence de l’œuvre ?


                   La relation au passé s’établit également par la présence de travaux anciens imprégnés par l’influence de Support Surface. Les rapports de construction et de déconstruction, la mise à nu de la peinture et de ses constituants comme sa relation à l’espace, renforcent cet itinéraire biographique qui se donne pour fiction. Ici l’économie brute du matériau, les lignes incisives,  se heurtent à une certaine dramatisation de la couleur. On y lit encore ce tracé, cette ligne de vie d’un artiste qui tient son horizon, l’habite et parvient à le faire vivre sans s’abandonner à de seules préoccupations plastiques. Toujours puissante et sincère, l'oeuvre, avec splendeur, circule dans chaque recoin de la villa. Dans un tel silence qu'on aurait peur qu'elle se réveille. Paradoxe?