dimanche 24 janvier 2016

Sylvie Fanchon (avec Jean Luc Blanc, Michel Blazy, Djamel Kokene-Dorléans)

                     Galerie Circonstance, Nice


                         L'oeuvre de Sylvie Fauchon ce n'est pas seulement cela. Mais dans sa réflexion sur la visibilité, elle prend en étau, le texte; elle le mesure à la peinture: Et si la visibilité était aussi une expérience  du lisible? 

                    Des blocs de textes à peine entamés, leurs traces broyés par la peinture : les passer à la lumière rasante du microscope, au découpage au laser, de façon froide et objective. Écraser et donner à voir  ce que furent peut-être la poésie ou toute  représentation mentale et visuelle du monde, avec ses cahots, ses continuités, ses parcelles de rationalité et de folie, ses contradictions, ses espoirs et son pathos.
                      Ce qui va se jouer c'est, paradoxalement, l'hypothèse d' une mise en relief du texte par la mise à plat d’un espace visuel. Et aussi, la protubérance des signes et de la couleur dans leur effacement, avec leur arbitraire, leur organisation logique qui n’exigent   pas tant une représentation ou ce qui résulterait d’une mémoire mais , plutôt,  proposent le reflet de ce que le monde numérique nous abandonne comme déchets échoués sur des rivages où le temps lui-même disparaît. 
                    Pour cela, nulle esthétique n’est nécessaire: la beauté est un engagement qui ici ne trouvera nulle place. Ces blocs ne supportent pas l’aération de même que,  face à  la vitesse toujours accélérée des flux qui désormais structurent nos vies, ils revendiquent la fixité, l’arrêt du regard sur un espace clos, la réflexion sur ce temps mort qu’ils illustrent  et , pour le mieux, le miroir d’une espérance à venir, espérance sans laquelle ils seraient sans objet.

                      Cette espérance a un nom, l’art. Loin de toute nostalgie, il s’agit au contraire de retrouver les conditions d’une création qui renoue avec l’élaboration d’un sens quand les régressions  prolifèrent dans le cri infantile et la pulsion primale de ce qui nous est massivement proposé comme, par exemple, dans le slam, le street art, le graffiti… 
                          Tels sont ces nouveaux leurres qui disent transformer la boue en or. L’art serait partout, pour tous, dans l’hyper marché contemporain! Il suffirait  de crier pour dire , puisque seuls l’intensité, l’inflation, le grossissement, la démesure seraient entendus! Ou bien, dans l’art contemporain, suffirait-il de se coller au présent, de problématiser, de questionner en petit valet médiatique le politique, l’écologie, l’économie, la question sexuelle et je ne sais quoi encore, pour en étrangler tous les constituants quand  on sait que tout se joue à la racine , que c’est là que l’artiste ou le poète existe , loin des images, de la doxa sociale et de ce que l’art frelaté nous propose comme fête triste, spoliation de l’intelligence, consommation encore et encore. L'art c'est de la pensée. Ce n'est pas le spectacle du monde.

                    L’écrivain sait, fut-il essayiste ou poète, ou  bien enfoui dans quelque  expérience où se débattent le style et la pensée,  que les tentations qui l’assaillent rodent dans un même champ où la régression chamanique ou libertaire se heurte, en même temps qu’il la nourrit, à la figure tutélaire d’un discours plein, sans faille, totalisant. Il sait comme l'artiste,  que le corps -physique, textuel ou tout autre corpus artistique -  se perçoit comme frontal ou dorsal, que tout se joue là, au sens mallarméen, dans le pile ou face d’un choix arbitraire et que le supposé hasard n'appartient qu'au maître qui lance les dés qu’il a lui-même fabriqués. 
                       Pourtant peut-il encore  s’illusionner sur sa pratique quand cette expérience tient à un fil sur lequel il se meut dans la transe glacée d’un vertige, là où le réel se cogne aux affres de l’imaginaire? Car là est le danger: la séduction qui, littéralement, nous méduse, à travers tout le prisme de l’écran qui renvoie de nous-mêmes l’être que nous ne sommes pas mais que nous sommes sommés de devenir. De ce qui fut une  illusion  de liberté, l’écran, l’image sont devenus notre prison dorée dans laquelle le spectateur danse avec ses paillettes devant ses nouveaux dieux. 

