samedi 10 mars 2018

Nikolaus Gansterer, "Con-notations"


Villa Arson, Nice, du 10 mars au 27 mai 2017



Il est difficile d'envisager une simple ligne comme porteuse de sens. Pas plus d'ailleurs que celle-ci ne contribuerait à une forme qui se réduirait à elle-même. Aussi que l'artiste veuille la soustraire à sa seule portée esthétique ou organisationnelle, il lui faudra alors recourir à cette extériorité des choses telle qu'elle préside à l'objet ou qu'elle s'articule au vivant, au biologique, dans tout ce qu'ils drainent comme apparence d'éphémère et d'instabilité. Le dessin seul ne pourra donc, au delà de ses jeux de recouvrement et d'effacement, en fournir une représentation s'il ne s'articule lui-même au vécu, à la performance et à l'exploration de ce que serait la ligne quand on la conceptualise au-delà d'un projet artistique.
Or Nikolaus Gansterer choisit de remonter le fil rouge du dessin pour, en quelque sorte, l'extraire des conventions qui le coupent de la réalité de la ligne dans toutes les modalités de la nature. La ligne souligne les contours, délimite des frontières tout autant qu'elle isole la forme qu'elle enferme. Aussi l'artiste met-il l'accent sur l'accidentel, le hasard, l'in-pertinence, non pas par son propre travail mais à l'intérieur du concept de dessin et de ligne qu'il interroge à travers l'espace, le corps ou tous ces dépôts de signes qui y affèrent et jonchent notre quotidien. Il recourt alors à des projets collaboratifs pour lesquels il fait appel à des compétences diverses. Il s'adonne à la recherche d'objets infimes qui se réduisent à des lignes balbutiantes et à des accès de couleur.
La nature, le monde ne seraient que l'univers d'un dessin qu'il faudrait savoir regarder avant de le contraindre à toute signification. Ce dessin porte en lui la trace de sensations contraires ; il peut s'exprimer dans la surface plane quand celle-ci rebondit dans l'espace par l'ajout d'une sculpture aérienne , mais on y devine encore la charge de la lumière, les sinuosités de la danse, la juxtaposition fiévreuse et chaotique de tous les procédés que l'artiste convoque.
L'empreinte de la ligne et de ses courbures s'empare du mur, du sol, de l'installation. Elle définit les mots eux-mêmes qui sont saisis dans la gangue d'une forme et d'une signification. C'est aussi cette gangue qu'il importe de  briser pour en exprimer toute l'essence. Mais le dessin est aussi une histoire de temps, de gestation, d'érosion et d'effacement. C'est ce point aveugle que l'artiste nous rend visible. Les grandes œuvres savent parler en dehors des mots comme elles savent s'affranchir de l'espace et du temps. Elles portent seules cette puissance d’exister par elles-mêmes.


lundi 5 mars 2018

Caroline Trucco et Camille Franch-Guerrra, « Chergui et déroutes »


                                   

                                     Qu'un vent mauvais les ait emportés, ces exilés, vers des espaces aux contours indéfinis ou bien que deux artistes aient fait le trajet inverse pour en recueillir des fragments de récit, voici ce qui donne naissance à une exposition elle-même « déroutante »: Non adossées au mur, les œuvres sont entassées en vrac contre lui, à même le sol. Ce qui les rend invisibles si on ne fait l'effort de s'en emparer. Mais ce projet reposant sur l'idée de déplacement répond à la trajectoire des artistes. Celle-ci s'est réalisée à travers un voyage dans un contexte marocain jusqu’à l'enclave espagnole de Ceuta, porte d'un supposé paradis. La restitution du projet se réalise par la récolte de documents, photos, cartes, textes, vidéos qui tissent la trame d'un récit transitoire à l'image de ceux qui l'expérimentent.
                                      L'installation s’apparente alors à un « dépôt scénographie » selon l'expression des artistes, comme on évoquerait un legs transitoire, une réalité passagère, avec peut-être l'idée lointaine d'un « mandat de dépôt ». Car en filigrane de cette odyssée chaotique, une part d'ombre se heurte à la lumière bleue du ciel et de la mer. Elle est la matière de cette écriture instable, parcellaire, qui restitue une histoire où s'entrelacent des destins et les témoignages, ou plutôt les traces personnelles de celles qui les ont récoltées.
                           A la fois autobiographie et documentaire, l'exposition déjoue les codes d'une scénographie conventionnelle. Mais surtout elle nous propose un espace émietté pour lequel le visuel ne serait que la partie émergée de ce qu'il faut vraiment voir. Les vues d'ensemble, les détails se heurtent ici à cette invisibilité qui reste la part la plus intense d'une expérience ou d'un voyage. C'est cette invisibilité qui se pare de fragments pour énoncer les mots ou les images d'un récit. Et les formes d'un espace qu'il nous revient de reconstituer. Mais toujours de façon transitoire. L'errance est infinie.