                       Le propos de l’œuvre de Sylvie Fanchon ne pose ni ne prétend résoudre ces questions là. Et pourtant ce travail leur donne un écho en jouant d’une bichromie aride, d’une mise à plat du texte et de l’image sans profondeur possible. L’artiste ne nomme ni ne décrit mais articule cette imbrication du texte et de l’image quand tout s’annule et se reconstruit dans une planéité nouvelle, là où le texte s’étouffe et reprend son souffle dans les interstices de la couleur. Là surgit ce qui se veut sens et qui reste condamné à l'image.
                            
                   Alors vers quel substantif faudrait-il s’accorder pour désigner ce qui serait du texte s’il faut encore qualifier de la sorte ce qui n’est qu’un ensemble de mots saisis dans leur matérialité ? De par son étymologie le texte trouve sa source dans le tissage, c’est-à-dire dans  la conjugaison de ce qui se joue entre la chaîne et la trame. Pour que le texte advienne, un développement lui est nécessaire, de la gestation d’un outil jusqu’au désir de sens qui se noue dans la texture de cette trame.

               Le texte littéraire, à l’instar d’une œuvre d’art, est empreint  d’un projet qui se dérobe à l’immédiateté du réel. Il se dérobe à lui  parce qu’il énonce son bloc sémiotique en même temps qu’il inscrit cette tentation du vide, cette formulation de la trame à travers laquelle tout se construit sur le refus d‘un sens " réaliste" . Sylvie Fauchon écrit ce texte là, visible et illisible. L'utopie du texte saisit dans la seule matérialité de la peinture.




samedi 23 janvier 2016

Didier Demozay, "Affrontements"

                          Galerie des ponchettes, Nice



                             Nous voici donc affrontés à la peinture. Dans l’intransigeance d’un face à face d’où rien ne doit se dérober, quand, traces, forme, couleur et espace s’étalent  dans la précarité d’un équilibre et  d’une représentation utopique.
                      Car Didier Demozay saisit la peinture à sa source, au point originel où tous ses éléments cherchent leur accomplissement dans la quête d’une exactitude impossible. Toute représentation serait dès lors vouée à  cette utopie d’une finalité, de cet endroit où la peinture rejoindrait un horizon, une narration. Où la peinture se doterait d’ un sens extérieur à elle-même et qui serait son apothéose. Mais on comprend bien, au regard de cette œuvre,  que l’accomplissement même de la peinture, dans son idéal de  perfection, de pureté, de beauté, serait encore l’illustration de cette utopie qui fut sans doute celle des peintres du « Colorfield » et du « Hard Edge » . Illustration à laquelle Demozay se soustrait en reprenant tout à la source, en ne travaillant que sur les seuls constituants de la peinture,  dans un acte radical, pédagogique.

                          Maurice Blanchot dans  le livre à venir écrivait: « Jamais un tableau ne pourrait seulement commencer, s’il se proposait de rendre visible la peinture. »  Le peintre est bien celui qui nous soumet à l’expérience de cette visibilité quand il en énonce les leurres et les contraintes, quand il dévoile la fragilité d‘une mise en scène, l' ambiguïté de ce qui se trame, quand il joue et déjoue les pièges de la perfection et de la séduction. C’est tout l’attirail « artistique » qui est exposé, en creux, et qui est retravaillé, mis à distance , jusqu’à la disparition de l’artiste.
                       Par leur dimension, leur simplicité revêche, leur apparence inaboutie, les toiles de Didier Demozay mettent en scène cet affrontement avec celui qui regarde.

                      Le spectateur est pris à parti, frontalement, et ne peut se dérober à ce que l’artiste désigne. La couleur germe , disgracieuse, souffrante, et se construit dans notre regard. La forme s’installe, hésitante, baveuse, cherche sa place… Mais, on ne sait comment, tout prend forme et se met à vivre par la seule grâce de la peinture. Les vides s’agitent, les champs colorés se toisent , s’élaborent  et voici que nous nous surprenons à compléter mentalement ces toiles que l’artiste nous a livrées entre ébauche et finitude.
                        L’espace prend une résonance particulière, un corps à corps s’installe, la toile nous regarde. Nous résistons. Elle nous répond. Nous sommes pris dans sa matière fœtale, à l'aube de toute intensité, dans les balbutiements d'une géométrie, dans la gestation des couleurs. Nous voulons la voir naître alors qu’elle est là, déjà présente. 

                      Didier Demozay n’est pas un passeur de rêves; il nous confie les clés de la peinture pour une œuvre ouverte  que nous sommes invités à construire mentalement. Cet affrontement est celui d’une expérience des limites, celle ces espaces, des corps, des pensées. Tout se fait ici, sans bordure et sans fin. L’art est cette expérience et, face à ces toiles, nous devenons aussi des créateurs. Sans fin, l’artiste et l’œuvre s’observent.





samedi 2 janvier 2016

Quentin Derouet, "Les larmes d'Eros"

         


     Galerie Helenbeck, Nice
    
                       Quand, d’ordinaire, une exposition nous  propose de circuler dans un espace qui permet le dialogue des œuvres,  nous pénétrons comme par effraction dans cet univers autre, qui interroge la peinture en nous désignant aussi les contours de son  ailleurs: Un territoire paradoxal quand le signifiant même  de la peinture, le pigment, met en scène ce qu’il serait censé représenter alors qu’il énonce et dévoile le récit  même de son essence. De cette torsion du sens , de cette mise en abyme peut-être,  un territoire poétique s’organise et impose son empreinte sur ce qui se donnerait pour de la  peinture…

                          Or, pourtant, la peinture est ici absente: il n’y a que la rose, dans sa matière et dans sa force symbolique. C’est toute une histoire, une culture, une civilisation que cette fleur incarne. D’une intensité telle  qu’ici, elle se refuse à toute anecdote et qu’elle ne  peut  se permettre désormais de se formuler sinon qu’en tant que blason et concept.

                   Entre ces deux pôles de la matérialité et d’une représentation quasiment abstraite, Quentin Derouet ne célèbre pas la fleur: il laisse celle-ci écrire sur la toile sa propre partition. La rose est ainsi soumise à ses propres variations, au jus de ses décoctions , de ses traces, de ses arrachements. Elle étale ses blessures. Elle se soumet à ses fragments de pétales, à ses brûlures, aux gestes et aux caprices de celui qui s’en empare pour une estafilade ou un baiser. Ou de qui la cicatrise

                            Avec la fleur,  l’artiste énonce  la peinture. Il faudrait dire: il peint la peinture. Celle-ci se dévoile en son essence quand, sur la toile, il  renvoie l’écho de ce que furent les Nymphéas de Monet  ou les déchirures altières de Cy Twombly. De lointaines citations pour nous inciter à fouiller la trame de ce fond végétal, de ce magma de vie et d’extinction d’où suinte la mélancolie de la couleur.
                        Car la rose est triste. Elle arbore ici la grandeur d’une histoire fanée, les réminiscences d’un sang coagulé ou les cernes braise et cendre du regard ou du sexe . De ses déclinaisons de rouge, d’ombre et de flamme éteinte,  la rose se fronce dans le violet, elle ourle ses reliques et ses  pétales dans  les teintes du deuil.
                Mais ceci n’est pas la vérité: l’art ne sera  toujours qu’un ailleurs qu’on désigne. Si la nostalgie se donne ici à voir, si elle s’exhibe dans tous les atours de la séduction, si elle ose même célébrer la beauté, c’est que ce parcours se développa aussi dans un autre domaine, celui d'une  naissance.
                 En effet, Quentin Derouet travaille désormais, en collaboration avec l’entreprise de création de roses, la famille Meilland, à l’élaboration d’une nouvelle fleur dont  le pigment permettrait la plus belle trace quand on l’écraserait sur un support… Ainsi cette aventure artistique trouve-t-elle sa source non pas dans une vision de la nature, une image,  mais dans sa matière organique, dans ce fil biologique d’où la couleur va éclore. La peinture ce n’est plus le pinceau, mais bien ce qu’elle fut dans ses tâtonnements, dans la peinture rupestre, les végétaux macérés, les traces brûlées, les lignes encore incertaines. Une histoire inscrite dans son balbutiement. 