Michel Gathier, La Strada, N°289

Galerie le 22, Nice du 19 février au 31 mars 2018



dimanche 4 mars 2018

Tatiana Wolska, "Habitat potentiel pour une artiste"





Auraient-ils été directement charriés de la mer jusqu'à l’antre de la galerie de la Marine, tous ces agglomérats de bois – contreplaqué, planches , écorce, isorel, éléments de meubles ? Tous décrivent  l'usure et le hors d'usage, le dépôt hors du temps, l'échouage et l'empilage comme traces ultimes d'une catastrophe.
Mais pourtant tous ces signes s'annulent ou plutôt, s'inversent. Tous ces débris se recomposent pour désigner l’envers de ce qu'ils montrent. Ainsi cet empilage n'est pas qu'une extériorité mais bien un intérieur avec ses conduits, ses corridors, ses odeurs de bois, ses rappels organiques. De même cette organisation labyrinthique fait-elle écho à une rêverie ludique, à ce quelque chose qui tiendrait de la cabane d'enfant et de l'île déserte. Les lectures s'entremêlent, les images se brouillent, rien n'est d'équerre dans cette architecture instable : il faut se tordre pour en épouser et en éprouver la structure. Mais cette torsion-là n'est-elle pas justement celle de l'artiste quand elle veut se créer son « habitat potentiel » ?
Insouciance et gravité, liberté et étouffement, tout participe ici d'un même flux où les formes se modèlent dans des installations précaires. Fragilité mais désir d'un ventre, d'une chaleur sécurisante. Espace ouvert à tous vents mais figure de l'enfermement. Il y a aussi  bien sûr cette réalité qui se heurte à tous les rêves : le naufrage de notre monde quand il devient une décharge, une accumulation de rebuts. Et quand des êtres humains y croupissent dans des taudis et des bidonvilles.
Tatiana Wolska parvient, sans pathos et par une parfaite neutralité de ton à nous faire ressentir toutes ces dualités. Elle nous montre combien nous sommes si peu en prise avec le réel, mais combien l'imaginaire peut lui insuffler du sens. Si le rôle de l'artiste consiste à se saisir de la poésie et de la fiction pour proposer un monde meilleur, alors Tatiana Wolska aura parfaitement accompli sa tâche.

Michel Gathier, La Strada N°290



Galerie de la Marine, Nice, du 24 février au 10 juin 2018


vendredi 2 mars 2018

Martin Miguel, "Cordeaux espiègles"