                Dans cette œuvre faussement douce, ni même acidulée, mais convulsive dans l’état de son  magma originel, nous voyons ruisseler une lave, rose, tendue: toute la violence d’une poésie qui se terre dans le regard douceâtre  de celui qui contemple son miroir dans la recherche de l’image d’une  fleur immortelle que ce miroir lui rendrait. Le piège empoisonné de l'image. Son paradis.





mardi 29 décembre 2015

Quentin Spohn


Galerie le 22, Nice.  Exposition Gabriel Méo, Delphine Trouche, Quentin Spohn.


                   Quentin Spohn ne cesse de surprendre. Alors qu’il nous avait habitués à d' immenses dessins  dont la charge charbonneuse tendait à étouffer l’espace, à le contracter dans l’horizontalité d’un récit toujours inachevé, le voici qui saisit  maintenant cette histoire à contre-pied. 
                       En effet, en contradiction avec cette représentation tentée par le réel mais malmenée   par le biais du burlesque et du fantastique, l’artiste nous  livre ici  un regard distancé sur une  pratique qu’il poursuit néanmoins par ailleurs comme un journal de bord quotidien, avec ses parcelles d’obsessions, d’images sociales,  dont la résonance ne cesse d’envahir celui qui s’y trouve confronté.

                       Ces nouvelles  œuvres s'affirment  comme une mise à distance, une analyse , un regard lucide sur  cette fresque qui se  développe sur la crête d'une ligne narrative qui s'écoule dans  le flux d'une vie chargée d'images de coercitions, de fantasmes... Loin de l’horizontalité, de la linéarité discursive, de l’épaisseur de la figure et de la frontalité à laquelle la pierre  noire donne tout son poids,  nous voici maintenant plongés dans la légèreté d’un module  dont les six pièces exaltent la transparence, la tentation de la verticalité,  la finesse du trait et les effets de l’effacement.
                Nous voici aux confins de l’abstraction, comme dans ces peintures chinoises des Montagnes Jaunes, tout en élévation et en disparition par le jeu des brumes et des reliefs bien que saisis dans la réalité d’une surface plane.
                          Les jeux du trait et du gommage nous convient à  une traversée des apparences qui met à nu la trame même du dessin. La grille d’une composition improbable, comme le filigrane qui garantirait l'authenticité de l'oeuvre, tend à sourdre comme la promesse d’un récit qui se cherche encore  à l'instant de son balbutiement. L’artiste nous confronte à cette origine où le dessin n’est encore qu’un creux, une hypothèse, un support sur lequel  l’empreinte d’un sens se désire et se refuse tout à la fois. Ou bien Quentin Spohn veut-il exhiber l'envers du dessin, son négatif, dans la nostalgie d'un vide, d'un ailleurs, d'une utopie. Et sans doute lui faudra-t-il, tel Sisyphe, toujours et encore recommencer, arpenter l'espace, le charger de la graphie de cette pierre noire jusqu'à l'effacement, dans l'épuisement de ce qui serait figurable.

                           On sait que "dessin" et "dessein" sont issus  d'une même étymologie, dans l'évocation d'un projet,  et que ces deux mots désignent   en quelque sorte les deux rives d'un même courant  aux flux parfois contraires, celle de la réalisation de l'oeuvre et celle de sa construction mentale. C'est cet interstice que l'artiste nous donne à voir, une zone grise, envoûtante et dangereuse, un territoire à la mesure de nos errances et de nos soifs d'aventure.

vendredi 6 novembre 2015

Patrick Lanneau

La conciergerie Gounod, Nice

                       





                 La puissance interne de la peinture l’arrache au motif, à l’imagerie plate où se blottit le plus souvent la représentation. Cet arrachement  procède ici à la fois de l’intensité  de la couleur et de la qualité de la matière quand celles-ci émergent du  geste du peintre tant au terme d’un cheminement mental que par le jeu de ses tâtonnements sensitifs et de ses errances oniriques . Surgissent alors ces  images mentales qui se développent au gré des pigments, des colles, des coulures, des séchages jusqu’au point où la peinture, glorieuse, surgit dans toute son incandescence.
                  Abstraction et figuration se dissolvent alors et le réel est saisi dans cette gangue lumineuse qui restitue  le monde à sa source, à son point originel, vierge de toute narration. La seule histoire du chaos et d’une construction.
                 Ici cette ébauche de représentation procède à la fois du paysage et du portrait mais il ne faut pas en espérer une architecture, des éléments de psychologie ou une quelconque  référence au réel. Celui-ci n’est que le seuil d’un cheminement qui conduirait à énoncer ce que la peinture doit être - non pas le réel conçu comme modèle ou comme cible mais  un passage, un filtre où les sens s’affrontent et se confrontent pour rendre compte d’une matérialité nouvelle.
                  Ainsi Patrick Lanneau crée-t-il un monde. Des paysages ou des portraits saisis à l’aube de leur existence,  un paradis perdu du peintre comme écho à cette lumière qui se façonne dans une gangue picturale pour seule prémonition du monde. 
              Ordre et désordre rodent dans le corps de cette œuvre étonnamment vivante. Les tons vibrent, les couches successives scintillent ou s’éteignent. Ce monde est en train de naître. Il se nomme la peinture. Et la lumière fut.



jeudi 15 octobre 2015

Max Charvolen, "Frontières et passages"

 Galerie Depardieu, Nice




                       Depuis les réflexions sur la peinture, sa matérialité, ses conventions,  entamées au début des années 70 par les artistes de la mouvance de support-surface, Max Charvolen n’a cessé de poursuivre cette recherche sur les constituants du tableau, les formes et  la couleur. Enrichi par son expérience de l’architecture, il nous livre aujourd’hui une œuvre subtile et spectaculaire tout à la fois, qui ne renie rien de son travail passé mais qui s'enrichit  de nouveaux horizons.

                     Tout prend ici racine sur des bâtiments réels dont certains éléments  ont subi l’empreinte de la toile. Mais celle-ci est découpée, travaillée, collée, cousue, déchirée, comme vouée à une expérimentation permanente de l’espace. Parfois fine, presque simulant des espaces de transparence, quand,ailleurs, elle s’agrège à d’autres fragments de toile, se fige dans des épaisseurs sur lesquelles la  couleur s’imprègne vers des trouées de vide ou bien s’exhale sur les contours. La peinture tient alors  du bas relief avec ses creux, ses volumes, son bâti. Elle joue sur toutes les variations de la structure,  elle se module sur des effets de disparition ou d'apparition quand elle étale ses béances contre le mur ou, au contraire, lorsqu’elle se renforce de cernes sur les bords comme dans l’attente d’une figuration possible.

               « Passages et frontières », tel est le titre de cette exposition qui nous fait circuler dans les entrailles d’une œuvre qui déploient la circulation des formes et des couleurs. Canalisées par des frontières mouvantes, incertaines, qui se cherchent  dans l’espace. Baveuses, évanescentes ou lourdement soulignées sur ses bords, celles-ci ne livrent rien d’autre que les différentes modalités de leur possible. C’est à cette analyse minutieuse et superbement structurée que se livre l’artiste en jouant sur toutes les gammes de la rigueur, sans jamais sombrer dans une esthétisation factice ou dans la tentation narrative. Un travail fait d’équilibre et d’obstination qui laisse toute sa part à l’intelligence: Une belle méditation, très méthodique, sur les contours d'une peinture qui n'a pas dit son dernier mot.









mardi 6 octobre 2015

Ibai Hernandorena

Villa Arson, Nice "L'après-midi" avec Julien Dubuisson, Lidwine Prolonge et Jean-Charles de Quillacq.








          Sans qu’on y prenne garde, la contemplation d’une œuvre d’art relève d’une attitude corporelle, de déplacements physiques  qui se mêlent  à une expérience temporelle vécue sous le signe de l’opposition entre immobilité  et vitesse. On ne saurait aborder le travail d’Ibai Hernandoreva  sans recourir à cette perturbation  de l’objet final à l'instant où il se confronte à la dynamique d’un regard. En effet, la photographie, la vidéo, la peinture, l’installation, tout, puisque les moyens convoqués résonnent ici de concert, renvoie à ce trouble de l’image qui résulte d’une architecture incertaine, mouvante, où le corps n’est jamais absent  sans être jamais visible. L’œil bouge et l’œuvre résulte ainsi d’un mouvement. La cible demeure ce réel qui se manifeste à l'instant même où il se dérobe...