Galerie Depardieu, Nice du 1 au 24 mars 2018


C'est à la fin des années 60 qu'un certain nombre d'artistes se lancent dans une réflexion analytique et critique sur la peinture, à partir de quelques individualités ou de groupes tels que Support-Surface ou le Groupe 71 avec Isnard, Charvolen, Chacallis, Miguel... Longtemps après, Martin Miguel demeure fidèle à cette volonté de se confronter à la matérialité fondamentale d'une œuvre : Son rapport au mur, au dessin , à la couleur. A cette quête de l'origine, il y faut l'humilité du maçon et du bâtisseur. Le fil conducteur sera donc « le cordeau », celui qui normalement délimite une ligne droite et permet de visualiser un plan vertical. Mais celui de Martin Miguel se veut « espiègle ». Il est une artère qui irrigue le ciment, qui se rétracte hors de la matière du béton brut en y laissant l'empreinte d'un dessin puis la réalité d'une armature de fer.
Ainsi l'artiste déjoue-t-il les contraintes du bâti et du géométrique en revenant aux sources mêmes de l'art pariétal. A l'origine, dessin, couleur et architecture fusionnent dans une unité à la fois utilitaire et symbolique ; fonctionnalité, mythologie et rites s'inscrivent dans la matérialité d'un bâti. Martin Miguel laisse le cordeau imprimer sa marque dans le corps du matériau. La ligne droite s'adonne au paradoxe et à l'espièglerie des courbes, elle s'extrait de sa gangue pour délimiter le mur et revient tracer son dessin dans le béton là où la couleur se diffuse. La matière alors est traversée de sillons, elle explose en marbrures, elle est vivante. Elle parle un art immémorial.


Exposition précédente de Martin Miguel à la Galerie Depardieu, 2015
https://lartdenice.blogspot.fr/2015/06/martin-miguel-au-fil-du-fer-et-du.html




lundi 12 février 2018

"Pause Déjeuner", présentée par Entre/Deux

Caisse d'Epargne Masséna, Nice


Agnès Vitani, Barbarpurple, Feutre et mousse expansée

Alors que « la Cène » désigne le repas du soir avec une connotation religieuse, la « pause déjeuner » nous transporte dans un autre univers artistique plus proche du « Déjeuner sur l'herbe » ou des ripailles flamandes... Quoiqu'il en soit, il importe ici de briser les flux du travail ou la circulation de l'argent que l'espace d'une banque induit, pour une méridienne, une parenthèse gastronomique dans laquelle le visiteur s'adonnerait à la «gratuité» y compris dans son sens étymologique  de « ce qui est agréable ».
Le thème du repas est l'un de ces ces vecteurs qui traversent et ordonnent l'histoire de la peinture. Parce qu'il entretient une relation essentielle au biologique mais aussi qu'il incite au partage et à la convivialité. Aussi ce thème s'ouvre-t-il à tous les possibles, au rire comme au sérieux, à un regard sur l'écologie, une escapade nostalgique vers le rêve ou l'intrusion dans l'énorme ou le dérisoire. Qu'importe, puisque nous sommes conviés à une « pause », une rétention de sens, un arrêt dans le temps, une éruption de liberté.
L'intérêt d'une telle présentation réside justement dans cette profusion d'approches visuelles qui se heurtent dans une joyeuse cacophonie comme si les voix des artistes laissaient entendre ici leur gouaille, leur poésie, leur inquiétude... Un rythme coloré, multiforme par ces peintures, installations, sculptures ou photographies, soutient cette exposition où le spectateur expérimente l'humour, l'ironie mais se trouve aussi confronté à une réflexion sur l'organisation d'un espace et le foisonnement des formes et des couleurs qui le structurent. L'univers doucereusement coloré d'Agnès Vitani se développe dans une beauté inquiétante : Ce « barbarpurple » est-il l'écho d'une enfance, l'image boulimique d'un espace en gestation ? Les natures mortes de Philippe Mayaux ou de Thierry Lagalla ne disent-elles rien d'autre que leur jeu sur le détournement de sens ? Chaque œuvre suscite ainsi sa propre saveur pour la gourmandise du regard.

Artistes : Martine CAMILLIERI, Marc CHEVALIER, Claire DANTZER, Noël DOLLA, Thierry LAGALLA, JeeYoung LEE, Philippe MAYAUX, Agnès VITANI
Commissariat : Entre I Deux, Lélia Decourt & Rébecca François