          A l'évidence Ibai  Hernandoreva joue du grand écart entre la gestation  d’une forme et de ce que celle-ci  donne à  représenter. Dans « Carénage », l’artiste crée  en relief l’incarnation vide d’un corps saisi dans la vitesse d’une moto. Sculpture en creux comme méditation sur  le réel toujours aux lisières de sa disparition. Le réel est désigné ici comme une empreinte de résine, l’enveloppe fugace d’une peau semblable à une chrysalide qui aurait contenu la matérialité de la vitesse. Dans « le rêveur », photo et vidéo se superposent dans un relief subtil où les modulations  à peine perceptibles  du feuillage ponctuent l’image comme pour mettre en réserve la réalité de celle-ci. C’est encore l’assemblage, l’architecture qui structurent cette scène onirique qui tâtonne entre l'hyper réalisme  et l'illustration du faux. Illusion, artifice se déclinent quand le réel se dérobe par des jeux de décalage, de saturation des couleurs ou, au contraire, se désigne par l'effacement , les cartes postales et les papiers carbonisées...

           Le réel c'est aussi ce qui baille entre la nature et l'architecture, cette présence précaire des lignes et des structures qui perdent toute réalité propre quand elles n'existent que par le jeu de l'exposition comme en témoignent les éléments architecturaux empruntés à Jean Prouvé et qui sont disposés comme des tableaux...
             Rares sont les artistes qui dans la diversité des formes et des techniques employées  parviennent à exprimer cette relation conflictuelle entre le monde et sa représentation. Ibai Hernandoreva nous en restitue l'image troublante et fragile d'un univers qui oscille entre la rigueur et une réflexion poétique sur les relations de l'art et du réel.










Communiqué de presse:

Cette exposition est un temps de restitution/confrontation des expériences autant individuelles que collectives de quatre artistes résidents à la Villa Arson, dans le cadre du programme de troisième cycle 5/7 Pratique | Production | Exposition.Mathieu Mercier, artiste et commissaire invité, met en lumière l'originalité propre de chacun, tout en tirant les fils qui les ont rapprochés tout au long de leur aventure commune de deux années. Chacun des artistes entretient notamment un rapport particulier à l'histoire, qu'il soit généalogique, culturel ou fictionnel. C'est ainsi que leurs œuvres rejouent souvent des épisodes de la modernité dans le contexte contemporain.

 En plus d’évoquer les idées souvent heureuses et parfois mélancoliques que l’on associe au mot d’«après-midi», les artistes ont voulu situer géographiquement leur travail dans ce midi de la France auquel appartient la ville de Nice et temporellement dans l’après que le troisième cycle de la Villa Arson représente pour leurs études et pour leur carrière.

 C’est ainsi qu’ils ont participé durant deux ans à un programme de recherche et de production intitulé 5/7, créé en 2013 et codirigé par Pascal Pinaud et Joseph Mouton, respectivement artiste et poète, tous deux professeurs à la Villa Arson. Durant leur longue résidence, ils ont pu profiter des infrastructures de l’école et du centre d’art comme de l’expertise des intervenants invités ad hoc.

L’après-midi constitue l’aboutissement de leur travail en atelier, nourri aussi de voyages, d’accointances locales et de l’amicale fréquentation qui les a eux-mêmes rapprochés dans l’enceinte de la Villa. Artiste et commissaire invité, Mathieu Mercier a accompagné leur aventure et conçu avec eux une exposition qui, respectant avant tout chaque individualité artistique, montre aussi le terrain commun de leur confrontation.

 Il se trouve que tous les quatre s’intéressent explicitement à l’époque de la modernité : elle représente l’Histoire et un réservoir d’histoires pour eux qui, ayant grandi dans l’ère du postmoderne et de ses séquelles, forment la génération d’après.