Claire Dantzer, "Éphémère et corruption", 20 kg de chocolat et bois


Du 10 février au 15 juin 2018


vendredi 9 février 2018

Nasr-Eddine Bennacer, Galerie Depardieu, Nice




« Les voyages vers l'avenir à travers la mer du passé » :
 Un joli titre qui actualise cependant une crise contemporaine à travers les flux de temps quand ils se cognent à l'espace. Cet espace-là est ouvert, informe, au point de perdre tout contour, voire toute réalité physique, quand il se réduit aux flux de l'économie comme défi à toute géographie.
Si Nasr-Eddine Bennacer met en question le mondialisme, puisque tel est le sujet de son œuvre, c'est dans le sens d'une mise en examen qui déboucherait sur un non lieu. Aussi n'y a-t-il pas procès mais plutôt un « état des lieux », avec un relevé d'indices qui suffisent à dire le monde tel qu'il est. Cet état se réduit ainsi à un dehors, à une forme d'irréalité, à un hors topos - c'est à dire à une forme d'utopie réalisée. Un oxymore donc, de ceux qu'affectionnent les artistes quand il devient le champ de tous les possibles, aussi contradictoires soient-ils, et qu'il s'accorde à la multiplicité des techniques dont ils disposent.

N-E Bennacer décrit avec une parfaite maîtrise de son art cette circulation qui réduit les voyages à des flux de marchandises, qui condamnent tout homme à l'exil, fût-il intérieur. De l'humanité ne subsistent plus ici que des épaves de sens que l'artiste dessine, peint, assemble dans de puissantes techniques mixtes ou de subtiles installations. La force esthétique des signes convoqués -jeux sur des langues anatomiques ou des tours de Babel – suffit à donner sens au seul témoignage sans que l'artiste n'ait à recourir au pathos ou à l'argumentation. Tout est saisi dans une forme d'évidence qui exclut tout débat. L'artiste parvient à définir l'essentiel, ce qui échappe à toute règle, ce qui témoigne d'un temps et d'un espace qui, peut-être, se dissolvent, mais dont l'art assume encore la possibilité d'y déposer une espérance d'humanité.

Exposition jusqu'au 24 février 2018





lundi 5 février 2018

Exposition Patrick Moya, Galerie Port Lympia, Nice





« J'ai toujours rêvé d'être universel, par la pratique de nombreuses techniques et styles, et par la multiplication de mes avatars », écrit Patrick Moya en exergue du catalogue de l'exposition. Cette large rétrospective nous permet donc de considérer son œuvre sur plusieurs décennies. Celle-ci témoigne en effet de cette vision obsédante d'une irrémédiable dualité entre le « moi «  et l'universel, l'homme réel et ses avatars, la réalité du monde et l'imaginaire. L'art serait alors le remède pour cette tragédie fondamentale, il serait ce ciment qui unifierait d' improbables contraires et l'artiste, par l'intermédiaire de ses œuvres, régnerait sur l'utopie d'un royaume dont le merveilleux renverrait le miroir de notre réalité contaminée dans sa sinistre trivialité.
Moya c'est tout à la fois un style et un concept. Ses œuvres se distinguent par la profusion des formes qui, de l'abstraction jusqu'à une figuration teintée de baroque, s'emparent de couleurs parfois poussées jusqu'à l'outrance. Mais le concept d'une œuvre tendue vers son paroxysme l’exige et l'artiste ne cesse de pousser l'histoire de l'art dans ses retranchements, ses limites, et qu'il en explore, jovial et candide, ses manques comme ses excès. Derrière les figures empruntées au monde de l'enfance, ce n'est jamais ici un paradis qui éclot. Mais plutôt les ombres des feux d'un enfer grimaçant, peuplé d'un Pinocchio au nez menteur. Car le mensonge n'est toujours que le langage de la duplicité qui se formule ici par cette récurrence de la figure du dédoublement et du double : Ce miroir si déformé de nous-mêmes, nous peinons à le distinguer mais il est bien le marqueur obsessionnel de cette ouvre.
L'intérêt de cette exposition provient aussi d' un cheminement historique qui entraîne le visiteur dans une chronologie autobiographique où ironie et amertume se côtoient. Le monde de Moya est complexe par son ambivalence et repose sur des contraires qui ne cessent de se heurter sous couvert de douceur. La joie porte toujours ici les stigmates colorés de l'inquiétude ; l'innocence est tout aussi suspecte dans ses atours sirupeux. Et l'artiste s'amuse à nous égarer dans la prolifération d'un labyrinthe peuplé de créatures trop lointaines pour être crédibles ou pour sembler aussi humaines que nous croyons l 'être quand nous ne savons que claudiquer entre les mots, les images et le réel.
Mais telle est la règle du jeu et l'artiste lui-même n'est-il pas la représentation d'une maladresse au monde et d'une grande solitude ? Moya égocentriste ? Ne serait-ce pas plutôt une forme d'illusion que l'artiste nous renvoie ? Une distance vertigineuse s'établit entre l'ego omniprésent dans ses peintures - cet ego revendiqué de façon étymologiquement « obscène » - et les figures qui en rendent compte. Il y a ce Pinocchio, une marionnette de bois, ces moutons en peluche et cet univers de fiction d'un « meilleur des mondes » dans le virtuel informatique de Double life... Ce monde en est la parodie.
Et ce Moyaland défie les règles de notre espace quotidien tout autant qu'il dérègle notre conception du temps. Tantôt l'artiste se projette dans des imitations ironiques de la peinture ancienne, tantôt il erre dans un univers de science fiction. Tout cela est foisonnant ; l'artiste s'empare de tous les procédés pour illustrer cette complexité et ce rapport peut-être impossible qu'il entretient avec le monde. Il y faut donc certes de la peinture , mais aussi de la sculpture, des objets, de l'installation, des images 3D , de la video... Il y a là quelque chose de gargantuesque dans cette frénésie, cette démence refoulée à vouloir tout absorber, d'être en soi-même un univers entier, l'alpha et l’oméga.
Mais Patrick Moya ne se dérobe jamais et explore les limbes de la transgression.Toujours aux portes du paradis et de l'enfer. L'exposition se parcourt alors sous le signe de l' exhibition et sous les auspices d’une auto-psychanalyse caricaturale. L'artiste joue avec humour de cette déambulation faussement pathologique qui se mesure aux clichés des représentations populaires des concepts de Freud et de Lacan. Il y ajoute cette touche de perversité qui interroge les notions de norme et de normalité. Aussi cette généalogie imagée qui structure l'exposition commence-t-elle par « Le nom du père » avant de se poursuivre dans « Le stade du miroir » et de s'achever dans « Le surmoi de Moya ». Et puisque le titre de l'exposition est « Le cas Moya », rassurons-nous, ce cas-là ne sera jamais résolu ! Les indices sont trop visibles ; l'artiste installe des leurres qui ne seront qu'en définitive que des chausse-trappes pour nous égarer et nous inciter à retrouver la route. L'apparente légèreté est le voile d'un mal plus profond.
L'artiste se représente ici en ange ou en diable. Ailleurs il se dissout dans un bestiaire ou dans un univers mythologique. Ubiquité parfaite : Mais l'artiste est-il encore de ce monde ? Ou bien à l'issue d'une Odyssée de l'art, n'aurait-il pas échoué sur cet univers qu'il s'est créé ? Cette question est peut-être au cœur des préoccupations de Patrick Moya : On se crée un monde, on y est seul, on veut alors le partager. Et peut-être l'art demeure-t-il le dernier continent où l'on se console de la vie et qu'on y sème les germes du bonheur.

Michel Gathier, La Strada N°287




Jusqu'au 11 mars 2018,  Galerie Port Lympia, Nice



Gérard Titus-Carmel, "Ramures & Retombe"