 Né en 1978, Julien Dubuisson expose un travail de sculpture et de sculpture installation ; né en 1975, Ibai Hernandorena manifeste son intérêt pour l’architecture à travers divers médiums ; née en 1977, Lidwine Prolonge travaille entre performances, événements et archives ; né en 1979, Jean-Charles de Quillacq accompagne ses sculptures de photos de famille et autres légendes. L'APRÈS-MIDI Julien Dubuisson, Ibai Hernandorena, Lidwine Prolonge et Jean-Charles de Quillacq
 Commissariat : Mathieu Mercier

mercredi 30 septembre 2015

Thierry Lagalla, l'esperiença plata (The Flat Experience)

          Espace à vendre, Nice


                 Une exposition de Thierry Lagalla s’envisage comme une incursion dans  un  parcours narratif semé de pièges visuels et de chausse-trappes linguistiques. Ici tout est faux car le réel se dérobe dans le jeu des images d’Epinal, de la figuration carnavalesque que les jeux de mots malmènent et façonnent tout à la fois.

                Le réel c’est donc bien ce point aveugle qui est l’alpha et l’oméga d’une œuvre mais ce réel est biaisé, perverti par tous les systèmes de représentation, à commencer par celui du langage lui-même. Au début était le verbe grimaçant, l’étymologie clownesque et  l’artiste funambule sur ce fil incertain. On entend ici ce monologue de Macbeth: » La vie est une fable pleine de rage et de fureur racontée par un idiot et qui ne signifie rien. » Comme pour Shakespeare qui montre le vrai comme une mise en abîme du faux et qui joue du double sens et de l’équivoque, Lagalla, dans son histrionisme assumé, défie le réel. Pour Shakespeare le monde est une scène, pour Lagalla il n’est qu’un décor. 

               Un décor est un voile, une peau d’apparence prise en tenaille par les contorsions de la langue et l’épuisement de la représentation quand elle se meut dans les images d’Epinal, la peinture et ses artefacts, le dessin… Mais tout est faux, copie de la copie. Le dessin peut prétendre à la photographie, la peinture donner l’illusion de la matière. La figuration ce n’est que cela.

               Alors autant montrer ce trivial, le démonter en amont par les jeux de langage, les pièges étymologiques qui se saisissent de toutes les habitudes, les certitudes et de leur corollaire, la figure de l‘artiste et ce qu‘on peut attendre de lui..

              A cela, Thierry Lagalla répond par l’expérience qui détricote le maillage de l’art et du langage, exhibe l’auto portrait  dans sa vanité  goguenarde quand elle se réduit à la reproduction de sa reproduction dans un circuit de natures mortes charcutières, d’icones patatières et d’usines à gaz… 

            « L’esperiençia plata, The Flat Experience: La métaphore d’une sole. L’entre deux entre la langue nissarde et l’anglais pour étirer le sens jusqu’à l’absurde. Chaque œuvre répond à une autre dans le grand écart des techniques convoquées, avec des clins d’œil à l’histoire de la peinture  et les  mots à double sens qui la perturbent.

           L’idiot est un philosophe. Il sacralise la mortadelle aussi bien que l’hêtre. Et tout langage n’est que ce métalangage dérisoire dans lequel l’artiste se débat et construit son œuvre sur l’équilibre d’un fil narratif qui nous égare pour mieux nous éclairer. L’expérience plate qui éclate la patate.

 




vendredi 11 septembre 2015

Emmanuelle Negre

Villa Cameline, Nice







               Voir ou regarder engagent le spectateur dans un rapport trouble quant à sa passivité supposée ou sa conscience de l’ acte mental qui l’implique dans un dispositif critique entre ce que est réfléchi dans l’espace, la source qui diffuse la lumière, et l’iris de l’œil qui la reçoit.
  
                 Emmanuelle Negre s’empare du cinéma comme medium et dissèque cet espace entre l’écran et le projecteur en mettant en parenthèse ces supports pour explorer l’autonomie de la lumière à l’instant où une fiction la traverse. Le champ filmique, dans son continuum, est un temps qui se matérialise non seulement par son flux lumineux mais également par les résidus de fiction qui le parcourent. Car il n’a pas de temps ou d’image sans narration et tout apprentissage du réel, parce qu’il renvoie nécessairement à une culture et à une conscience, devient  une expérience périlleuse que seule l’analyse du flux lumineux nous permet de mesurer.