Musée de Vence, du 27 janvier au 27 mai 2018


Ceux qui se souviennent des premières œuvres de Titus-Carmel dans les belles années 70 savent combien elles étaient en décalage par rapport à avec l'optimisme qui prévalait alors. L'artiste dessinait à la perfection mais, déjà, avec des réserves de vide et d'insoupçonnables claudications de sens. Elles laissaient présager la décomposition en œuvre dans la représentation de coffrets inquiétants, de cordelettes, d'épissures et de nœuds relâchés. Sentiment de déréliction ou pressentiment d'une corruption de toute représentation avant que celle-ci même ne se formule. En évoluant vers la peinture, par des passages réguliers vers la gravure et la poésie, Titus-Carmel n'a jamais cessé de penser les incertitudes de l'abstraction et du réel, la relation de l'espace à la figure, le rapport du signe à l'écriture. Cette exposition, parce qu'elle se limite à des travaux récents - peintures, gravures, livres - nous permet de comprendre combien l’œuvre s'intègre dans une série. Et comment celle-ci s'articule à ses préparatifs dont elle n' est qu'une ramification. Le peintre excelle dans cette illustration d'une pensée en acte, avec cette capacité de relier synthèse et fragmentation, contrôle et aléatoire, tension et liberté.
Cette peinture à la composition dense et légère, dans sa couleur sombre ou glorieuse, parvient à parler entre les lignes. Elle énonce cette quête de ce que Titus-Carmel appelait un « lointain intérieur ». Cette obsession d'une écriture qui ne pourrait, qu'en partie, s'exprimer hors d'elle-même et qui, sous les auspices de l'art , se retrouve libérée dans la composition de toiles ou de dessins. Le cadrage obéit à de savants jeux de mise en page, à des déboîtements qui accusent l'expressivité d'un signe comme pour le réduire au silence. Ou bien le geste se dissout dans une forme géométrique. Toujours cet acharnement de l'artiste à briser les cadres, à traquer du sens là où seul le poète peut prétendre à le faire éclore.
A l'origine, des feuillages, des branches, des traits. Les stries et hachures du dessin. Le spectre de la peinture avant que la couleur ne s'y dépose. L'origine suggère une suite, musicale et logique. Rythme, raclure de teintes, déviations, étranglements, souffle vainqueur, et dans ce vieux treillage d'une forme, d'une beauté, voire d'une mythologie, l'horizon d'une pureté : Couleur, lignes, sens. Essoufflements, salissures, le corps ne s'y risque pas. Ou seulement à la marge, comme réserve de sens ou d'un repentir quand l'artiste, toujours, laboure ce territoire de l'art qui est celui d'une terre inconquise. Titus-Carmel est sans doute l'un des derniers grands peintres français dans un pays qui fut le premier à donner sens à la peinture et qui, aujourd'hui, est le dernier à y croire. Raison de plus pour se précipiter sur cette imbrication de rythmes, de couleurs et de rectitude qui nous font espérer du monde.
Ne pas oublier pourtant Matisse. Puisque le Musée consacre désormais un espace dédié aux portraits, aux papiers collés et à de somptueuses études pour la chapelle de Vence. Est-ce un hasard ? Les arabesques végétales, les courbes et les angles de l'un répondent, très longtemps après, aux attentes poétiques de l'autre qui, ici, lui donnent corps. Beauté intemporelle.

Michel Gathier, La Strada, N°287









dimanche 28 janvier 2018

Emma Picard, "Des fleurs de tout poil"



 Quand même ne se formule t-il pas encore, il est rare qu'une œuvre plastique ne procède pas d'un récit. Et de l’apparence que celui-ci se donne, ou de la trame qui laisse pressentir le nerf qui l'ordonne, un récit est somme toute ce fil rouge que l'on suit et qui souvent s’imprègne d'un drame. Ce nerf qui irradie l'histoire, l'artiste peut le saisir à sa source, dans son balbutiement, sa quasi transparence. Et peut-être prend-il alors l'amplitude d'un espace, d'une nervure comme ici quand il s'accorde à l'origine d'une feuille, desséchée, travaillée, évidée jusqu'à l'os de son bois. Mais cette feuille-là, cette simple chute, elle nous dira pourtant qu'elle est l'écho des plus grands drames que l'homme pouvait connaître.
Emma Picard nous raconte comment les poilus de la première guerre mondiale évidaient des feuilles pour y insérer des messages intimes. Elle renouvelle maintenant ce geste en tissant des jeux de feuillages qui se défient du vide, de leur squelette et de leur ombre. L'artiste se tient humblement en réserve et laisse à la nature et au temps le soin de poursuivre ce qu’elle a librement conçu. Aussi l’œuvre se déploie-t-elle dans toute sa légèreté ; elle accède à une liberté qui ne dépend de personne si ce n'est, par exemple, du travail des abeilles qui déposent leur cire dans des claies où les feuilles se crispent peu à peu, étalent leur réseau de rides patiemment recouvertes par les lettres fantomatiques d'un nom qui agissent comme un rappel, un cri silencieux. La force de cette œuvre réside dans ce retrait de l'artiste, dans cette nature réduite au langage minimal d'un signe qui pourtant fait résonner en nous cette mémoire que nous ne savons pas toujours  regarder ou entendre. L'artiste peut réaliser des robes de feuillages, des empreintes serrées, des treillages lumineux ; tout est légèreté et pourtant...
Au-delà de cette ode à la nature qui s'exprime par le jeu de simples colorants et de processus naturels, c'est surtout le triste miroir de l'humain que l'artiste représente en creux. Son absence d'humanité. Ou plutôt, dans cette dentelle végétale cousue par des femmes syriennes, faut-il aussi imaginer les accrocs, expérimenter les griffures, recevoir les échardes. Cette peau diaphane et si belle qu'Emma Picard nous laisse entrevoir, c'est pourtant la cartographie d'une blessure. Toujours et encore le sang des poètes.

Hôtel Windsor, Nice


jeudi 25 janvier 2018

Ben Petterson, Mauro Ghiglione, Galerie Eva Vautier, Nice

Photos, Fr Fernandez.

« Remember », Mauro Ghiglione


On n' aborde le travail de Mauro Ghiglione qu'au terme d'un certain nombre de détours. Ou, pour le dire autrement, de contournements et de détournements de l'image. Celle-ci, dans un souci revendicatif affirmé, est le noyau dur de son œuvre. Elle fait écho à une longue tradition philosophique et artistique marquée d'une suspicion pour l'image dont l'un des symptômes majeurs apparut dans le livre de Guy Debord, « La société du spectacle. » Celui-ci s'ouvrait sur une citation de Feuerbach : « Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l’apparence à l'être. » Un peu plus loin, Debord lui répondait : «  Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation . La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image atomisée où le mensonger s'est menti à lu-même. Le spectacle en général comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.»
Nous y sommes. L'image demeure le paradoxe fondamental. Elle témoigne d'un leurre en même temps qu'elle dévoile l'invisible du réel. Ou bien n'est-elle qu'un fragment assujetti au mensonge du spectacle quand celui-ci dévore la vie. Enfin retrouvons-nous ici ces prémisses qui donnèrent lieu et forme à l'art contemporain : Dada, le surréalisme, Duchamp, le ready-made, Fluxus... L'expression d'un art total, délivré de sa fixation à l'image, ne risquait-elle-pas en définitive de conforter le pouvoir mortifère du spectacle ? N'y avait-il pas quelque part l'écueil d'un obscurantisme iconoclaste ? Pourtant seul l'art pouvait légitimement s'emparer de l'image, l'explorer dans ses tripes, la dé-figurer, la déconstruire pour la recomposer sur un autre paradigme. C'est sur cet axe que travaille Mauro Ghiglione. Sur cette urgence aussi car l'omniprésence de l'image dans le monde d'aujourd'hui produit une saturation de l'imaginaire et, à terme, concourt à sa disparition.

« No more Pink ?», Ben Petterson


Lors d'une interview, Ben Patterson déclarait : « Je dis que les artistes sont comme de vieux cow-boys ; ils meurent en restant dans leurs bottes ». De toute sa vie il ne cessa de jouer sur les franges de l'ironie. Disparu en 2016, il se consacra essentiellement à la scène musicale jusqu'à sa participation en 1962 au premier festival Fluxus à Wiesbaden. L'artiste se lance alors dans des assemblages périlleux et spirituels ; il explore la charge invisible des images et l'étalage du mauvais goût. Sa première exposition s'intitulait « An ordinary life » : Tout un programme dont il ne s'extraira jamais. Une œuvre lucide et jubilatoire : Faut-il voir la vie en rose ?