                    Le cinéma fabrique du mythe. Culturellement marqué, il nous aveugle, refoule ce qui se trame entre le projecteur et l’écran. Aussi est-il nécessaire de s’abstraire du récit, de ses constituants, et du mécanisme mis en œuvre entre la source lumineuse et celui qui qui la reçoit. C’est dans cet interstice que se joue l’expérience optique d’Emmanuelle Negre.

                  Ici s’insinue l’immatériel que l’artiste sculpte par des jeux de miroirs, des filtres et tant d’autres subtils dispositifs qui nous permettent d’appréhender  le jeu de déformations, de réfraction, de recompositions qui influent sur le narratif avant même qu’il ne se formule. Cette lumière là est en soi un artifice qui anticipe la fiction, la modèle, et à son dépens, la charge de sens. Cet immatériel est paradoxalement un signifiant matériel.

                     Emmanuel Negre, littéralement, nous donne à « réfléchir » sur ce que nous croyons voir. Elle nous permet de comprendre comment les torsions, les ruses, les multiples facettes de cette lumière, sont des leurres qui nous éclairent.
                     Une définition possible de l’art?


samedi 5 septembre 2015

Claudine Dupeyron. L'envol.

La conciergerie Gounod


             


                 A l’origine, ce furent des coquillages, des os, du bois. Puis les métaux qui permirent de les assembler, de les façonner. Les colliers apparurent sans doute, au milieu d’autres bijoux, entre tant de  totems des mythologies anciennes quand  les objets propitiatoires renvoyaient aux codes tribaux, esthétiques et sociaux. Tout en s’inscrivant entre l’imaginaire et le réel, leur force symboliques préludait à l’apparition d’une identité, a l’expression du sentiment individuel en même temps que, peu à peu,  se dissociaient sculpture et orfèvrerie.

         Claudine Dupeyron ne renoue pas avec ce fond archaïque mais en explore plutôt les cheminements par son retour à ce moment  où l’objet balbutie encore avec cette nature dominatrice qui le porte et le façonne. Non plus en amont du primitif mais en aval des matières charriées par la mer, érodées par le temps. Ainsi dessine-t-elle autant qu’elle les sculpte, les contours d’une géographie humaine quand les corps seraient en attente de ces parures pour en devenir le socle: des sculptures donc, des battements d’ailes mêlés aux flux telluriques, des sédiments échoués, des déchets de mémoire…

              C’est la nature qui accomplit ici son travail par la force des éléments. Le feu, l’éclatement des minéraux, l’écrasement, la fusion, les agglomérats, la dislocation d’où surgissent des traces incertaines qui préfigurent cette métamorphose à laquelle l’artiste les soumet. Car les matières, désormais fondues, broyées, malaxées, élimées, sont assemblées, liées, tendues pour former ces formes hybrides qui se déploient  dans l’espace, magiquement aérés par les boucles des chaines des colliers et les grilles -les griffes? - d’une  ferraille statuaire. Surgissent alors d’improbables sertissures pour des pendentifs venus de nulle part quand l’écho des origines s’échoue sur ce  travail minutieux, quand chaque pièce parvient à trouver sa propre dynamique.

         Il y a ici le geste chamanique de cet après, de cet instant d‘après l‘écho. Quand l’artiste recompose le temps dans un rêve démiurge. Des broches, des agrafes apparaissent et la couleur s’extrait de la matière, des attaches de fer ou de cuir; elles seraient aussi bien l’adjonction pour un corps que l’extension de celui-ci. Cicatrices ou séduction. Scarification pour un rituel qui, ici, laisse le corps en suspension. Mais on devine que le corps, en creux, en est bien l’espace, la finalité.
         Dans cette œuvre circule un étrange réseau de fibres indistincts, traversé d’une électricité mystérieuse: Se parer d’un bijou c’est aussi s’emparer d’un signe et quand celui-ci devient un objet d’art c’est le geste même de la création qui s'expose.